• Samedi 25 août 2001, 17 heures.

    Le t-shirt noir dépassant du zip largement ouvert de son bleu de travail, la tête sous le capot d’une voiture de sport, comme toujours Thibault a l’air d’un gars bosseur, très appliqué à sa tâche.
    Il est 17 heures et je sais qu’il ne va pas tarder à débaucher.
    Je traîne sur le trottoir d’en face, tout en faisant mine de trifouiller mon téléphone, en attendant qu’il capte ma présence. Lorsqu’il lève enfin le nez de son taf, je lui adresse un petit coucou.
    Un petit coucou qu’il me retourne, certes ; cependant, quelque chose me frappe tout de suite : le beau sourire chaleureux et bienveillant auquel il m’a habitué, ne semble pas de la partie aujourd’hui.
    Un instant plus tard, il referme le capot de la voiture, raccroche les outils au tableau, se nettoie les mains dans un bout d’essuietout.
    Les battements de mon cœur s’emballent lorsque je le vois marcher droit dans ma direction. Malgré l’essuietout, ses mains et les avant-bras sont noirs de cambouis, il en porte même des traces sur le visage : il est craquant.
    Hélas, au fur et à mesure qu’il approche, force est de constater que non seulement son beau sourire semble être absent, mais qu’en plus, ses magnifiques yeux noisette tirant sur le vert ont l’air plutôt inquiets aujourd’hui.
    « Salut Nico… » fait-il, sans tenter la bise.
    « Salut Thibault… ».
    « Tu vas bien ? ».
    « Oui… oui… et toi… ? ».
    « Ça peut aller… » fait-il ; avant d’enchaîner, sur un ton empressé, impatient, presque fiévreux : « dis-moi, Nico… tu as des nouvelles de Jéjé ? ».
    Je sens les larmes monter à mes yeux en entendant le diminutif amical de ce prénom que je n’ai pas prononcé depuis deux semaines ; et, en même temps, je suis abasourdi de l’entendre dégainer pile la même question que j’ai moi-même envie de lui poser.
    « Non… ça fait deux semaines que je n’en ai pas… ».
    « Il fait chier… » fait Thibault, soucieux.
    « Mais il n’est pas chez toi ? » je m’inquiète à mon tour.
    « Ça fait plus d’une semaine que je ne l’ai pas vu… ».
    « Et tu n’as aucune nouvelle depuis… une semaine ??? » j’angoisse.
    « Tu m’attends deux minutes, Nico ? Je vais me laver et on va prendre un truc ensemble… ».

    Thibault revient cinq minutes plus tard, habillé du même t-shirt noir qui dépassait de sa cotte ; un t-shirt plutôt bien mis en valeur par sa plastique massive (à moins que ce ne soit le contraire), surmontant un short découpé dans un jeans.
    Le bomécano s’est nettoyé à la va vite, et des petites traces de cambouis persistent sur ses avant-bras puissants et au-dessus de son arcade sourcilière. Avec son regard un peu triste, si inhabituel chez lui, il est terriblement touchant.
    Nous nous installons en terrasse d’un bar à proximité du garage.
    « Mais il ne crèche plus chez toi ? ».
    « Non… » fait-il, tout en tripotant nerveusement sa canette de soda, le regard vague.
    « Mais qu’est-ce qui s’est passé ? ».
    D’habitude si calme, si posé, si maîtrisé, à cet instant précis, Thibault n’a l’air pas bien du tout dans ses baskets ; une sorte de frémissement de sa personne, tout un ensemble de petits gestes nerveux (son genou qui ne cesse de sautiller), maladroits (il a failli renverser sa canette), inhabituels (il sort un paquet de cigarettes et il en allume une), semblent témoigner du fait que l’anxiété a pris la place de sa solidité légendaire.
    Il est tellement touchant qu’il me donne envie de le prendre dans mes bras pour le rassurer : si seulement je le pouvais, le rassurer.
    Le bomécano expire la fumée de cigarette ; puis, il prend une grande inspiration, et il raconte :
    « Il a commencé à découcher le week-end d’il y a 15 jours… le vendredi soir, il m’a envoyé un sms pour me dire qu’il partait à Paris pour le week-end pour rencontrer des gens du Racing… il ne m’a pas donné plus d’explications… il est venu chercher quelques affaires pendant que j’étais au taf… sur le coup, je ne me suis pas inquiété, j’ai cru que c’était lié à ses sélections… ».
    « Mais tu l’as quand même revu depuis… ».
    « Il n’est revenu qu’en milieu de semaine dernière… mais il n’avait pas été à Paris… ».
    « Ah bon ? Et tu sais ça comment ?
    « C’est lui qui me l’a dit… il m’a dit qu’il était resté à Toulouse et qu’il avait juste besoin de prendre l’air… »
    « Et il a dormi où, alors ? ».
    « Ça, je ne sais pas, il n’a pas voulu me le dire non plus… et en plus il avait un gros bleu sur la figure… je me suis dit qu’il avait découché pour ne pas me montrer qu’il s’était battu… évidemment, il n’a pas voulu me dire ce qui lui était arrivé… ».
    « Mais il ne t’a pas parlé de ce qui s’est passé entre nous ? ».
    « Vite fait… ».
    « Et qu’est-ce qu’il t’a dit ? ».
    « Euh… il a été évasif… tu sais comment il est Jéjé… il m’a dit que vous étiez en froid… je ne sais plus exactement… il n’a pas voulu me dire grand-chose… ».
    Au fond de moi, j’ai remarqué le malaise qui s’est glissé dans son regard lorsque je lui ai posé cette question ; au fond de moi, j’ai détecté l’empressement avec lequel il a semblé vouloir balayer ce sujet.
    Pourtant, sur le moment, pressé de lui parler de ce qui s’est passé avec Jérém, je n’y ai pas prêté plus attention que ça.
    « C’est avec moi qu’il s’est battu… » je lâche à brûle pourpoint.
    « Avec toi ? Et c’est toi qui l’as cogné ? ».
    « C’était le vendredi d’il y a deux semaines… tu sais, le premier soir qu’il a découché de chez toi… cet après-midi-là, il est venu chez moi… et il m’a largué… on s’est disputés… il a été odieux… il m’a fait sortir de mes gonds… mais je le regrette, si tu savais comment je le regrette… ».
    « T’as pas à te justifier, Nico… »
    « J’ai cru que tu m’en voulais de l’avoir frappé, j’ai cru que tu pensais que je n’étais pas quelqu’un de bien… ».
    « Mais non, jamais de la vie, Nico… je sais que tu es quelqu’un de bien… je ne savais même pas que c’était avec toi qu’il s’était battu… après, je sais aussi à quel point Jé peut être une tête de con… ».
    « Je suis soulagé qu’il n’y a pas de malaise entre nous… j’avais peur de te perdre toi aussi… j’ai cru que ton silence c’était à cause de ça… ».
    « Ça faisait un moment que je voulais t’appeler… mais les derniers jours ont été intenses… le taf, la caserne… et… tout le reste… ».
    « Je comprends, t’en fais pas… c’est moi qui aurais dû t’appeler… toi, tu étais occupé, alors que moi, je viens de passer deux semaines à la mer avec ma cousine… mais dis-moi… du coup il est parti à Paris pour les sélections ou pas ? ».
    « Si, si… il y a été lundi dernier et il est revenu jeudi, avant-hier… ».
    « Et il a été retenu ? ».
    « Apparemment oui…
    « Mais tu lui as parlé, alors… ».
    « Pas vraiment… jeudi soir j’ai essayé de l’appeler plusieurs fois pour savoir comment s’était passé à Paris… il m’a répondu par sms à trois heures du mat, en disant juste que c’était signé et qu’il allait démarrer les entraînements lundi prochain… ».
    « Et tu ne sais toujours pas où il crèche ? ».
    « Je n’ai pas plus de détails… et aucune nouvelle depuis… dans deux jours il repart à Paris et je ne sais même pas si je vais le voir d’ici là… ».
    « Mais qu’est ce qui s’est passé entre vous deux ? ».
    Thibault marque une pause, prends une grande inspiration ; il semble hésiter, autant sur la direction à donner à sa réponse que sur le choix des mots à utiliser, comme s’il avait un poids très lourd sur le cœur ; puis, il finit par se lancer :
    « La semaine dernière j’ai été contacté par le Stade Toulousain… ».
    « Le Stade Toulousain ? C’est vrai ?? Félicitations ! ».

    (* Toute référence à des équipes de rugby, et à leurs responsables, joueurs, collaborateurs de l’époque où se déroule ce récit doit être considérée comme étant purement fictive).

    « Merci… ».
    « Et alors, ça a marché ? ».
    « Oui… j’ai passé les sélections cette semaine… et j’ai été recruté… ».
    « Mais c’est génial ! ».
    « C’est ce que je me dis aussi… mais je n’arrive pas à m’en féliciter autant que je l’aurais imaginé… ».
    « Pourquoi ça ? ».
    « Parce que mon recrutement a fichu un sacré coup au moral de Jéjé… et à notre amitié… ».
    « Comment ça ? ».
    « La proposition du Racing est une belle opportunité pour lui ; ça avait un peu calmé sa frustration de ne pas avoir été contacté par le Stade Toulousain après la fin de notre tournoi… il en rêvait, tu sais… le Stade, ça a toujours été notre équipe de cœur… et le rêve ultime, à tous les deux… on rêvait d’y jouer, ensemble, comme toujours… et maintenant que j’ai été recruté, et pas lui, cette frustration le rattrape… de plus, le ST c’est le Championnat de France… le Racing, c’est la Pro D2… on ne va même pas pouvoir jouer en tant qu’adversaires… ».
    « Tu crois qu’il n’est pas heureux pour toi ? ».
    « Si, quand même… il m’a félicité quand je lui ai annoncé la nouvelle… mais j’ai vite senti qu’au fond de lui, il y avait en colère… j’imagine bien ce qui doit se passer dans sa tête… il doit ressentir un sentiment d’injustice et d’échec… il doit en vouloir aux décideurs du ST… et il doit aussi m’en vouloir d’une certaine façon d’avoir accepté leur proposition… ».
    « Mais pourquoi le Stade Toulousain n’a pas recruté Jérém, alors que c’est l’un des meilleurs joueurs de votre équipe ? ».
    « Jéjé n’est pas l’un des meilleurs joueurs… Jéjé est de loin le meilleur joueur de notre équipe… c’est un champion… je pense que s’il a été laissé sur la touche, c’est plus à cause de son « caractère »… ».
    « Comment ça ? ».
    « Je ne parle pas de « mauvais caractère »… je parle de « caractère », dans le sens de dire tout haut les choses que trop de monde n’ose pas dire… ou dire trop timidement… après, bien sûr, il n’est pas champion de diplomatie… mais il a eu les couilles pour tenir tête à l’entraîneur… il n’était pas d’accord sur certaines stratégies de jeu et sur le choix de certains joueurs… et il l’a bien fait savoir… ».
    « Il y a eu des accrochages ? ».
    « Oui… mais le fait est qu’il avait raison… on a commencé à bien jouer à la mi saison, quand il y a eu des changements tactiques suite à plusieurs défaites… au fond, c’est pas seulement grâce à ses qualités de joueur que nous avons gagné le tournoi… mais aussi grâce à ses coups de gueule… des coups de gueule qui, au final, lui coûtent son recrutement au ST… si tu savais comment ça me fait chier pour lui… ».
    « Je comprends… ».
    « Quand le ST m’a contacté, j’ai de suite su que ça allait créer un gros malaise avec Jéjé… j’ai même hésité à accepter… ».
    « Tu ne pouvais pas renoncer à ton rêve… tu l’aurais regretté toute ta vie… ».
    « Non, bien sûr, je ne pouvais pas dire non à cette opportunité… mais, putain ! Je ne veux pas devoir choisir entre une carrière pro et mon meilleur pote ! ».
    J’ai toujours vu mon pote Thibault bien dans ses bottes, plein de ressources, rassurant ; j’ai toujours vu en lui le gars pur qui il n’y a jamais de problèmes, que des solutions ; alors, de le voir si déstabilisé, ça fait mal.
    « Jéjé ne va pas bien en ce moment… » il ajoute « j’ai peur qu’il fasse des conneries… j’ai peur qu’il lui arrive quelque chose… ».
    Je suis interloqué par ses derniers mots ; je me dis que si le bomécano est autant angoissé au sujet de son pote, c’est qu’il a des raisons de l’être. Et je me laisse gagner à mon tour par l’inquiétude.
    La cigarette rien qu’à moitié fumée écrasée dans le cendrier, ses doigts se baladent toujours nerveusement sur la canette. Après un instant de silence, lourd comme du plomb, il finit par lâcher :
    « Nico… maintenant il n’y a plus que toi qui peut veiller sur lui… ».
    « Mais pourquoi tu dis ça ? Vous êtes toujours amis quand même… ».
    « Je ne sais plus où nous en sommes avec Jéjé… et… » s’arrête net le bomécano, l’air de plus en plus affecté par toute cette affaire, avant de continuer : « le rugby nous a rendu comme des frères, et maintenant, il nous éloigne… notre amitié en a vraiment pris un coup… je n’aurais jamais cru que ça arriverait… pourtant… il va falloir du temps pour que les choses se tassent… c’est pour ça que, pour l’instant, il n’y a plus que toi qui peut garder un œil sur lui… ».
    « Qu’est-ce que je vais pouvoir faire, moi ? Il m’a largué comme une merde ! ».
    « Tu lui manques, Nico… c’est aussi à cause de ça qu’il ne va pas bien… c’est beaucoup à cause de ça… ».
    « Il t’en a parlé ? ».
    « C’est sûr, tu lui manques… appelle-le… s’il te plaît… ça lui fera du bien… ».
    « Je ne peux pas… je ne peux pas… il m’a fait trop mal, il m’a dit des choses horribles… il m’a dit de dégager de sa vie…
    « Jéjé me fait penser à un animal blessé qui se débat, qui réagit par la violence contre quiconque veut l’approcher… » lâche Thibault.
    Les mots de Thibault me touchent ; mais mon instinct de survie a encore le dessus :
    « Si je l’appelle, je vais encore me faire jeter… de toute façon, il ne va même pas me répondre… ».
    Thibault a l’air de plus en plus abattu et désarçonné. Le silence entre nous devient très vite insupportable.
    « Il est grand, il sait ce qu’il fait… il ne va pas foutre en l’air son rêve… » je me surprends à tenter de rassurer mon pote Thibault, pour la toute première fois.
    « Je l’espère… je l’espère… » fait le bomécano, la voix cassée par l’émotion.
    Son inquiétude et son désarroi me touchent au plus haut point. Et cette petite larme que sa main s’est empressée d’essuyer avant qu’elle ne glisse sur sa joue, m’en arrache des dizaines et me vrille les tripes ; c’est bouleversant de voir un garçon comme Thibault si désemparé, laissant enfin paraître ses émotions.
    Je me surprends à prendre ses mains entre les miennes, comme il l’avait fait lors de notre premier apéro, lors de mon coming out. Elles sont grandes, chaudes, puissantes.
    Un contact qui, hélas, ne durera pas longtemps, car la sonnerie de son portable retentit bruyamment, et Thibault décroche en suivant.
    « C’était la caserne… je dois partir en mission… » il m’annonce, en raccrochant.
    « Je vais essayer de l’appeler… je te le promets… » je décide de prendre sur moi, face à la détresse de ce garçon en or.
    « Merci, Nico… » fait-il en se levant de la table.
    Nous nous prenons dans les bras ; et nous pleurons ensemble, en silence.
    Je réalise à cet instant à quel point j’étais dans le faux dans l’interprétation de son attitude depuis deux semaines ; et à quel point j’ai été égoïste. Je me sens mal, et je m’en veux terriblement.
    A aucun moment je n’ai envisagé qu’il pouvait être silencieux pour d’autres raisons que le fait d’être « déçu » par mon comportement vis-à-vis de son pote ; je pensais qu’il m’en voulait, alors qu’il ne savait même pas ce qui c’était passé ; j’ai pensé qu’il allait bien, alors qu’il était lui aussi particulièrement angoissé et déjà malheureux.
    On se trompe souvent sur les intentions des gens, et rarement quelque chose se passe comme on l’avait imaginé : en tout cas, c’est souvent mon cas.
    Mais comment imaginer qu’un gars comme Thibault, un mec d’habitude si bien dans ses baskets, quelqu’un qui semble si solide, sorte de pilier servant de repère à tous ceux qui ont la chance de le côtoyer : comment imaginer que SuperThibault puisse ne pas aller bien ?
    Thibault est un homme, si jeune et pourtant si mûr, si solide et rassurant ; mais là, face à cette inquiétude qui le travaille, je découvre une toute autre facette de lui.
    Je découvre qu’au-delà de ce physique de mec, de cette force, de cette virilité, de cette maturité, au-delà de ces bras dans lesquels on se sentirait à l’abri et en sécurité, se trouve un mec à la sensibilité à fleur de peau, comme une fragilité qui n’est en aucun cas faiblesse, juste l’expression la plus touchante de sa profonde humanité.
    C’est un Thibault dont j’avais parfois imaginé l’existence, mais que là se révèle au grand jour. Et face à ça, je fonds.
    Je quitte Thibault bien déterminé à tenir mon engagement : prendre des nouvelles de Jérém, coûte qui coûte.
    Je marche, j’arrive au Grand Rond, je trouve un endroit tranquille, je tapote son numéro ; je l’appelle ; à la première sonnerie, mon cœur est déjà prêt à exploser.
    Deuxième sonnerie : l’appeler, s’avère un exercice particulièrement difficile ; ma respiration est suspendue dans l’attente qu’il décroche ; entendre sa voix, ça va être une épreuve, tout comme « entendre » son silence.
    Troisième sonnerie : je stresse, j’étouffe ; le simple fait de l’appeler, ravive ma souffrance. Pourquoi je m’inflige ça ?
    Parce que si je ne tente rien, je risque de le regretter, et de souffrir encore plus longtemps après. En prenant les choses en main, en forçant le destin, je pourrai au moins me dire « j'ai essayé ». Même si ça ne marche pas.
    C’est à la fin de la quatrième que ça décroche.
    « Allo, bonjour ? » fait une voix… de cruche !
    J’éloigne le téléphone de mon oreille, je regarde l’écran : il n’y a pas d’erreur, c’est le bon numéro.

    Tutt’al più, ti troverò/ Tout au plus, je te trouverais,
    Assieme a quelle che, ha preso il posto moi/Avec celle qui a pris ma place…

     « Allo ? Allo ? AAAAllooooo ! » j’entends se lâcher la voix de crécelle à l’autre bout des ondes.
    « C’est qui ? » j’entends demander en arrière-plan par une voix de mâle. Illico, la vibration chaude et masculine de SA voix vient remuer d’infinies cordes sensibles en moi.
    « C’est marqué « MonNico »… mais ça ne parle pas… c’est qui « MonNico » ? ».
    « C’est personne !!! » assène-t-il, en mettant précipitamment fin à la communication.

    Tutt’al più, mi accoglierai/ Tout au plus, tu m’accueilleras
    Con la freddezza che, non hai avuto mai/Avec la froideur que tu n’as jamais eue (…)

    Je glisse mon téléphone dans la poche comme un automate. Je suis sonné.
    « MonNico » !!!! Ces 7 lettres résonnent à tout rompre dans ma tête et dans mon cœur. Sept lettres qui semblent tout dire, tout révéler de ce qu’éprouve Jérém, tout ce qu’il n’a jamais voulu admettre. Sept lettres qui semblent contenir toutes les réponses que j’attends depuis toujours.
    Est-ce qu’il a vraiment pensé que je pouvais être son « MonNico », un Nico spécial à ses yeux, à l’instant où il a rentré ces sept lettres dans son répertoire ? Comment j’ai pu passer à côté de ça ?
    De toute façon, si tant est que ça ait pu être le cas à un moment, ça a cessé de l’être après cette pipe manquée, après son recrutement au Racing, après notre dispute ; et encore plus, après le choc du recrutement de Thibault au Stade Toulousain, ce qui a dû bousculer complètement la priorité de ses soucis.
    Désormais, c’est d’une nana dont il a besoin, apparemment ; une nana qui, dans ce moment de grands changements, de colère, de frustration, un moment où même son amitié avec Thibault est mise à mal, va le rassurer au moins en tant qu’hétéro ; une nana avec laquelle il venait peut-être de coucher pendant que je m’inquiétais pour lui.
    Je savais que ce n’était pas une bonne idée de m’infliger le supplice d’aller vers lui.

    Qualche volta, penso di tornare da te/Parfois, je pense revenir te voir
    E se non l’ho ancora fatto/Et si je ne l'ai pas encore fait
    Non è perché l’amore sia finito/Ce n’est pas parce que l'amour est terminé
    Ioti amo ancore/Je t’aime encore
    Non l’ho fatto solo perché/Je ne l'ai fait parce que
    Perché ho paura/Parce que j’ai peur
    Di trovarti cambiato/De te trouver changé

    Ce coup de fil m’a doublement blessé : car il m’a confirmé que je l’ai perdu, qu’il ne souhaite plus avoir de contact avec moi ; et aussi, que j’ai définitivement perdu le statut que j’ai peut-être eu un jour à ses yeux, sans m’en rendre vraiment compte, celui de « MonNico ».
    Aujourd’hui, « MonNico », « C’est personne ». Personne. Ça calme.
    J’envoie un sms au bomécano :
    « Je l’ai appelé, c’est sa cruche qui a répondu, mais lui m’a raccroché au nez ».
    « Je suis désolé Nico ».
    Moi aussi je suis désolé que ça se termine de cette façon.
    Le vent d’Autan souffle, souffle, souffle. Il souffle et il emporte mes derniers espoirs ; il souffle et il disperse mon amour.
    Je vais tout faire pour t’oublier, mon Jérém : toi qui, pour ne pas être quitté, tu quittes.



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  • Le sucer est le bonheur suprême. Lui faire plaisir, le plus exquis des plaisirs. Et sentir, en plus, ses doigts sur mes tétons, c’est juste inouï ; ses doigts qui caressent, pincent légèrement, tout en variant sans cesse les mouvements, la pression, tout en m’offrant d’infinies nuances d’excitation, d’innombrables frissons.
    Jusqu’à ce qu’un feu d’artifice dément n’explose dans ma tête : lorsque, à force de tâter et de tâtonner, le bogoss finit par trouver LE toucher et la cadence qui m’apportent LE frisson absolu : position des doigts, pression, toucher, coordination, cadence, tout est parfait…

    Vendredi 17 août 2001, au réveil.

    Oui, tout est parfait… à part le fait qu’un réveil en sursaut vient interrompre cette magnifique séquence à la saveur de déjà-vu. Enroulé dans mes draps, je suis en nage.
    Il me faut un petit moment pour réaliser que je suis à Gruissan, et que j’y suis depuis une semaine. Putain, une semaine !!! Une semaine déjà.
    Une poigné de secondes et tout me revient : notre dispute, mon coup, son coup, le bruit de la chair qui morfle ; des mots et des bruits qui me hantent ; maman qui débarque ; son nez en sang, son dernier regard plein de tristesse et de tourment, juste avant son départ.
    Oui, son départ. La porte qui claque derrière lui : la dernière note, dure, sèche et dissonante de notre histoire. La sensation d’un gâchis sans nom qui m’arrache le cœur.
    Alors, oui, le mien est un réveil en nage ; mais, aussi, un réveil en larmes.
    J’attrape mon téléphone sur la table de nuit : toujours aucun message, de personne.
    A chaque fois que je regarde l’écran vide de mon portable, c’est une nouvelle, cuisante déception ; une nouvelle confirmation du fait qu’il est passé à autre chose, qu’il m’a oublié, qu’il ne reviendra jamais vers moi ; que sa vie est ailleurs, sans moi. A chaque fois que je regarde l’écran vide, c’est comme si je me faisais quitter un peu plus encore.
    Oui, il s’est déjà écoulé une semaine depuis ce vendredi noir, depuis cette triste date du 10 août, cette date qui me hante. Putain d’« anniversaires », si rapprochés, si douloureux juste après une rupture.
    Même à Gruissan, mon sommeil est irrégulier, insuffisant, je passe des longues heures nocturnes à ruminer des images, des mots, des souvenirs ; même à Gruissan, je traîne une fatigue dont je n’arrive pas à me débarrasser. Et la migraine me guette à chaque fin de journée.
    Depuis une semaine, je suis tellement sonné que je n’ai même pas ressenti le besoin de me branler.
    Ce matin, à l’issue de ce maudit rêve, je ne suis pas plus en forme ; pourtant, malgré la tristesse et la désolation qui agissent en moi comme un poison, mon corps semble réclamer ces caresses et ces sensations qu’il a boudées depuis assez longtemps.
    Alors, je me branle. Je me branle et je ressens instantanément l’envie violente, déchirante d’avoir sa queue entre mes lèvres, de sentir son gland contre ma langue, de tenir son plaisir dans ma bouche ; je me branle et je pense à ses giclées puissantes, à son goût de petit mec, si doux et si fort à la fois ; je me branle et je frémis dans mon entrejambe, dans mon ventre ; je me branle en écartant mes cuisses, en appelant ses coups de reins de toutes mes forces ; je me branle en pensant à sa petite gueule déformée par l’orgasme.
    Et je jouis… je jouis en pensant à son plaisir, ce plaisir que je peux plus, que je ne pourrai plus jamais lui offrir ; ce plaisir, celui de le faire jouir, que je pourrai plus jamais m’offrir.
    Lorsque je reviens à moi, je récupéré, étalé sur le matelas, épuisé. Je récupéré en me demandant avec qui il couche désormais, qui a la chance de le faire jouir aujourd’hui… c’est une nana ? Des nanas ? Un autre mec ? Qui fait-il couiner ? Est-ce qu’il a joui, hier soir ? Combien de fois a-t-il joui depuis vendredi dernier ? Comment prend-il son plaisir ? Est-ce qu’il fait des choses qu’il faisait avec moi ? En découvre-t-il d’autres ? Est-ce qu’il couche toujours avec capote, ou bien il a déjà franchi le pas de s’en passer ? A-t-il finalement trouvé ailleurs un plaisir plus grand que celui que j’étais capable de lui offrir ? Est-ce qu’elle – ou lui – se rend compte de la chance d’avoir ce petit Dieu, ce bogoss absolu, cette machine à sexe, dans son lit, dans sa bouche, dans son ventre ?
    Ainsi, au sentiment de vide et de désolation, s’ajoute l’immense manque provoqué par l’absence de son corps. Chacune de mes cellules pleure ce manque : la douceur, l’odeur, la chaleur de sa peau ; l’harmonie et la puissance de ses muscles, l’étreinte de ses bras ; et, aussi, la nostalgie de ses regards doux et joueurs, de l’amour pendant la semaine magique ; notre merveilleuse entente sensuelle, notre parfaite complémentarité sexuelle ; son kif, mon kif, mon envie de lui faire plaisir, son envie de me faire plaisir ; nos plaisirs, de plus en plus incroyables ; notre complicité, de plus en plus détonante, avec pour point d’orgue cette pipe fabuleuse dans l’arrière-boutique de la brasserie.
    J’ai envie de lui à en crever, et pourtant je sais que je ne l’aurai plus, plus jamais ; je vais devoir supporter l’horrible privation de ne plus l’avoir dans ma bouche, de ne plus le sentir frissonner sous ma langue, de ne plus connaître la puissance de ses giclées, et le goût de son jus ; mes mains, ma peau, ma bouche, mon nez, vont devoir renoncer au contact avec son corps ; je ne l’aurai plus jamais en moi, je ne le sentirai plus jamais coulisser en moi, je ne le verrai plus jamais jouir en moi, je n’aurais plus jamais sa semence en moi. C’est fini. Fini.
    J’ai tout perdu : le mec dont j’étais fou amoureux et un mâle fabuleux au lit.
    Quand je pense au plaisir sexuel que j’ai connu pendant des mois, j’ai envie de pleurer et de crier ; je me dis que plus jamais je ne retrouverai quelqu’un capable de me faire autant vibrer, de me baiser, de me faire l’amour de cette façon ; c’était trop bon avec lui, parce que c’était si libre, sans soucis.
    J’ai pris un risque important avec lui, un risque que je n’aurais jamais dû prendre : coucher avec sans capote, depuis la toute première fois, ça n’a pas été très prudent. Non seulement je me suis laissé faire par ses envies, je me suis laissé porter par mes propres envies, par le désir déraisonnable que ce mec m’inspirait ; mais je lui faisais confiance, je croyais qu’il en valait la peine ; je croyais que tôt ou tard il ne serait qu’à moi.
    Je lui ai offert mon corps comme il le voulait, parce que c’était lui. Je lui ai donné tout ce qu’il voulait, et plus encore. Je me sens trahi, humilié. Je regrette de m’être autant donné à lui.
    Et maintenant, l’idée que quelqu’un d’autre va en profiter à ma place me rend fou de jalousie. J’ai l’impression qu’on me déchire de l’intérieur ; je me sens doublement humilié, trahi, meurtri. Quand je pense qu’il m’a baisé alors qu’il venait de coucher ailleurs, dans l’heure… le goût de sa queue qui a déjà joui remonte à mes narines et j’ai envie de vomir.
    Certes, c’est moi qui a forcé la galipette… à la base, il ne venait que pour récupérer sa chaînette…
    Mais comment il a osé me faire ça ? Coucher ailleurs… pourquoi ? Pourquoi ?
    Et puisqu’il l’avait fait, il aurait dû être plus ferme, partir malgré mon insistance, ne pas me laisser le prendre en bouche : il pouvait se douter que j’allais comprendre, et que ça allait me faire horriblement mal ! Connard ! Sale connard ! J’ai tellement envie, tellement besoin de le haïr.
    Pourtant, je pleure en m’avouant que je donnerais tout ce que je possède, et peut-être même le restant de mes jours, pour goûter une fois encore, une seule, à son corps, à sa queue, à son jus.
    Pourtant, lorsque je repense aux trois mois qu’a duré notre relation, je me rends compte que ce qui fait le plus mal, ce que je regrette le plus, c’est de ne pas avoir pu partager grand-chose d’autre avec lui que des bonnes parties de sexe.
    J’ai toujours cru que, malgré ses résistances, ses barrières, un jour nos envies profondes, nos attirances, nos besoins d’affection, de tendresse, d’amour, finiraient par se dévoiler l’un à l’autre, par se rencontrer : je me suis trompé : j’ai cru à un moment que je pourrais compter davantage à ses yeux que comme un simple cul à baiser : je me trompais là aussi.
    J’aurais tant aimé qu’on ait pu apprendre à se découvrir, à se connaître. Je regrette de ne pas avoir su le mettre en confiance, de ne pas avoir eu les épaules nécessaires pour lui montrer que je pouvais être là pour lui, qu’il pouvait compter sur moi.
    Il n’y a que Thibault qui a ce pouvoir vis-à-vis de lui.
    Thibault qui m’avait pourtant donné des clés à ce sujet ; le bomécano m’avait appris que, derrière la façade de mec bien dans ses baskets, son pote était un garçon qui doutait de lui-même et qui avait besoin d’être rassuré.
    Je regrette de ne pas avoir su utiliser ces éléments pourtant cruciaux.
    À distance, facile de refaire le monde. Mais, concrètement, qu’est-ce que j’aurais pu faire pour m’approcher davantage de son cœur, ce cœur qui ne veut pas se laisser approcher ?
    Il aurait fallu que je sois capable de me montrer prêt à le soutenir, sans qu’il ait l’impression d’être faible ; car c’est sans doute ce qu’il aurait aimé ressentir, la présence de quelqu’un qui l’aide à être en accord avec lui-même, à être lui tout simplement ; quelqu’un qui le rassure et qui l’aide à s’accepter.
    J’ai essayé de lui faire comprendre à quel point je l’aime, à quel point j’ai besoin de lui ; j’ai même fini par le lui crier, en ce triste vendredi, alors qu’il venait de me dire qu’il voulait qu’on arrête tout ; j’ai aussi essayé de lui faire comprendre que je voulais être là pour lui, avec lui, et que je ne laisserais jamais tomber.
    Il n’a jamais voulu de l’amour que j’avais à lui offrir, et encore moins du soutien que j’aurais voulu lui apporter : mes difficiles tentatives de lui faire comprendre que je tenais à lui et que je voulais partager avec lui autre chose que du sexe, n’ont fait que le braquer et le faire fuir.
    D’ailleurs, même si parfois ses attitudes ont semblé dire le contraire, il a toujours affirmé qu’il n’y avait que du sexe entre nous.
    Comment aurais-je pu le toucher davantage, alors ?
    Soudainement, je repense au maillot que j’ai ramène de Londres. J’avais fondé de grands espoirs sur ce cadeau. J’avais voulu lui faire plaisir, j’avais imaginé mon plaisir de voir son regard s’illuminer lorsqu’il le recevrait.
    J’avais imaginé ce maillot comme le départ d’une nouvelle complicité entre nous, en dehors du sexe ; une complicité qui aurait dû faire écho à cette nuit fantastique, l’une des rares que j’ai passées avec lui, la nuit après le départ de ce Romain levé au On Off ; cette nuit où, troublé par ce plan et par ce mec qui avaient violemment révélé sa jalousie vis-à-vis de moi, il m’avait demandé de rester dormir ; cette nuit où il s’était un peu ouvert à moi, sur le rugby, sur ce qui comptait dans sa vie, cette nuit magique où j’ai essayé de lui dire à quel point je tenais à lui.
    Cette nuit-là, moment si rare, si unique, si précieux, une occasion en or pour lui parler : j’ai essayé, j’ai foiré ; je n’ai pas su le toucher, je n’ai pas su trouver les bons mots ; en tout cas, pas avant que son sommeil ne ferme définitivement la petite brèche qui s’était offerte à moi.
    Alors, ce maillot, c’était la bonne façon de lui dire qu’il était bien plus pour moi qu’un magnifique étalon baiseur ; ce maillot aurait dû être la première chose que nous aurions « partagée » en dehors du sexe.
    Lui offrir ce maillot, c’était lui offrir quelque chose qui était attaché à ce qui compte le plus dans sa vie, le rugby : je ne connaissais rien au rugby, je ne connaissais même pas Wilkinson avant d’entendre ce nom dans sa bouche, entouré de mots admiratifs ; ce maillot ne représentait rien, pour moi, à part un moyen de faire plaisir au garçon que j’aimais.
    Et malgré tout, j’en suis certain, il a été qu’il a été touché par ce geste : je l’ai vu à ce regard enfantin et plein de passion qui a illuminé son visage pendant une fraction de seconde ; avant de se « ressaisir », et de refuser ce cadeau, comme pour refuser de créer un lien supplémentaire entre nous, au moment où justement il voulait couper tous les autres.
    Mais bien sûr !!! Pourquoi je n’y ai pas pensé ??? Lui donner le maillot plus tôt, pendant la semaine magique, c’est ça que j’aurais dû faire ! Voilà une évidence qui éclate dans mon esprit avec la violence d’un douloureux regret.
    Ça aurait été le moyen de créer un lien, à un moment où tout était peut-être possible… lui donner le maillot quand tout allait si bien entre nous… à ce moment-là, il l’aurait accepté avec joie… il aurait été heureux de le recevoir, sans réticences… il m’aurait remercié… j’aurais été heureux de le voir heureux comme un gamin… et le lien aurait été créé… et il aurait peut-être pu peser plus tard dans la balance de ses sentiments.
    A plusieurs reprises, j’ai eu l’occasion de lui donner le maillot ; ce qui m’a retenu, à chaque fois, c’est sans doute la peur stupide que ce cadeau, en tant que démonstration trop tangible de l’amour qui était le mien, ne l’« effraye » ; j’ai eu peur que ce cadeau, que cet amour ne le fassent fuir, qu’ils ne coupent la magnifique progression sur laquelle nous étions lancés.
    Ce maillot, c’était quitte ou double. Il fallait juste oser prendre le risque. Je n’ai pas osé. Ou j’ai osé trop tard. Tant d’occasions ratées, comme autant d’actes manqués.
    J’avais un atout dans mon jeu, je l’ai gaspillé.
    Sur le coup, laisser le maillot à la brasserie me paraissait une bonne idée ; maintenant, à distance, j’ai l’impression d’avoir fait du forcing, de lui avoir mis un peu plus la pression en l’« obligeant » à accepter mon cadeau ; tout en rendant son patron « témoin » de tout cela.
    Il est même probable que le fait de se voir remettre le paquet, « de la part de Nico », l’ait mis mal à l’aise, en rendant encore plus forte sa détermination à s’éloigner de moi.
    Qu’est-ce que j’ai pu être idiot de m’imaginer qu’il enverrait un message pour me remercier, ou du moins pour me dire qu’il avait bien eu le maillot !

    Samedi 18 août 2001

    Ce matin je me réveille une fois de plus avec le moral dans les chaussettes.
    J’attrape mon portable et je constate que l’écran est toujours vide.
    Je comprends son silence. Il m’a oublié. Ou bien, il veut m’oublier. Il veut que je l’oublie.
    Et maintenant ? Est-ce qu’il n’y a que la solitude devant moi ? Comment reprendre goût à la vie, après le déluge qui a tout détruit sur son passage ?
    Sortir, rencontrer d’autres gars, réapprendre à faire confiance, tenter de deviner et de comprendre les sentiments de l’autre, faite gaffe de ne pas me faire avoir une autre fois, éviter à tout prix de souffrir encore ; coucher à nouveau, devoir me protéger, devoir me préoccuper des risques, avant de découvrir le plaisir d’autres corps : je n’arrive à envisager rien de tout ça. De toute façon, je ne sais même pas si je vais réussir à plaire. Mon corps peut-être, va plaire, pour une baise « à la Mourad ». Mais qui voudra d’une relation avec moi ? Qu’est-ce que j’ai réellement à offrir à un mec ?
    Et qu’est-ce que les mecs ont à m’offrir ? Qui sont les gays ? Que recherchent-ils ? Comment fonctionnent-ils ? Est-ce qu’ils ne pensent tous qu’à tirer leur coup vite fait ? Comment être sûr de bien me protéger, de ne pas choper une saloperie ?
    Soudainement, je repense à Stéphane. Un mec bien. Gentil, adorable, très respectueux, et à cheval sur la protection. Ça me ferait tellement de bien qu’il soit là à cet instant précis. Mais pourquoi il a fallu qu’il parte en Suisse ? Peut-être que s’il était resté sur Toulouse, à l’heure qu’il est je connaitrai le bonheur avec lui, au lieu de connaître ce malheur, ce désespoir.
    Un autre Stéphane, ça existe ?
    Ce matin, je repense également au silence de Thibault. Un silence que je trouve de plus en plus étrange.
    Pendant des jours, j’ai cru que dans son silence il y avait de la discrétion, le respect de ma souffrance, et la conviction que si j’avais besoin de lui, je savais où le trouver.
    Mais plus le temps passe, plus je commence à me dire qu’il y a peut-être autre chose derrière sa distance : je me dis que le bomécano est peut-être dépité de mon comportement ; il a dû être déçu de moi lorsqu’il a appris que j’ai frappé son pote en premier. Et il a raison d’être déçu de moi. Moi-même, je le suis.
    J’ai frappé en premier, je n’ai aucune excuse. J’ai été violent, et son silence est la pire des sanctions : j’ai été violent et je ne mérite plus son estime, ni son amitié.
    L’absence de Thibault ajoute encore de la souffrance à ma détresse. J’ai mal à l’idée de le perdre, lui aussi. Thibault est avant tout le meilleur pote du garçon qui me rend si malheureux ; mais c’est aussi un très bon pote, peut-être même, certainement même, mon meilleur pote.
    Je voudrais lui envoyer un message mais je n’ose pas.
    Et puis, une partie de moi est convaincue que le mieux à faire, c’est peut-être de couper les ponts avec le passé.

    Dimanche 19 août 2001

    C’est aujourd’hui que Philippe débarque enfin à l’appart ; il est toujours aussi charmant, dans son petit look étudiant à dévergonder, avec ses lunettes carrées plutôt classe, ses cheveux ondulés dans lesquels on a envie d’enfoncer les doigts et de caresser sans modération, sa barbe d’une semaine bien fournie et bien taillée ; vraiment un beau gars, et super gentil en plus.
    Elodie est heureuse, et ça me fait vraiment plaisir pour elle. Le revers de la médaille, c’est que, du coup, elle est très accaparée par son homme, ce qui la rend automatiquement moins présente pour moi.
    Nous avons passé une semaine collés serrés ; je crois que, à part les nuits, nous n’avons pas passé dix minutes l’un hors de la vue de l’autre. Et là, sans transition, je me retrouve à tenir la chandelle sous un parasol soudainement devenu trop petit.
    Et même si j’adore ma cousine et j’apprécie bien son charmant Philippe, très vite je me rends compte que « je hais les couples qui me rappellent que je suis seul ». Je pense qu’on est nombreux à avoir un jour ressenti cette sensation, avant que, quelques années plus tard, une chanteuse n’ait l’inspiration de la chanter à haute voix et d’en faire un tube, ô combien bien vu.
    Oui, j’adore Elodie, j’adore Philippe, je suis content pour eux ; pourtant, au bout d’un moment j’ai besoin d’air.
    Me voilà en train de marcher seul sur la plage, loin, longtemps ; j’ai l’impression de redécouvrir le monde, de refaire mes premiers pas ; je suis comme un convalescent à qui on a retiré trop tôt et trop brutalement ses béquilles : je ne suis pas encore complètement guéri, j’ai encore besoin d’Elodie, sa présence rassurante me manque ; le sevrage est brutal ; je sens que la rechute me guette.
    Il suffit d’un bobrun à la peau mate et au torse musclé qui se balade sur la plage avec sa copine et me voilà reparti dans les souvenirs, les regrets, les remords, la souffrance.
    Heureusement, j’ai mes lunettes pour cacher mes larmes, et le vent pour les essuyer au fur et à mesure.
    Soudaine, violente envie de l’appeler, ou de lui envoyer un sms. Où est-ce qu’il est à cet instant précis ? Est-ce qu’il bosse toujours à la brasserie ? Est-ce qu’il est déjà sur Paris ? Est-ce qu’il est en train de s’envoyer en l’air avec sa pouffe ? C’est qui cette pouffe ?
    Depuis une semaine, j’ai été dix, cent, mille fois sur le point de lui envoyer un message, un message écrit, effacé, réécrit et ré-effacé un nombre incalculable de fois sur mon portable ; à chaque fois, l’envie de prendre de ses nouvelles a été anéantie par un salutaire sursaut de dignité, d’auto-préservation. Un jour, sur un coup de colère, j’ai effacé l’intégralité de nos échanges d’sms depuis nos premières révisions ; j’ai parcouru l’historique des appels, et effacé chaque trace de son contact.
    Au bout de quelques jours, j’ai même effacé son numéro de mon portable. Geste purement symbolique, car je connais son 06 par cœur. Ça peut paraître con, mais le fait de ne plus avoir son prénom dans mon téléphone, m’aide à avancer.
    La présence constante de ma cousine m’aidait aussi à avancer. Et elle me préservait de la tentation de faire des bêtises.
    Mais aujourd’hui, alors que je me balade seul sur la place, je me sens prêt à commettre l’irréparable : lui demander des nouvelles par sms. Lui demander des nouvelles et me préparer à souffrir un peu plus encore, quelle que ce soit sa réponse, y compris la plus probable et insoutenable de toutes : son silence.
    Je sais que le fait de chercher le contact avec lui équivaut à compromettre mon processus de guérison ; et, aussi, à faire ressurgir des attentes absurdes, à recommencer à espérer un changement de sa part, à espérer son retour.
    Je sais que je n’ai rien à espérer, car il m’a fait trop mal ; pourtant, au fond de moi, il y a toujours un petit espoir, tapi sous les gravats de ma souffrance, l’espoir qu’il comprenne et qu’il revienne.
    Je sais que je ne devrais pas le laisser revenir, même si lui il le voulait. Mais est-ce que j’en serais capable ?
    De toute façon, le problème ne se pose pas, car il ne reviendra pas.
    Heureusement, j’ai laissé mon portable à l’appart. Alors, pas de sms.
    Fatigué par tant de marche, je m’arrête à un kiosque sur la plage pour prendre une boisson fraîche ; ainsi que pour chercher du réconfort en regardant une bande de potes en train de jouer au volley.
    Mater du bogoss torse nu, les muscles bandés au gré des actions de jeu, les shorts de bain ondulant sur les cuisses, moulant les fesses, glissant parfois un peu sur les hanches ; m’abreuver de leur présence, de leur bonne humeur de potes en vacances qui m’apaise, me réconforte, m’amène loin, très loin ; tout en sirotant un soda bien frais assis à l’ombre d’un parasol en bord de plage : ça ressemble à un aperçu de l’entrée du Paradis. La vue d’une meute de bogoss sur la plage devient alors une sorte d’oasis passagère mais ô combien bienvenue, dans le désert infini de ma détresse.
    Des grosses enceintes accrochées au toit en bambou du kiosque diffusent à toute puissance l’une des rengaines insipides de l’été. Lorsque le supplice sonore se termine, une rythmique inédite et puissante le remplace sans transition. Le son est intéressant, la mélodie me plaît d’entrée : la voix du DJ profite de l’intro instrumentale pour annoncer que le King est de retour. Ça, ça sonne à mon oreille comme une bonne nouvelle. Une nouvelle chanson, une nouvelle séquence dans une carrière musicale hors pairs ; comme une préfiguration du nouveau chapitre de ma vie qui n’attend qu’à être écrit.
    Lorsque l’intro se termine, cette voix si connue sort enfin des enceintes et apporte à mon oreille des mots qui me parlent, qui me touchent, qui m’émeuvent :

    My life… will never be the same/Ma vie… ne sera plus jamais la même
    'Cause girl, you came and changed/Parce que chérie, tu es arrivée et tu as changé
    The way I walk/Ma façon de marcher/The way I talk/Ma façon de parler
    I cannot explain the things I feel for you/Je ne sais pas comment expliquer ce que je ressens pour toi
    But girl, you know it's true/Mais chérie, tu sais que c'est la vérité
    Stay with me, fulfill my dreams/Reste avec moi, réalise mes rêves
    And I'll be all you'll need/Et je serai tout ce dont tu as besoin

    Oui, le King est de retour ; un retour qui n’en sera finalement pas un, mais plutôt le début de la fin.
    Mais, en attendant, j’ai envie de croire que cet immense artiste qui a marqué mon enfance, mais qui, depuis quelques années, est en perte de vitesse, peut encore surprendre et revenir au top.
    En attendant, ses mots parlent à ma détresse. Et sa voix, sa musique, tout comme les bogoss en train de jouer au volley de plage et mon soda bien frais, sont les ingrédients d’un petit bonheur capable de retarder pendant un instant ma rechute dans la détresse.
    Je retrouve Elodie et Philippe en toute fin d’après-midi et nous rentrons à l’appart pour dîner.
    Nous ressortons après, pour aller prendre un verre. On rigole bien, tous les trois ; enfin, surtout Elodie et Philippe ; moi, je me contente de faire bonne mine ; en réalité, je suis en train de rechuter. Tous les signes cliniques sont là : j’ai envie d’être seul ; j’ai envie de ruminer ma peine.
    Alors, quand aux alentours de minuit ils ont annoncé leur envie de rentrer, j’ai prétexté une forme pétante et une envie soudaine de me balader un peu, beaucoup, pour mieux préparer mon sommeil.
    C’est ce que je vais faire, marcher ; marcher sur le port, dans le village, jusqu’à la plage, m’imprégner de la douceur du soir, du son apaisant de la mer, du chant insouciant des cigales, de la présence de quelques bogoss ici et là.
    Je marche pour tenter d’échapper à mes démons. Tentative vaine, ils me collent de près. Je n’arrête de penser à lui, ça vire à l’obsession. Ce soir, il me manque horriblement.
    La nuit avance, la chaleur disparaît et une brise fraîche vient caresser ma peau ; l’heure tardive est propice aux réflexions, aux angoisses.
    Je repense à mon bleu qui disparaît de jour en jour : bientôt, il n’en restera plus aucune trace. Tout comme il ne reste plus de traces, depuis plusieurs jours déjà, de son dernier passage en moi. Quelques jours encore, et ma chair ne gardera plus aucun souvenir de lui.
    Alors, ça peut paraître idiot, mais désormais j’y tiens à ce bleu : ce qui est tout bonnement paradoxal.
    J’ai envie de tout oublier de cette histoire, jusqu’à même oublier d’avoir été amoureux ; pourtant, je m’accroche à ce bleu, jusqu’à souhaiter qu’il ne disparaisse pas : ce bleu est le dernier contact que j’ai eu avec lui ; j’ai l’impression que du moment où il ne sera plus visible sur mon visage, mon dernier espoir qu’il vienne s’en excuser n’aura plus raison d’être.
    Vraiment, ce soir il me manque horriblement. Les images de nos étreintes se bousculent dans ma tête… sa langue qui vient à l’assaut de la mienne… ses mots « Putain, je n’ai jamais joui aussi… »… sa main sur ma queue… le sentir revenir en moi, puis me branler juste pour me faire jouir ; ses doigts sur mes tétons, le toucher magique ; son beau sourire pendant toute cette semaine merveilleuse ; le bonheur de le regarder dormir ; le bonheur le prendre dans mes bras ; et lui faire des bisous…
    Déchirante envie d’avoir le pouvoir de remonter le temps pour être avec lui encore, pour revenir à cette semaine magique ou tout était si beau, ou tout semblait possible ; remonter le temps pour tout changer, pour éviter les erreurs qui m’ont conduit là où je suis aujourd’hui, loin de lui ; remonter le temps pour faire l’amour avec lui, pour le voir me sourire et me taquiner comme il y a deux semaines. Remonter le temps pour trouver le moyen de le retenir.
    Est-ce qu’il est encore sur Toulouse ou est-ce qu’il est déjà parti à Paris ?
    Oui, ce soir il me manque horriblement. Ce soir, j’ai envie d’entendre sa voix ; je sais que ça va me faire plus de mal que de bien, mais j’en ai trop envie. J’ai besoin d’entendre sa voix pour tenter de comprendre s’il va bien ; et pour tenter de déceler un espoir ; j’ai besoin d’un espoir.
    Heureusement, mon portable est resté à l’appart ; malheureusement, ma carte bleue est avec moi ; son 06 est gravé dans ma tête ; et je connais l’emplacement des cabines téléphoniques ; cabines qui ont en plus un avantage certain, celui de garantir l’anonymat de l’appelant.
    Me voilà devant le petit clavier métallique. J’hésite longuement avant de me lancer. Je finis par taper les dix chiffres, les doigts tremblants, le cœur dans ma gorge ; les voir s’afficher sur le petit écran me donne le tournis.
    Ça sonne. Je ne sens plus mes jambes, je suis obligé de m’appuyer contre la paroi vitrée. À chaque sonnerie, mon cœur a des ratés. Troisième sonnerie : je me dis que finalement je préférerais tomber sur son répondeur, juste entendre sa voix enregistrée, et raccrocher juste avant le bip.
    Cinquième sonnerie, mon vœu semble en passe de se réaliser.
    Pourtant, ça finit par décrocher.
    « Oui ? ».
    Et le timbre de sa voix de mec, au ton ferme, viril, un brin autoritaire, vient faire vibrer mon oreille ; et, avec elle, tant de cordes sensibles en moi.
    Je ne veux pas lui parler. De toute façon, je ne peux pas, ma langue est nouée, mon cerveau paralysé.
    Le secondes s’enchaînent, mon silence devient suspect.
    « Allo ? » fait le bogoss, agacé.
    Je sais que c’est le moment de raccrocher, avant de me faire envoyer chier. Pourtant, je n’arrive pas à m’y résoudre ; une partie de moi voudrait parler, lui dire que c’est moi, lui dire à quel point il me manque, à quel point je crève d’envie d’être avec lui. En attendant, mon silence finit par l’indisposer carrément.
    « Alloooooo ? » il relance, déjà emporté.
    Putain, qu’est-ce qu’il me manque… tout remonte en moi… une immense, douloureuse nostalgie pour ce Paradis Perdu… je vais encore chialer… je dois me retenir… je dois mettre fin à cette « conversation »… mais je n’en ai pas la force…
    Mais lui, si. Une seconde plus tard, j’entends le clic du téléphone lointain qui vient de raccrocher, suivi par le son de la ligne coupée.
    Je raccroche à mon tour, en larmes ; et je marche, je marche, je marche pour tenter de me calmer ; je marche jusqu’à l’épuisement.
    Je rentre à l’appart vers 3 heures, je suis en miettes, le moral sous les semelles. Tout le monde est couché, le silence règne en maître : si les amoureux avaient envie de faire l’amour, c’est fait ; ils ont pu le faire sans avoir à se soucier de faire attention à ma présence dans la chambre d’à côté, et moi je n’ai pas eu à endurer ça, je n’ai pas eu à détester un peu plus ce couple qui me rappelle que je suis seul.

    Lundi 20 août 2001

    Le lendemain, j’évite de raconter l’écart « téléphonique » à ma cousine ; d’une part, je n’en suis pas vraiment fier, car ça n’a fait que raviver ma blessure ; d’autre part, je sais qu’elle me pourrirait, et à raison, et je n’ai franchement pas envie de me faire disputer ; de plus, elle a d’autres chats à fouetter que de s’occuper des comportements ridicules de son cousin : elle est très occupée à être heureuse.
    Tellement occupée que je ressens de plus en plus fortement le besoin de faire équipe à part.
    Je vais à la plage seul, avant qu’ils ne soient levés ; je me balade seul, alors qu’ils vont à la plage en amoureux.
    J’ai besoin d’être seul, de ruminer seul, de pleurer seul.
    C’est insupportable de penser que je ne le reverrai plus jamais. Que c’est fini pour de bon. Ma migraine est revenue de plus belle. Ma vie n’a plus de sens. La souffrance envahit chaque cellule de mon corps, chaque instant de mes journées, chaque neurone de mon cerveau… ma vie n’est plus que noirceur et détresse. Je n’en peux plus : il faut que cette douleur cesse, coûte que coûte.
    Dans l’après-midi, je me décide à aller visiter le château de Gruissan ; et là, sur les ruines majestueuses de l’ancienne bâtisse, au-delà d’une fine barrière métallique bordant la falaise, mes idées se font soudainement très noires.
    Une douce brise remonte et caresse ma peau : le vide a l’air si tentant.
    Un pas, un seul pas Nico : tu enjambes la barrière, et tu fermes les yeux ; un pas encore, un tout dernier, et toute cette souffrance qui te déchire de l’intérieur et qui t’étouffe va cesser tout de suite et à tout jamais.
    Il n’y a rien qui te retient, aucun bonheur ne te parait possible désormais… alors qu’il te suffit d’un petit saut pour ne plus rien ressentir, pour être en paix…
    En réalité, oui, quelque chose me retient, non pas vis-à-vis de ma propre vie, mais vis-à-vis de celle des autres : c’est la peur de faire souffrir les gens qui m’aiment : maman, papa, Élodie, Thibault.
    Je ne veux pas faire souffrir, je ne veux pas leur infliger ça ; même pas à celui qui m’a rendu si malheureux, je ne veux pas qu’il se sente coupable.
    Je voudrais juste disparaître de cette terre d’un coup de baguette magique, sans laisser de trace, disparaître de la mémoire des gens qui m’ont connu, comme si je n’avais jamais existé.
    Disparaître pour ne plus souffrir. Rêve impossible.
    Alors, l’appel du vide est de plus en plus fort, sa promesse de plus en plus séduisante…
    Si je fais ce pas, je vais occasionner une très grande peine à ceux qui restent, certes ; mais, au fond, une fois que je serai parti, leur souffrance ne sera plus mon problème : la souffrance peut rendre terriblement égoïste.
    Mais est-ce que tu vas avoir les couilles de faire ça, Nico ?
    Soudainement, un souvenir remonte à mon esprit, un souvenir qui revient du fin fond de mon enfance. J’avais genre 9-10 ans, lorsque j’ai vu une scène à la télé qui m’a marqué comme peu d’autres. Je n’ai jamais repensé à cette scène depuis, mais elle refait surface dans ma mémoire aujourd’hui, devant la falaise du château de Gruissan.
    Les détails sont flous, il me semble que c’était un film d’animation réalisé dans un style naïf et épuré, en noir et blanc.
    Dans la séquence, on voit un bonhomme à l’air complètement désespéré (sans que l’on connaisse les raisons de sa détresse) monter au dernier étage d’un building. Lorsqu’il arrive au sommet, le bonhomme regarde vers le bas et, après un instant d’hésitation, il se jette dans le vide.
    L’immeuble est haut, et sa chute dure longtemps ; d’autant plus que, pas la magie de l’animation, sa vitesse de chute n’augmente pas de façon exponentielle, mais elle reste constante ; et, surtout, bien en déca des exigences de la gravité terrestre.
    Alors, pendant sa chute « aménagée », le bonhomme voit défiler, fenêtre après fenêtre, étage après étage, des vies qui lui sont inconnues : à travers une fenêtre, il voit une belle femme qu’il a soudainement le regret de ne plus pouvoir connaître ; derrière une autre fenêtre, il voit des gens qui font la fête, et qui lui paraissent très sympathiques ; derrière une troisième, il voit un couple qui s’embrasse et qui a l’air heureux. Etage après étage, le bonhomme se surprend à envier les vies de toutes ces gens.
    C’est ainsi que, d’abord déterminé dans son geste, à fur et à mesure que le sol approche, le bonhomme se sent de plus en plus assaillir par le doute et le regret.
    Le sol approche inexorablement et en cet instant ultime, le bonhomme n’a plus du tout envie de mourir.
    Ainsi, sa dernière pensée avant de se fracasser au sol, c’est le regret de quitter cette vie qui lui semble à nouveau belle, le regret d’avoir commis un geste qu’il considère finalement stupide.
    Au final, le bonhomme termine sa vie en se trouvant stupide.

    D’un geste brusque, je fais un pas en arrière.
    Non, je ne dois pas céder aux sirènes de la falaise ; il faut des couilles, oui, pour se laisser tomber dans le vide ; mais il faut des couilles dix fois plus fortes pour tenir bon et continuer à avancer.
    La falaise, c’est égoïste, la falaise c’est stupide. La falaise, c’est me priver de ce cadeau qu’est la vie.
    Alors, si je fais un pas en arrière, ce n’est pas pour ne pas faire de la peine aux gens qui m’aiment ou parce que je n’ai pas les couilles ; si je fais un pas en arrière, c’est avant tout et par-dessus tout pour moi, pour moi, pour moi. Je mérite de vivre.
    Et puis, peut-être qu’au fond de moi je sais déjà qu’un jour j’aurai envie de raconter cette histoire : si je pars, personne ne saura jamais ce que j’ai vécu avec mon horrible beau ténébreux. « Live to tell ».

    If I ran away, I'd never have the strength/Si je fuis, c'est que je n'aurais jamais eu la force
    To go very far/D'avancer vraiment
    How would they hear the beating of my heart/Comment entendraient-ils le battement de mon cœur
    (…) How will they hear/Comment entendront-ils
    When will they learn/Quand apprendront-ils
    How will they know/Comment sauront ils

    Je viens tout juste de faire un pas en arrière, alors que j’entends le son de notification d’un sms.
    La surprise qui m’attend est immense et elle m’émeut aux larmes.
    Voilà un premier cadeau de la vie que je n’aurais pas pu recevoir si, une minute plus tôt, j’avais cédé à l’appel de la falaise.
    « Hello, comment ça va le toulousain ? ».
    Le bon message au bon moment. Ça, c’est du Stéphane tout craché.
    Nous échangeons quelques messages, et il finit par m’appeler.
    Le son de sa voix me fait du bien. Je me souviens de sa gentillesse, de sa maturité, de sa bienveillance, de sa sagesse ; je me souviens de l’amour avec lui, de sa douceur, de sa tendresse. J’ai tellement envie de le revoir.
    « Comment va Gabin ? ».
    Stéphane veut avoir de mes nouvelles. En quelques mots, je lui raconte les deux derniers mois de ma relation, depuis son départ, jusqu’au clash du 10 août, ce triste vendredi noir.
    « Ça va aller, Nico ? ».
    « C’est dur… ».
    « Je pourrais te dire que je sais combien tu souffres, mais je mentirais… chaque souffrance, comme chaque amour, est unique… ».
    « Je ne veux plus être amoureux de lui… ».
    « Ça ne se commande pas ça… tu ne peux pas décider de ne plus aimer, même quelqu’un qui t’a blessé… Mais crois-moi, même si aujourd’hui cela te semble impossible, un jour tu oublieras ta rage et ta tristesse, et la vie te semblera à nouveau belle et pleine de promesses…
    Tu dois regarder loin, au but que tu dois viser, celui d’être à nouveau heureux… chaque jour, fixe-toi des petites étapes, et veille à les atteindre… ce sont ces petits pas qui vont t’aider à avancer, sans te décourager devant l’énormité du chemin encore à parcourir pour atteindre ton objectif…
    Aujourd’hui, tu as peut-être envie de ne rien ressentir… de ne plus jamais rien ressentir… mais te forcer à ne rien ressentir, pour ne plus souffrir... quel gâchis !
    Si tu oublies la souffrance, tu oublieras aussi la joie que tu as éprouvée auparavant… et si tu oublies cette joie, ton cœur s’asséchera et tu n’auras rien à offrir aux rencontres que l’avenir t’offrira…
    Lorsqu’on accepte de vivre sa vie, il faut l’accepter toute entière, et ne pas en retenir que ce qui est beau ou agréable. Ce qui est difficile, triste et dur fait aussi partie de la vie, les joies comme les peines : les unes sont indissociables des autres, elles sont même parfois les conséquences l’une de l’autre. On ne peut pas espérer l’amour sans avoir peur de souffrir et, surtout, sans accepter de souffrir. La vie est un tout, et il faut faire avec… ».
    J’ai pleuré au téléphone, j’ai pleuré après avoir raccroché ; mais pour la première fois, ce ne sont pas que des larmes de souffrance, mais des larmes provoquées par le soulagement d’entrevoir enfin une petite lueur d’espoir au fond du tunnel sans fin de ma détresse.
    Je suis tellement bouleversé par les mots de Stéphane que la nuit suivante je n’arrive pas à trouver le sommeil.
    J’allume la télé et je tombe sur une émission d’Arte : en général, les émissions de la nuit d’Arte c’est bien pour aider à trouver le sommeil.
    Mais pas cette nuit : car, une fois n’est pas coutume, non seulement une émission de la nuit d’Arte n’appelle pas le sommeil et/ou la consternation, mais elle arrive à capter mon attention toute entière.
    Il s’agit de la rediffusion d’un documentaire consacré à une chanteuse vénitienne très populaire en Italie mais pratiquement inconnue en France. Son nom, est Patty Pravo.
    Sur des images d’archive des années 70, la voix off la décrit comme une artiste atypique et inclassable dans le paysage de la variété musicale italienne. En raison d’un répertoire dont les thèmes récurrents sont la fin de l’amour, l’abandon, le manque, et la solitude, la star italienne est définie comme « la chanteuse du chagrin d’amour » ; une artiste libre, dans ses choix artistiques et dans sa vie, qui est devenue, au fil des années, l’icône de toute une génération, et en particulier dans le milieu gay.
    L’émission, intégralement sous-titrée, alterne des interviews de l’artiste avec des extraits de ses chansons.

    Ragazzo Triste/Garçon triste

    Ragazzo triste come me (…)/Garçon triste comme moi (…)
    che sogni sempre come me (…)/qui rêve toujours comme moi (…)
    (…) Nessuno può star solo/Personne ne peut rester seul,
    Non deve stare solo, quando si e' giovani così/Ne devrait pas être seul quand on est si jeune

    La Bambola/La Poupée

    Tu mi fai girar, tu mi fai girar/Tu me fais tourner, tu me fais tourner
    Come fossi una bambola/Comme si j'étais une poupée
    Poi mi butti giu, poi mi butti giu/Puis tu me jettes, puis tu me jettes
    Come fossi una bambola/Comme si j'étais une poupée
    Non ti accorgi quando piango/Tu ne t'en rends pas compte quand je pleure
    Quando sono triste e stanca/Quand je suis triste et fatiguée
    Tu, pensi solo per te/Toi, tu ne penses qu'à toi

    Se perdo te/Si je te perds

    Se perdo te cosa farò/Si je te perds, qu’est-ce que je vais faire ?
    Io non so più restare sola/Je ne sais plus rester seule
    Ti cercherò e piangerò/Je te chercherai et je pleurerai
    Come un bambino che ha paura/Comme un enfant qui a peur
    (…) Se perdo te, se perdo te/Si je te perds, si je te perds
    Cosa farò di questo amore/Qu’est-ce que je vais faire de cet amour
    Ti resterà, e crescerà/Il restera, il grandira
    Anche se tu non ci sarai/Même si tu n'es pas là

    Tutt'al Più/Tout au plus

    Parfois, je pense revenir te voir /Et si je ne l'ai pas encore fait
    Ce n’est pas parce que l'amour est terminée/Je t’aime encore
    Je ne l'ai fait parce que/Parce que j’ai peur de te trouver changé

    Pazza idea/Idée folle
    https://www.youtube.com/watch?v=OYttugD31rI

    Se immagino che tu sei qui con me/J'imagine que tu es ici avec moi
    sto male, lo sai!/Je me sens mal, tu sais!
    Voglio illudermi di riaverti ancora/Je veux me donner l’illusion de t’avoir à nouveau
    com'era un anno fa/comme c’était il y a un an.

    Pazza idea di far l'amore con lui/Idée folle de faire l'amour avec lui
    pensando di stare ancora insieme a te!/pensant que je suis encore avec toi!
    Folle, folle, folle idea di averti qui/Folle, folle, folle idée de t’avoir ici
    mentre chiudo gli occhi e sono tua/Pendant que je ferme les yeux, je suis à toi.

    Et aussi,

    Non andare via/Ne me quitte pas
    Une reprise qui n’a pas besoin de présentations.

    Cette nuit, j’ai découvert une artiste, une femme dont les chansons m’ont frappé droit au cœur. Cette nuit, je sais que moi et Patty, ce sera pour la vie. Cette nuit, je me dis que je veux apprendre l’italien.

    Il est trois heures du mat, je viens enfin de me coucher, lorsque mon téléphone émet un petit son de réception de message ; réflexe pavlovien, et mon cœur est à nouveau prêt à casser ma poitrine : au fond de moi, j’espère toujours que ce sera un message de lui ; une fois de plus, ce n’est pas le cas.
    « Hey, tu bronzes, le veinard ? Mate pas trop les mâles sur la plage ! ».
    C’est un message de Julien, l’adorable jeune loup blond.

    Jeudi 23 août 2001, la veille du départ.

    C’est décidé, demain nous allons quitter Gruissan et rentrer à Toulouse.
    Ça va faire deux semaines que nous sommes partis : deux semaines depuis notre dispute, deux semaines que je ne l’ai pas vu. Deux semaines que j’attends un sms qui n’est jamais venu. Il m’a déjà oublié. Il est passé à autre chose : une nouvelle copine, une nouvelle vie. Je me demande s’il est toujours sur Toulouse ou s’il est déjà à Paris.
    Quoi qu’il en soit, il n’y a plus de place pour moi dans sa nouvelle vie.
    Alors, c’est peut-être que c’est lui qui a raison finalement : peut-être qu’il fallait tout casser, faire table rase du passé et repartir chacun vers son avenir propre. Oui, peut-être que finalement c’est mieux ainsi.
    Deux semaines, rien que deux semaines ; pourtant, j’ai l’impression que ça fait un siècle que j’ai quitté Toulouse, comme si j’avais été carrément sur une autre planète. L’idée de rentrer au bercail me parait bizarre. Et angoissante.
    Je réalise que je viens sans doute d’affronter la quinzaine la plus dure, la plus difficile, la plus éprouvante de ma vie : c’est aussi l’occasion de constater que, malgré tout, je suis toujours vivant ; mon bleu a pratiquement disparu de mon visage, ma migraine me laisse enfin du répit ; et mes larmes, aussi.
    Je suis conscient que si j’ai pu passer ce cap sans faire des conneries, c’est parce que j’ai eu la chance d’être très bien entouré : la chance d’avoir une maman adorable, une cousine fantastique, des potes formidables comme Stéphane ou Julien… ou encore Thibault, si jamais j’arrive à le « retrouver ».
    La chance d’être si bien écouté, compris, accepté, entouré, aimé.
    La présence de toutes ces personnes bienveillantes autour de moi me rend plus fort. Grâce à elles, je ne suis pas seul.
    C’est important, les amis : ce sont les seuls qui peuvent nous soutenir lorsque tout s’effondre autour de nous. C’est important d’être bien entouré. Sans mes amis, je ne sais pas où j’en serai aujourd’hui.
    Elodie a été vraiment géniale : grâce à sa présence bienveillante, je e suis senti pris en charge, accompagné, soutenu, secoué ; et même si, sur la fin, la présence de Philippe a un peu changé la donne, je ne peux pas me plaindre.
    Le fait de m’être retrouvé un peu plus seul, dans un deuxième temps, ça a été un mal pour un bien ; finalement, j’avais peut-être besoin d’être seul, pour me retrouver, pour entamer un travail de deuil qui ne peut être fait que par moi-même.
    Je repense à ce moment de faiblesse devant la falaise et je me trouve vraiment idiot.
    Combien de jeunes gays de 18 ans, découvrant leur sexualité, ont cette « chance » ? Combien de jeunes mettent fin à leurs jours, non pas parce qu’ils se sont faits largués, mais parce qu’ils sont harcelés, battus agressés dans la rue, rejetés, exclus par leur famille, au point que leur vie n’est en effet plus supportable, parce qu’ils ne peuvent compter sur personne ?
    Mettre fin à ses jours ce n’est pas la bonne solution, même si ça peut le sembler dans un moment de désarroi : rien ne vaut ce geste, même pas face au chagrin le plus insupportable ; quant aux cons qui s’emploient à rendre insupportable la vie d’autrui, jamais, jamais, jamais, ô grand jamais, ils ne doivent gagner.
    La fin d’un amour c’est un gâchis épouvantable ; mais il n’est pas plus grand gâchis que celui de ne pas découvrir ce que l’avenir nous réserve.

    Malgré tout, je redoute le retour sur Toulouse et tout ce que cela implique en termes de choc émotionnel : je sais que je ne suis pas encore complètement guéri, loin de là ; je redoute les souvenirs qui vont venir à moi à l’instant où je vais retrouver les lieux familiers, cette ville, ses rues, cette maison, la chambre qui ont servi de décor à ce premier amour fini.
    Une seule chose est capable de rendre l’idée de ce retour moins insupportable : c’est la perspective de retrouver ma maman, cette maman que j’adore et qui est désormais au courant.
    Pendant le séjour à Gruissan, je l’ai eue régulièrement au téléphone : mais nous n’avons jamais reparlé de ce qui s’est passé ce jour-là. En, fait, je n’ai pas vraiment envie d’en reparler avec elle, j’ai surtout besoin de sentir sa présence, cet amour, cette bienveillance qui chauffe et soigne mes blessures.
    Quand j’y pense, j’ai encore du mal à me dire que maman est désormais au courant. C’est une bonne chose qu’elle le soit, je ne regrette pas une seule seconde ; ce que je regrette, c’est le fait que mon coming out ne se soit pas du tout passé comme je l’avais imaginé ; qu’elle ait pu entendre les échos de notre dispute, qu’elle ait été confrontée à l’image du sang, des coups, de la violence ; je regrette les circonstances dans lesquelles elle a eu la confirmation de mon attirance pour les garçons.
    Sur le moment, j’ai été triste pour elle, j’ai été inquiet qu’elle s’inquiète pour moi. Mais ma maman a des ressources incroyables, et elle très bien su gérer : c’est grâce à ses mots et ses gestes adorables et pleins d’amour qu’elle a su balayer mes inquiétudes, porter les tout premiers soins d’urgence à mon cœur blessé.
    Oui, c’est une bonne chose que maman soit au courant.
    Pourtant, et c’est quand même bizarre, je me sens presque nostalgique de ma vie d’avant, quand personne ne savait encore, ou du moins quand je pouvais penser que personne ne savait ; une vie qui me rendait malheureux, certes, mais qui recelait un « jardin secret » qui faisait partie de ma spécificité.
    Je me suis construit dans la dissimulation, dans la peur que les parents, les amis ou les connaissances, apprennent qui j’étais vraiment ; mon secret, et la crainte qu’il soit découvert, sont devenus au fil du temps presque des raisons d’être.
    Etre gay n’est pas ce qui me définit uniquement en tant que personne, mais ça en fait partie.
    Pendant longtemps, j’ai attendu le moment du coming out comme une sorte de délivrance : et quand enfin ce moment arrive, je ressens un vide en moi.
    Mon coming out est fait, et c’est comme si une partie de moi était portée en plein jour, comme si elle m’échappait, comme si elle ne m’appartenait plus totalement. Alors qu’au contraire, le fait de partager ce secret, qui du coup cesse d’en être un, c’est plutôt le signe que je suis en train de m’affirmer et de m’approprier de ma propre vie.
    Mais, au-delà de cette nostalgie plutôt absurde, mon plus grand regret est d’avoir attendu tant de temps pour sortir du placard.
    Le fait que mes coming out successifs avec Elodie, Thibault, maman, se passent bien, me fait prendre conscience du fait que mon « secret » n’avait finalement pas tant d’importance que ça ; que j’aurai pu m’épargner tant d’angoisses, de questionnement, et la peur panique d’être démasqué : si seulement j’avais pu réaliser plus tôt qu’être gay n’est pas si terrible, que je n’avais pas à me cacher.
    Et aussi, le fait que maman soit au courant, me donne l’impression d’avoir franchi un cap au-delà duquel je ne pourrais plus faire marche arrière, comme si ma vie allait prendre une direction en quelque sorte inéluctable ; comme si quelque chose arrive à son terme, a sa conclusion logique ; et, comme toute conclusion, elle me fait peur. Et elle me fait me poser des tas de questions.
    Est-ce que je suis vraiment être homo ? Est-ce que, avant de donner une direction définitive à ma vie, je ne devrais pas d’abord essayer avec une fille ? Peut-être que je pourrais y arriver… être comme tout le monde… certainement, ma vie serait plus simple… non seulement je n’aurais pas à assumer le fait d’aimer le garçons, chose à laquelle je travaille justement au fil de mes coming out successifs… mais aussi et surtout je n’aurais pas à affronter la difficulté de trouver un gars qui veuille bien partager ma vie et s’assumer comme moi, avec moi…

    Mais une fille… non, quand même pas… je ne pourrais pas… je serais malheureux, je rendrais malheureux…

    Vendredi 24 août 2001

    Comme prévu c’est ce vendredi en début d’après-midi que nous quittons Gruissan et nous reprenons la route vers Toulouse.
    Depuis deux semaines, après le déluge, j’ai pleuré jusqu’à en perdre toute énergie ; j’ai pleuré pour me délester de ma souffrance, j’ai pleuré pour oublier ; je repense à mon bleu sur le visage dont il ne reste presque plus rien : la distance et le temps m’ont fait du bien.
    J’ai eu la chance de commencer ma vie sentimentale, et aussi de connaître mon premier grand chagrin d’amour, à une époque où la distance physique autorisait une véritable absence de l’autre, cette dernière étant un préalable nécessaire au deuil affectif.
    C’était une époque où Facebook et Instagram n’existaient pas ; et puisqu’ils n’existaient pas, ils ne pouvaient pas se transformer, dans le cas d’une rupture, en funestes témoins de mondes perdus ; en vitrines, indécentes et impudiques, de nouvelles vies dont nous ne faisons plus partie ; en couteaux remuant sans cesse dans une plaie affective béante qui aura d’autant plus de mal à guérir ; en machines à alimenter la jalousie, à maintenir la souffrance, à annuler la distance mentale, rendant encore plus insupportable la distance physique et affective de l’autre ; en instruments interdisant au passé de devenir le passé, nous privant tout bonnement du salutaire et indispensable droit à oublier.
    Alors, loin de lui, loin de tout, j’ai essayé de l’oublier. Je réalise soudainement que ça fait pile deux semaines aujourd’hui ; deux semaines depuis ce vendredi noir, depuis cette triste date du 10 août. Je me rends compte que, depuis deux semaines, je n’ai jamais prononcé son prénom. Elodie non plus, d’ailleurs.
    Le seul écart commis, c’est ce maudit coup de fil que je n’ai pas pu m’empêcher de passer un soir de détresse aigue. Si seulement je pouvais oublier aussi les 10 chiffres de son portable. Hélas, j’ai trop la mémoire des chiffres. Mais je suis bien déterminé à ne plus jamais m’en servir. Et, avec un peu de chance, quand il sera à Paris, il en changera.
    Au bout de ces deux semaines loin de tout, j’ai l’impression de retrouver un semblant de sérénité et d’équilibre ; enfin, de la résignation du moins.
    La cité de Carcassonne fait son apparition sur notre gauche, embrasée par la couleur vive du soleil de l’après-midi. Le poste diffuse la chanson de cette fin d’été :

    My life… will never be the same/Ma vie… ne sera plus jamais la même
    'Cause girl, you came and changed/Parce que chérie, tu es arrivée et tu as changé
    The way I walk/Ma façon de marcher
    The way I talk/Ma façon de parler
    I cannot explain the things I feel for you/Je ne sais pas comment expliquer ce que je ressens pour toi

    Nous ne sommes plus qu’à 100 bornes de Toulouse.
    Il me manque horriblement… est-il encore sur Toulouse ou est-il déjà parti à Paris ?
    Un constat déchirant et un questionnement tout aussi angoissant : voilà ce qui tourne en boucle dans ma tête au réveil de la première nuit passée dans ma chambre.
    Sentir en moi le besoin irrépressible d’aller le voir, coûte qui coûte : à Toulouse, ou à Paris…
    Voir soudainement, violemment prendre forme en moi l’espoir désespéré de pouvoir rattraper ce qui s’est passé, l’espoir d’aller le voir et de trouver enfin le passage secret qui donne accès à son cœur, les mots qui sauront le toucher ; me dire que, peut-être, depuis deux semaines il a eu le temps et l’occasion de réfléchir, la distance aidant, de se rendre compte du gâchis qu’on est en train de commettre ; me dire que, peut-être il m’attend…
    Mais non, il ne m’attend pas ; non, je ne peux pas aller à sa rencontre.
    Il est en revanche une autre rencontre que je dois provoquer au plus vite : celle avec mon pote Thibault.
    Car, plus j’y pense, plus je me dis que ce silence ne lui ressemble vraiment pas.
    D’abord, parce que Thibault est un véritable ami, qui m’a toujours soutenu : s’il avait des choses à me reprocher, il ne se contenterait pas de me faire la gueule, mais il chercherait à savoir ce qui s’est vraiment passé.
    Car Thibault n’est pas un mouton, ce n’est pas parce qu’il est fidèle en amitié, qu’il approuve toujours les comportements de son pote ; je ne pense pas qu’il l’aurait cru aveuglement si ce dernier avait essayé de m’adosser toute la faute de notre bagarre.
    Non, ce silence, ce n’est vraiment pas son genre. Alors, de plus en plus, je me demande si vraiment le bomécano est au courant de ce qui s’est passé.
    Demain je vais le voir, c’est décidé. S’il y a malaise, je tenterai de le dissiper ; et s’il y a autre chose derrière son silence, je serai fixé.

    Nous venons de passer la sortie de Villefranche de Lauragais, la dernière avant le périf ; dans une demi-heure, je serai à la maison.
    En passant le péage, l’angoisse m’envahit.
    Philippe, à la place du passager, roupille paisiblement. J’ai envie de dire à Elodie de s’arrêter, de me laisser un peu de temps pour me préparer à ce retour.
    Mon regard croise le sien dans le rétroviseur. L’inquiétude doit se lire en lettres de feu sur mon visage.
    « Ca va aller, mon cousin ? ».
    « Oui, ça va aller… ».
    Sauf que non, ça ne va pas aller du tout.
    Le périph’ défile trop vite ; de la même façon, trop vite, je retrouve les allées, les façades, le profil familier de la ville rose, la maison.
    Malgré le grand sourire et les mots adorables avec lesquels maman vient m’accueillir, la vitesse à laquelle tout s’enchaîne m’est insupportable.
    Elodie vient de partir, je monte dans ma chambre ; je m’assois sur le lit et d’un seul coup, un coup extrêmement violent, tout remonte en moi : les souvenirs, tant de souvenirs.
    Je croyais avoir épuisé la source de mes larmes : je me trompais. Je croyais aussi être guéri de mon chagrin : je suis seul dans ma chambre et j’ai envie de crever.

    Samedi 25 août 2001

    Le t-shirt noir dépassant du zip largement ouvert de son bleu de travail, la tête sous le capot d’une jolie voiture de sport, Thibault a l’air très appliqué à sa tache. C’est touchant de voir ce p’tit mec soigner toujours autant son travail.
    Il est 17 heures et je sais qu’il ne va pas tarder à débaucher. J’attends qu’il capte ma présence pour lui adresser un petit coucou. Un petit coucou qu’il me retourne, certes ; pourtant, le beau sourire chaleureux et bienveillant auquel il m’a habitué, n’est pas de la partie aujourd’hui.
    Thibault referme le capot de la voiture, raccroche les outils au tableau, se nettoie les mains dans un bout d’essuietout. Un instant plus tard, il marche droit dans ma direction.
    Ses mains et les avant-bras sont noirs de cambouis, il en porte même des traces sur le visage : et même dans cet « état », le bomécano est beau, vraiment beau.
    Hélas, au fur et à mesure qu’il approche, force est de constater que ses magnifiques yeux noisette tendant au vert ont l’air si tristes, si inquiets aujourd’hui.
    « Salut Nico » fait-il, sans tenter la bise.
    « Salut Thibault… ».
    « Tu vas bien ? ».
    « Oui… oui… et toi… ? ».
    « Ça peut aller… » fait-il ; avant d’enchaîner, sur un ton empressé, impatient, presque fiévreux : « dis-moi, Nico… tu as des nouvelles de Jéjé ? ».
    Je sens les larmes monter à mes yeux en entendant le diminutif amical de ce prénom que je n’ai pas prononcé depuis deux semaines ; et, en même temps, je suis abasourdi de l’entendre dégainer pile la même question que j’ai moi-même envie de lui poser.
    « Non… ça fait deux semaines que je n’en ai pas… ».
    « Il fait chier… » fait Thibault, soucieux.
    « Mais il n’est pas chez toi ? » je m’inquiète à mon tour.
    « Ça fait plus d’une semaine que je ne l’ai pas vu… ».
    « Et tu n’as aucune nouvelle depuis… une semaine ??? » j’angoisse.
    « Tu m’attends deux minutes, Nico ? Je vais me laver et on va prendre un truc ensemble… ».
     

     

     

    55.5 Après le déluge (partie 2, Gruissan – Toulouse)

     

    55.5 Après le déluge (partie 2, Gruissan – Toulouse)

     

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    5 commentaires

  • Le bogoss me toise. Illuminé par ce sourire coquin, son regard est une pure promesse de baise torride. Il sait à quel point j’ai envie de lui ; et moi aussi je sais qu’il a envie de moi. Je le sais. Je le vois. C’est grisant.
    La gifle olfactive de son déo de mec embrume un peu plus mon cerveau.
    « Tu veux boire quelque chose ? » je lui demande, alors que je n’ai qu’une envie, ou plutôt deux, celle de le voir à poil et de l’avoir dans ma bouche.
    « Non… c’est toi qui va boire un truc… » fait-il en se retournant vers moi et en me lançant un regard chaud comme la lave qui sort du volcan. C’est un petit sourire canaille, amusé, c’est quelque chose qui ressemble à de la complicité. Dans ma tête, ça ressemble au Paradis.
    « Ah, tu crois ? » je m’amuse à mon tour.
    « J’en suis même certain… » fait il en appuyant le dos contre le mur, tout en ouvrant lentement sa braguette et en dévoilant un joli boxer rouge feu avec élastique blanc ; très bien rempli, qui plus est.
    Petit con, va… à gifler, mais bandant à souhait.
    Je ne vois que son boxer, je vois rouge, rouge feu : je me précipite sur lui, non, je me jette sur lui ; j’ai envie de le voir torse nu, j’ai envie de lui arracher le t-shirt ; fou de désir, j’attrape ce bout de coton scandaleusement sexy, je le retourne sur son torse ; le bogoss lève les bras, le mouvement est parfaitement coordonné et tout aussi pressé et précipité que le mien ; je le fais glisser, je libère l’odeur de sa peau, je libère ce torse que j’ai envie de lécher jusqu’à en perdre la raison.
    Emporté par la tempête des sens, je me penche, je lèche ses pecs : c’est un désir brûlant, une envie irrépressible, un besoin presque vital. Je lèche, je mordille doucement ses tétons, l’un après l’autre ; mes mains se précipitent vers sa braguette, rencontrent les siennes, les dégagent d’un geste déterminé, presque brusque.
    Je crève d’envie de me mettre à genoux et de le prendre en bouche ; pourtant, ce corps à corps est d’une sensualité et d’un érotisme qui dépasse l’entendement ; mes lèvres son insatiables, mes mains infatigables ; sous le déluge de mes caresses, l’excitation du bogoss s’emballe, devient délirante.
    Ma langue descend à ses abdos, se délecte de son nombril ; et lorsque j’arrive à la ligne verticale de petits poils, je ne peux résister à la tentation d’y plonger mon nez ;je pars en quête des odeurs masculines de sa peau, dans cette région si proche de son sexe ; bonheur olfactif, tactile, sensuel : petites odeurs de jeune mâle, peau tiède, petits poils tout doux, délicieux avant-goût de sa puissance de mec.
    Je suis à genoux entre ses cuisses. Je le prends en bouche et je me sens bien.
    Le sucer est juste le bonheur suprême. Lui faire plaisir, le plus exquis des plaisirs. Et sentir, en plus, ses doigts sur mes tétons, c’est juste inouï ; ses doigts qui caressent, pincent légèrement, tout en variant sans cesse les mouvements, la pression, tout en m’offrant d’infinies nuances d’excitation, d’innombrables frissons.
    Jusqu’à ce qu’un feu d’artifice dément explose dans ma tête : lorsque, à force de tâter et de tâtonner, le bogoss finit par trouver LE toucher et la cadence qui m’apportent LE frisson absolu : position des doigts, pression, toucher, coordination, cadence, tout est parfait…

    Oui, tout est parfait… à part le fait qu’un réveil en sursaut vient interrompre cette magnifique séquence à la saveur de déjà-vu. Enroulé dans mes draps, je suis en nage.
    Pendant quelques instants, je suis perdu : mon rêve était si réel, que j’ai du mal à croire que ça en était un.
    Pourtant, je suis seul dans le lit ; un lit qui n’est pas le mien, dans une chambre qui n’est pas la mienne. Il est quelle heure ? On est quel jour ? Où est-ce que je suis ?
    Il me faut un petit moment pour réaliser que je suis à Gruissan, et que j’y suis depuis une semaine. Putain, une semaine !!! Une semaine déjà.
    Une poigné de secondes et tout me revient. La semaine sans ses nouvelles ; mon escapade à la brasserie pour lui dire de venir chercher sa chaînette ; sa chemisette couleur pétrole, le lendemain, lorsqu’il se pointe chez moi ; les cinq dernières notes du Casse-Noisette ; le sexe froid, sans âme ; sa détermination à partir vite ; ma demande d’explications au sujet de son brusque changement d’attitude ; son agacement ; le bruit de la capote qui tombe par terre ; ses mots durs, méchants, blessants comme des lames ; mon coup, son coup, le bruit de la chair qui morfle, le sang ; des mots et des bruits qui me hantent ; maman qui débarque ; le regard de maman ; son dernier regard plein de tristesse et de tourment, juste avant son départ.
    Oui, son départ. La porte qui claque derrière lui : la dernière note, dure, sèche et dissonante de notre histoire. La sensation d’un gâchis sans nom qui m’arrache le cœur.
    Alors, oui, le mien est un réveil en nage ; mais, aussi, un réveil en larmes.

    Samedi 11 août 2001, une semaine plus tôt, dans ma chambre à Toulouse.

    Ce matin, je me réveille de très bonne heure. Il n’est que 5h15. La maison dort encore.
    Cette nuit, je n’ai pas beaucoup dormi. Je m’y attendais. Mais pas à ce point. J’ai sommeillé plutôt que dormir. J’ai survolé les heures en faisant de l’équilibrisme sur mes nerfs épuisés. J’ai pensé, pleuré, regretté ; j’ai essayé d’imaginer une, cent, mille façons de rattraper les choses, je me suis posé un million de questions sans pouvoir me donner une seule réponse qui enlèverait ne serait-ce qu’un ton de noirceur au tableau.
    Mais comment essayer de m’extirper du désespoir le plus total, alors que tout converge à un seul, unique et triste constat : la fin de cette histoire, la fin de mon amour.
    Quand tout est perdu, la douleur est immense, le deuil impossible.
    Je suis KO. La nuit est passée sur moi comme un rouleau compresseur. J’ai les yeux enflés de larmes, le visage douloureux à cause du coup reçu, la tête alourdie par une grande fatigue, assommé par une migraine terrible. C’est comme un rhume carabiné, sauf qu’il n’y a pas de remède contre le mal qui m’assomme.
    Je n’ai presque pas dormi de la nuit, mais je sais que je ne vais pas retrouver le sommeil pour autant. Je comate. Je sais déjà que la migraine va m’assiéger tout au long de la journée.
    Je ne dors plus, mais je n’ai pas du tout envie de me lever. Il faut avoir une raison pour se lever. Un but, une obligation, une envie, un rêve, l’espoir d’un bonheur : quelque chose qui fait courir. Je n’ai rien de tout ça dans mon horizon.
    Je me sens tellement fatigué que j’ai l’impression que mes yeux, mon cerveau, mon corps sont comme paralysés. En fait, je ne ressens rien, comme si je n’avais plus de corps, ni de cerveau : rien, à part cette intense sensation d’étouffement, de mort intérieure.
    J’ai l’impression d’être tombé du dixième étage d’un immeuble et de m’être écrasé sur le bitume ; la sensation d’être fracassé de partout, jusqu’au dernier os, et de demeurer pourtant conscient.
    Mon cerveau est tellement envahi et paralysé par la souffrance qu’il n’a même pas la ressource pour remonter à la cause de cette souffrance ; je n’arrive à penser à rien, à me focaliser sur rien ; chaque pensée, chaque souvenir, chaque image me semble au-dessus de mes forces : ressource de système insuffisante, le bug est important. Ne penser à rien, juste ne penser à rien ; et tenter de supporter cette migraine atroce.
    Le vent d’Autan, toujours aussi fort, toujours aussi insistant, tape contre les volets, les fait vibrer, résonner ; petit à petit, le soleil vient lui aussi tenter de donner l’assaut à ma chambre ; déterminé, insistant, il profite du moindre interstice pour venir me parler de cet été qui s’est définitivement envolé pour moi ; dans mon cœur, cet été s’est désormais muté en hiver de Sibérie.
    J’ai l’impression que le déluge s’est abattu sur ma vie ; que tout est chamboulé, que rien ne sera plus comme avant. Ma vie, c’est le vide. J’ai tout perdu, mon plus grand bonheur.
    Alors, je veux juste tout oublier, ne plus rien ressentir. Je sais que je ne tomberai plus jamais amoureux. Je ne veux plus jamais tomber amoureux. Ça fait trop mal quand ça s’arrête.
    J’ai juste envie de couper les ponts avec ma vie d’avant. Si la rentrée était demain, ce serait un véritable soulagement pour moi. Il faut que je voie avec maman si je ne peux pas m’installer à Bordeaux avant la rentrée. Mais je ne connais personne à Bordeaux ; et l’idée de me retrouver seul dans un petit studio m’angoisse.
    Je n’ai même pas envie de voir Elodie ; je n’ai pas envie de parler de ce qui s’est passé, même pas avec elle. Juste oublier, le plus vite possible.
    La seule chose dans laquelle j’arrive à trouver un semblant de soulagement, c’est la réaction de maman. Bien évidemment, j’avais imaginé mon coming out d’une façon complètement différente : j’aurais voulu attendre, pour le faire, de pouvoir la rassurer quant à mon bonheur ; loin de là, elle a assisté à mon malheur. Mais elle a été formidable, vraiment formidable : ses mots et ses caresses, m’ont fait un bien fou. Son amour m’a fait un bien fou.
    Quand je pense qu’il y a des jeunes qui se font mettre à la porte par des parents qui n’acceptent pas leur homosexualité, je me dis que j’ai quand-même une chance inouïe.
    Je n’ai pas pour autant envie de reparler de tout ça, avec elle, dans l’immédiat ; mais rien que le fait de savoir qu’elle sait et qu’elle me soutient, c’est en soi une aide morale précieuse.
    La radio a tourné toute la nuit dans le noir, et elle tourne toujours ce matin, à volume tout bas ; j’avais besoin d’une présence, besoin de me donner l’illusion de ne pas être seul sur Terre ; j’avais besoin de me donner l’impression d’une vie qui continue, celle de la radio, une vie à laquelle pouvoir en quelque sorte raccrocher la mienne, cette vie qui s’est arrêtée la veille, comme une horloge cassée.
    Je me sens comme vidé de toute énergie ; j’ai envie de rester là, dans ce lit, pour le restant de ma vie. Je m’accroche aux infos, aux chansons, aux pubs, comme un moyen d’empêcher mon cerveau de s’éteindre, à mon cœur de cesser de battre.
    Je comate toujours, alors qu’une barre de fatigue et de douleur transperce mon crâne de tempe à tempe ; j’ai la tête aussi lourde qu’une pastèque ; j’ai les membres, les muscles, les articulations, les os rendus douloureux par la fatigue extrême ; j’en ai mal au ventre, tellement je ne suis pas bien.
    Peu à peu, j’entends la maison se réveiller ; papa se lève, il prend sa douche, son petit déjeuner ; papa part travailler. J’écoute la ville se réveiller à son tour, la circulation reprendre, les voix des passants dans la rue revenir doucement.
    Il est 9 h, lorsque maman vient taper à la porte de ma chambre.
    « Tu es réveillé, mon loulou ? ».
    « Oui maman, bonjour… ».
    « Ça va, Nico ? ».
    « Oui… » je lâche, tout en me laissant submerger par un bâillement silencieux mais si profond que j’ai l’impression qu’il va ouvrir mon thorax en deux.
    « Tu te lèves, Nico ? ».
    « Pas tout de suite, s’il te plait… ».
    « Ne tarde pas trop, tu vas être en retard… ».
    « En retard… pour… ? »
    « T’as oublié, Nico ? Tu as ton dernier cours de conduite ce matin… ».
    « Ah… merde ! ».
    « Tu veux reporter ? ».
    Oui, j’ai envie de reporter ; du moins, mon corps a envie de reporter ; l’idée de m’arracher du lit, de sortir de la maison, d’affronter le monde, cette journée d’été, le soleil, le Vent d’Autan, de marcher jusqu’à l’autoécole et de devoir me concentrer sur la conduite me semble bien au-dessus de mes forces.
    Pourtant, et c’est là que je me rends compte que je suis finalement peut-être toujours vivant, je vois pointer au fond de moi une raison de me lever ; même si je n’ai aucune envie de parler de ce qui s’est passé hier, je me dis que de passer un moment avec Julien le clown sexy ça me fera du bien, ça me changera les idées.
    « Non, ne reporte pas… je me lève, j’arrive… ».
    Je ramasse mes membres en vrac, je prends mon visage entre mes mains, comme pour aider mon buste à soulever ce fardeau qu’est mon crâne ; je me fais violence, j’ouvre les volets, je me laisse percuter par la lumière vive du jour, par la caresse musclée du vent d’Autan, par les bruits dissonants de la ville.
    Je passe dans la salle de bain et je me retrouve face au miroir, nez à nez avec l’image de ma gueule en vrac ; ah, putain, je suis vraiment bien amoché ; j’avais eu l’impression d’avoir reçu le coup en plein sur le nez, mais c’est plutôt sur le côté que j’ai chargé ; le bleu commence sous l’œil droit et descend le long du nez.
    Je l’ai tapé, il m’a tapé, quel immense, horrible gâchis ! Et maintenant, tout est fini pour de bon. J’ai envie de pleurer, car ma vie n’a plus de sens.
    Dégoûté, je m’arrache à cette image de malheur et j’ouvre le robinet de la douche ; l’eau tombe de la pomme, comme les larmes sur mon visage.
    L’eau qui glisse sur mon corps est comme une caresse apaisante ; voilà une douche que je fais durer longtemps, tout en me demandant comment je vais pouvoir justifier ma gueule en vrac auprès de Julien, pour éviter qu’il pose trop de questions.
    Primo, je vais mettre des lunettes de soleil ; deuxio, je vais lui servir la même explication que maman à papa : la porte de la salle de bain sur le nez. Il ne va jamais gober ça, mais il va devoir s’en contenter.
    Lorsque je descends, un bol de café au lait fumant est posé sur la table à coté de quelques tranches de pain grillé ; ma confiture préférée, celle d’abricots, ainsi qu’un verre de jus de fruit à la poire complètent ce délicieux tableau matinal. L’odeur du pain grillé, ainsi que la présence de maman remplissent la pièce d’un bonheur simple qui m’émeut aux larmes ; caresse pour mes narines, l’une ; caresse pour mon cœur, l’autre.
    « Merci maman… pour le petit dej… ».
    Elle sourit. Elle est belle.
    « Ça va mon Nico ? T’as réussi à dormir un peu ? ».
    « Pas trop… ».
    « C’est le chagrin… ».
    « T’as pas un truc pour la migraine, maman ? J’ai la tête qui va exploser… ».
    « Si tiens, mon loulou… » réagit elle du tac au tac en m’envoyant une boite d’aspirine.
    « Merci maman… ».
    Je bois une gorgée de café au lait, la boisson chaude descend en moi comme un doux câlin ; et soudainement, je me sens prêt à lâcher ce que j’ai sur le cœur depuis la veille :
    « Je suis désolé que t’aies appris ça comme ça, hier… ».
    « Je n’ai rien appris, hier… rien que je ne savais déjà… à part mettre un visage sur un garçon dont je soupçonnais bien l’existence… ».
    « Mais comment tu savais ? »
    « Ce sont des choses qu’une maman ressent… ».
    « Ça se voit autant ? ».
    « Mais pas du tout, mon Nico… quand on te regarde, on ne voit qu’un beau garçon… et on ne peut pas deviner ce qui fait battre ton cœur, pas du tout, je t’assure… ».
    « Tu me rassures… n’empêche que tu savais… ».
    « Bon d’accord » elle rigole « il n’y a pas que de l’intuition féminine dans l’histoire… il y a eu aussi un peu de chance… si on peut dire ça comme ça… il faut que je te dise, Nico… il y a quelques temps, j’ai croisé la maman de Dimitri au centre commercial et elle m’a demandé de tes nouvelles… elle a précisé que ça faisait depuis l’été dernier qu’elle ne t’avait pas vu… je n’ai pas eu besoin de lui poser la question, mais il m’a semblé évident que tu n’as jamais dormi chez Dimitri ces derniers mois... ».
    « Et t’as pensé direct à un mec… tu t’es pas dit que j’aurais pu être chez une fille… »
    « C’est ce que j’ai pensé la première fois que tu as découché… après, je me suis dit que tu n’aurais pas fait tant de cachotteries si ça avait été le cas… et aussi, depuis la semaine dernière… il y avait cette odeur de cigarette qui trainait dans la maison… et aussi un parfum de garçon… ».
    « Désolé d’avoir menti… ».
    « Je ne t’en veux pas, Nico… tu as menti parce que tu avais peur… mais tu n’as pas à avoir peur de moi… et je suis sûr que même papa va bien le prendre… quand tu seras prêt, tu lui expliqueras calmement, et ça va passer comme une lettre à la poste… ».
    « Elodie est au courant… ».
    « Je m’en doutais… »
    Ça faisait combien de temps que tu étais avec ce garçon… au fait, il s’appelle comment ? ».
    « Je n’ai jamais été avec lui… ».
    « Comment ça… ».
    Maman, s’il te plait, je peux pas… » je la coupe, au bord des larmes.
    « D’accord mon Nico, d’accord… » fait elle en me caressant doucement les cheveux.

    Comme je l’avais imaginé, le contact avec la ville bruyante, avec sa lumière aveuglante, avec les passants pressés, avec le vent violent et insistant, m’agresse sans pitié. Lorsqu’on est au fond du trou, il faut une énergie mentale insoupçonnée rien que pour exister ; car, dans ces moments-là, exister c’est être en opposition à un monde qui apparaît étranger et hostile.
    Je tente de me cacher derrière mes lunettes de soleil, mais j’ai l’impression que tout le monde me regarde quand même, que mon cocard clignote sur mon visage comme un gyrophare violet.
    Me voilà lancé sur les rails de cette nouvelle journée que je vais devoir affronter lesté de cette fatigue insupportable ; me voilà parti pour puiser dans mes dernières ressources pour accomplir chaque mouvement, chaque pas, la moindre pensée (je me sens comme un portable dont l’icône de charge clignote en permanence, annonçant un arrêt imminent).
    Cette belle et chaude journée d’été n’a pas de sens pour moi, car ce sera une journée sans lui ; la première, d’une longue série, une série infinie ; je sais que je ne le reverrai plus jamais ; à part, peut-être, à la télé ou sur un journal sportif ; je n’aurai même pas le droit à l’oublier pour me reconstruire : son absence me hantera à travers le rugby.
    Il faut que je parte de cette ville au plus vite : quand je serai à Bordeaux, je pourrai peut-être échapper au rugby. Et aux souvenirs.
    Ma souffrance plane au-dessus de moi comme une immense chape de plomb ; tous mes sens sont enlisés dans une sorte d’état comateux, mon cerveau marche au ralenti, tout me parvient comme avec un léger différé ; je réagis un coup sur deux, en vrac, mes mouvements sont empâtés : je me prends les pieds dans la marche d’un trottoir, je trébuche, je manque de m’étaler à plat ventre.
    Je me sens incapable d’accomplir quoi que ce soit de bon aujourd’hui. Je me demande si ça a vraiment été une bonne idée de ne pas annuler le cours : finalement, je n’ai pas du tout envie de conduire, j’ai peur de faire des conneries ; et puis, je redoute le regard de Julien, je redoute les questions qu’il ne va pas se gêner de poser.
    Je suis peut-être à cinquante pas de l’autoécole, lorsque la voiture se gare sur le petit parking.
    Deux filles en sortent ; et avec elles, le petit coq blond, toujours aussi taquin, toujours aussi charmeur, toujours aussi sexy.
    Sa tenue du jour comporte un t-shirt gris chiné, les bords des manchettes et du col mis en évidence par une fine lisière sombre : un petit bout de coton tendu sur sa plastique, qui met bien en valeur ses épaules bâties et ses biceps ; un jeans marron et des baskets blanches, un brushing à cheveux longs plaqués vers l’arrière ; et, pour compléter sa tenue de bogoss, il arbore un immense sourire, un sourire tellement lumineux qu’il déborde et irradie même à travers de ses grandes lunettes noires.
    Définitivement, ce mec est à hurler. En plus, il respire la jeunesse insolente, la joie de vivre, la vie brûlée par les deux bouts. Rien qu’en le regardant, j’ai l’impression de mieux respirer, d’aller carrément mieux. Définitivement, la beauté est à la fois un puissant analgésique et un antidépresseur plutôt efficace.
    J’approche et le bogoss me serre la main, puissante prise de mec.
    « Salut ! ».
    « Salut… je lui rétorque, alors que je sens qu’il a capté direct mon cocard. Non, les lunettes de soleil ça ne cache pas tout.
    Les filles s’attardent à taper la discute au bogoss : elles me gonflent. C’est lui qui met fin à leurs piaillements, en leur coupant l’herbe sous les pieds :
    « C’est bien sympa, les filles… mais je ne suis pas sûr que ma copine apprécierait que je sorte en boite avec vous ce soir… il faut y aller maintenant, j’ai un autre cours… ».
    Les filles se tirent enfin.
    « Hey, Nico ! » il m’accueille alors très chaleureusement ; et là, je le vois plisser les yeux, amorcer le mouvement si sexy de mettre ses sourcils en chapeau, et me balancer direct, en singeant avec sa voix le ton avec lequel on s’adresserait à un enfant : « qu’est-ce que t’as fait ? Tu t’es battu ?!?! ».
    Nico touché.
    « Non, je me suis pris la porte de la salle de bain sur le nez… ».
    « A d’autres… ».
    Nico touché 2 fois.
    « C’est vrai… je te jure… ».
    « Tu me la fais pas… je sais à quoi ressemble un cocard… j’en ai fait quelques-uns, j’en ai reçus aussi… ».
    Nico touché 3 fois.
    « Je suis maladroit… ».
    « Tu vais pas apprendre à un singe à faire la grimace… ».
    Je vois la fille de la dernière fois se pointer au loin, je la regarde approcher.
    « Ne pose pas de questions, Julien… s’il te plaît, fais comme si de rien n’était… ».
    « C’est lui qui t’a fait ça ? ».
    « Julien, s’il te plaît… ».
    « Il a osé te frapper, ce con ? » fait-il en levant mes lunettes.
    Nico coulé.
    « J’ai frappé en premier… ».
    « Toi, tu as frappé ? » fait-il l’air perplexe et surpris, presque impressionné.
    « Ecoute, Julien, ne te mêle pas de ça… ».
    « Ça me fait mal au cœur de te voir dans cet état… je voudrais pouvoir t’aider… ».
    Le jeune loup blond a l’air vraiment touché par ma détresse.
    « Tu peux pas m’aider… enfin, si… fais ton pitre avec la fille comme d’hab… fais-moi rire, Julien, j’ai besoin de rire… ».
    « Ça, c’est dans mes cordes… ».
    La fille arrive, Julien l’installe devant le volant. Pendant tout le cours, le beau moniteur s’illustre dans son rôle de charmeur impénitent, taquin, moqueur, drôle et beau parleur. Comme d’habitude, plus que d’habitude.
    « Qu’est-ce qui t’arrive aujourd’hui ? T’as bouffé un clown ? » finit par remarquer la fille.
    Mais rien n’arrête le jeune loup blond, il s’applique à mettre l’ambiance et il arrive même à m’arracher quelques sourires.
    Aujourd’hui, je ne cherche pas forcement son regard dans le rétro, je n’en ai pas la force ; en revanche, c’est son regard qui cherche le mien, et qui l’accroche, il lit dedans, même à travers nos deux lunettes de soleil.
    Je redoute un peu le moment d’être seul avec lui, car je sais qu’il va tenter de me cuisiner.
    « Ca va, Nico ? » il me demande, dès que nous sommes que tous les deux.
    « Oui, ça va, allons-y ! » je tente de me dérober. Peine perdue.
    « Ça n’a vraiment pas l’air… » fait-il sans même écouter ma réponse « raconte… qu’est-ce qui s’est passé ? ».
    « Laisse tomber, s’il te plait… j’ai pas envie d’en parler… ».
    « Ça te ferait pourtant du bien… ».
    Je sais qu’il a raison ; je sais que la seule façon d’aller mieux, ça passe par les mots : mais je sais aussi que si je commence à lui raconter ce qui s’est passé la veille, je vais pleurer direct.
    Et même si j’ai le sentiment que la sienne n’est pas une curiosité mal placée, mais une véritable inquiétude, je n’ai pas la force de prononcer des mots, de revivre et de livrer des choses qui vont rendre ma défaite encore un peu plus réelle, ma douleur encore plus vive.
    Je n’ai plus envie de pleurer, j’ai les yeux qui me font mal et chialer ravive à chaque fois ma migraine.
    « S’il te plait, Julien… vraiment… ».
    « Tu vas pouvoir conduire ? ».
    « Je vais essayer… ».
    Je m’engage dans la circulation. Très vite, je me rends compte que j’ai un mal fou à me concentrer. Je suis tellement naze que j’ai du mal à capter et à retenir ses mots, pourtant limités aux stricts besoins de la conduite ; je suis obligé de le faire répéter, souvent ; pour, au final, ne retenir que la moitié de ses instructions, n’en exécuter qu’un quart, en réussir encore moins.
    J’ai du mal avec les vitesses, je me mélange les pinceaux, je roule en deuxième jusqu'à faire bramer le moteur ; en redémarrant d’un feu rouge, je démarre en quatrième, je cale, je me fais klaxonner, je stresse, je transpire ; mon mal de tête devient un supplice ; Julien me dit « cligno à gauche », je mets cligno à droite ; je manque de frôler une voiture dans une file parallèle ; Julien freine à ma place, il est même obligé de toucher le volant pour éviter l’accrochage.
    « Nico, fais attention ! » je l’entends me lancer. Le ton de sa voix est raccord avec le regard que je sens sur moi depuis le début du cours : bienveillant et inquiet. Son attitude me rappelle soudainement celle de mon pote Thibault.
    Assez vite, ses instructions me font sortir du centre-ville : nous longeons la Garonne, en direction du périphérique. Je suis stressé, fatigué, en nage, le mal de crâne me tenaille ; je sais que j’ai foiré mon cours et que j’ai déçu Julien ; peut-être même qu’il va annuler mon inscription pour l’examen de septembre, car finalement je vais avoir besoin d’autres cours avant. Tant pis, je m’en fous. Rien n’a d’importance. Je n’ai qu’une envie, c’est d’être seul, et de pleurer, pleurer, pleurer.
    « Arrête toi, là, Nico » fait Julien, en m’indiquant l’embranchement conduisant au terrain vague au bord de la Garonne ; ce terrain où nous avons parfois fait des exercices de manœuvre et parfois discuté de choses qui n’ont rien à voir avec la conduite.
    Je n’ai pas envie de lui donner l’occasion de me tirer les vers du nez, mais je n’ai pas la force de m’opposer à sa demande ; je crois que s’il m’avait dit de me jeter dans la Garonne, je l’aurais fait aussi : je me laisse faire, en panne totale de volonté.
    « Coupe le moteur, Nico… ».
    Et je coupe le moteur.
    « Parle-moi, Nico… qu’est ce qui se passé ? »
    Et là, la tension qui j’ai laissé s’accumuler en moi en voulant retenir ma souffrance et mes larmes, explose d’un coup ; et je pleure, je pleure, je pleure.
    Julien décroche sa ceinture, puis la mienne et il me prend dans ses bras. Il me laisse pleurer, le visage enfoui dans le creux de son épaule, il me laisse pleurer sans poser des questions.
    « Je suis désolé… ».
    « Tu n’as pas à l’être… » fait-il, en posant sa main sur mes cheveux.
    Le contact avec son corps chaud, les caresses de sa main, l’odeur de sa peau au parfum léger du déo ; sa présence et sa bienveillance ont le pouvoir de me réconforter et de me faire sentir bien. Vraiment, j’ai l’impression d’être avec Thibault. Je me sens en confiance.
    « C’est fini… fini… je ne le reverrai plus… ».
    « Qu’est-ce qu’il s’est passé ? ».
    « On s’est disputés, hier… ».
    « Pourquoi vous vous êtes disputés ? ».
    « Parce qu’il n’assume toujours pas ce qui se passe entre nous… ».
    « Au lit ? ».
    « Au lit et en dehors du lit… il préfère tout foutre en l’air que d’assumer… il n’a jamais rien assumé… et encore moins maintenant… ».
    « Pourquoi maintenant ? ».
    « Bientôt il va partir à Paris… ».
    « A Paris ? ».
    « Oui, il a été repéré par une équipe de rugby pro… ».
    « Naaaaan… il va jouer au Stade ? Dans mon équipe… à moi ? ».
    « Non, au Racing… ».
    « Ah oui ? Et alors il a voulu te larguer avant de se tirer… il a voulu arracher votre relation comme on arrache un sparadrap… ».
    « Je lui ai dit que je l’aimais… et lui il m’a dit que je ne suis rien pour lui… juste un mec pour s’amuser… je me suis énervé et je lui ai balancé tout ce que j’avais sur le cœur… je voulais lui faire mal mais il m’a fait encore plus mal… il m’a dit de dégager de sa vie… ».
    « S’il n’assume pas ce qu’il fait avec toi, c’est qu’il n’a pas de couilles pour être un bonhomme… ».
    « Il a été horrible… ».
    « Et vous en êtes venus aux mains… montre ça… » fait-il, tout en enlevant à nouveau mes lunettes « eh beh… il ne t’a pas raté… comme quoi, vous les pd, vous pouvez être tout aussi con que les hétéros quand vous vous appliquez… ».
    « Si tu savais comment je m’en veux de l’avoir frappé… ».
    « Il l’a bien cherché, non ? ».
    « Oui, mais… ».
    « Tu l’aimes vraiment ce mec… ».
    « Comme un fou… ».
    « S’il ne sait pas apprécier ça, il n’en vaut pas la peine ! ».
    « Peut-être qu’il a raison de faire ça… de toute façon, je n’ai rien à lui offrir… à la rentrée, je vais partir à Bordeaux pour mes études ; et lui, il va partir à Paris… pendant des années, je vais être étudiant, je n’aurai pas de salaire ; lui, il va être connu, il va avoir du fric… il va évoluer dans un monde où il n’y a pas de place pour un pd qui aime un joueur vedette… c’est un autre monde, et puis c’est loin… il va avoir son appart, il va avoir des nanas à plus en finir… et s’il veut des mecs, il pourra toujours en trouver sur place, des vrais bomecs… qu’est-ce que tu veux qu’il s’emmerde avec un type comme moi qui, en plus, lui met la pression ? ».
    « Mais tu rigoles, Nico ? Tu as tant de choses à offrir à un mec ! Tu es un petit gars adorable, gentil, amoureux… ».
    « Je n’aurais pas dû lui dire que je l’aimais… ».
    « Tu n’as pas à regretter de lui avoir dit, car c’est ce que tu ressens, et ça devait sortir, tu avais besoin de lui dire… il serait sorti de toute façon, tôt ou tard… tu l’as dit et tu as bien fait… et lui, il l’a au moins entendu… même s’il l’a piétiné… ».
    La sonnerie de son portable retentit soudainement. Le boblond décroche aussitôt. Une voix féminine grésille dans l’appareil :
    « Tu reviens bientôt ? Tes prochains cours t’attendent… »
    « Oh, putain » fait Julien en regardant la montre à son poignet « je n’avais pas vu l’heure… ».
    « T’es pas encore en train de t’envoyer en l’air, j’espère ? »
    « Non, pas du tout… tu me prends pour qui… » il rigole.
    « Pour un mec à qui, s’il était le mien, j’aurais déjà coupé tout ce qui dépasse… ».
    « Moi aussi je t’aime, Carine… ».
    « Grouille, abruti ! ».
    Le bogoss raccroche en rigolant. Son sourire canaille est beau à pleurer.
    « T’as vu… je me fais engueuler… elle est jalouse… » fait-il, en dégainant son plus bel air de clown coquin.
    Je tente de lui sourire à mon tour.
    « Il faut qu’on y aille… » il me lance.
    Le fait est que je ne me sens pas prêt à reprendre le volant ; ces dernières larmes m’ont vidé de toute énergie ; j’ai chaud et du mal à respirer, la barre qui transperce mon crane de tempe à tempe me fait de plus en plus souffrir ; je suis HS dans le siège de la voiture.
    « Tu veux que je conduise ? » fait le beau moniteur, en anticipant ma demande.
    « Je veux bien… ».
    Je regarde le beau Julien au volant de sa voiture ; il conduit avec assurance, et le trouve beau et viril dans le rôle de chauffeur ; sa conduite est à la fois sportive et apaisante, ça me fait un bien fou de me sentir pris en charge. Il me regarde, me sourit, me parle de ses galipettes avec Sandrine entre deux cours.
    Je le regarde et l’image d’un autre chauffeur, brun, la peau mate, à bord d’une 205 rouge, roulant vers l’appartement de la rue de la Colombette, promesse d’une nuit d’amour, surgit dans mon esprit comme un éclair aveuglant. J’ai encore envie de pleurer…
    Je profite d’un blanc dans la conversation pour me secouer de ce souvenir avant de me laisser emporter par l’émotion ; j’en profite pour m’excuser :
    « Désole pour mes conneries de tout à l’heure… peut-être que finalement je ne suis pas prêt pour l’examen de septembre… ».
    « Mais tu plaisantes, Nico ? Je sais que tu sais conduire… et je sais aussi que tu n’es pas bien aujourd’hui… alors, je ne vais pas tenir compte de ce dernier cours… tu passeras ton examen à la première session de septembre, comme prévu… d’ici là, essaie de te reposer et de ne pas trop penser à tout ça… dis-toi que ce mec n’est pas un mec pour toi… pense à Bordeaux, à tes études, à ta nouvelle vie… tu dois aller de l’avant… je suis sûr que tu vas trouver un bon gars qui va se rendre compte à quel point tu es un mec génial… c’est avec ce gars-là que tu seras bien… ».
    « C’est gentil de tenter de me remonter le moral… ».
    « C’est normal, t’es mon pote… ».
    « Je n’aurais jamais cru qu’on deviendrait potes… ».
    « Moi non plus, mais n’empêche que je te trouve sympa… ».
    Le jeune loup blond me sourit. Et, ce coup-ci son sourire est à la fois charmant et touchant.
    Nous arrivons au parking de l’autoécole. Julien coupe le moteur, se tourne vers moi ; il me regarde droit dans les yeux et il me lance :
    « Tu devrais partir quelques temps pour te changer les idées… ».
    « C’est plus ou moins prévu avec ma cousine, mais je ne sais pas encore quand… ».
    « Le plus tôt sera le mieux… pars et amuse-toi, Nico… profite de tes 18 ans… ne passe pas le reste de l’été à broyer du noir… c’est l’été, putain ! File à la mer, nage, balade-toi sur la plage, sors, rencontre des mecs… baise avec… mais si tu baises avec, n’oublie pas de te protéger… n’oublie jamais ! Pas de bêtises sous prétexte que tu ne vas pas bien… un jour tu iras mieux et il ne faut pas qu’à ce moment-là t’ailles à regretter les conneries que t’as faites dans un moment de faiblesse… ».
    « Promis… Julien… merci… pour tout… » j’arrive à lui répondre, en lui tendant la main et en retenant de justesse de nouvelles larmes.
    Et là, devant tout le monde qui attend devant l’autoécole, le boblond me prend une dernière fois dans ses bras et me serre très fort contre lui.
    « Merci à toi Nico, surtout n’oublie jamais que tu es un gars génial ! ».
    « Toi aussi tu es un gars génial… à bientôt, Julien… ».
    Je sors de la voiture et je m’éloigne sans tarder : les larmes se pressent à mes yeux, je veux être tout seul pour chialer à nouveau.
    Je n’ai pas fait dix pas que j’entends la voix du beau moniteur m’appeler :
    « Nico, attend ! ».
    Je me retourne ; Julien me fait signe de revenir, son portable à la main. Je reviens sur mes pas.
    « C’est quoi ton numéro ? ».
    Je lui donne machinalement sans vraiment savoir pourquoi il le demande et pourquoi je le lui donne, vu que les cours de conduite c’est fini.
    Je le vois enregistrer le contact, puis tapoter un message ; le signal sonore du message envoyé retentit ; le jeune loup blond relevé alors la tête et plante une dernière fois son regard transperçant et charmeur dans le mien.
    « Je t’ai envoyé un sms, comme ça tu vas avoir le mien… ».
    « Merci… » je lâche machinalement.
    « De rien… si je te donne mon tel, c’est pour que tu t’en serves… si ça ne va pas, tu m’appelles, ok ? ».
    « Ok… promis… ».
    « Allez, vas-y maintenant, bonnes vacances, petit veinard ! ».
    Je m’éloigne, le cœur envahi et saturé par un mélange de sensations inédit, un trop plein d’émotions plus que jamais prêt à déborder de mes yeux rougis.
    Les mots, l’attitude chargée de bienveillance de Julien, me touchent profondément ; l’amitié qu’il me témoigne a l’air vraiment sincère. Oui, qui aurait cru qu’on en arriverait là : notre complicité est partie d’un petit jeu du chat et de la souris, sur fond de mon attirance pour lui, cette attirance qui flattait son ego ; une complicité faite de regards complices et d’allusions sans conséquences.
    Au départ, j’ai été gêné qu’il capte mes regards, mon attirance ; j’ai été aussi gêné qu’il découvre l’existence du « bobrun qui fait la gueule » ; mais tout ça nous a rapprochés, et ça m’a fait gagner un confident. Et aujourd’hui, je suis ému par ses témoignages d’empathie, d’estime, d’amitié.
    Je ne me serais jamais attendu tout ça de lui. C’est un bon gars ce Julien ; un coquin, un charmeur et un coureur impénitent, mais un bon gars quand-même.

    Le chemin pour rentrer à la maison se révèle bientôt être une épreuve. La fatigue me gagne, la chaleur m’assomme, la barre qui transperce de tempe à tempe m’achève : j’ai du mal à mettre un pied devant l’autre.
    J’ai besoin d’un lit, j’ai besoin de dormir, dormir pendant des jours et des semaines, dormir pour ne plus souffrir, dormir assez longtemps pour en oublier même les raisons de ma souffrance. Dormir jusqu’à l’oublier. Jusqu’à oublier même son nom.
    Soudainement, la perspective de m’éloigner de Toulouse avec ma cousine semble dégager un peu l’horizon devant moi. Accalmie précaire, illusion d’un instant, fragile, chancelante.
    Le retour de la tempête me guette au prochain carrefour : lorsque sa présence transperce ma rétine, vrille mon cerveau, déchire mon cœur, mes tripes.
    Je le vois débouler à la toute dernière minute et je manque de le percuter. Je l’évite de justesse et je me rattrape à une voiture garée contre le trottoir pour ne pas tomber.
    « Désolé ! » il me lance, en plantant son regard de b(r)aise dans le mien, tout en attrapant ma main pour m’aider à me relever.
    « Ce n’est rien, ce n’est rien… » je répète, complètement désorienté, happé par la fragrance, par le bouquet frais et boisé qui se dégage de lui.
    C’est un bobrun, un très bobrun, du genre bad boy, petite frappe, charmant au possible, sexy à se taper la tête contre le mur ; il est habillé d’un simple t-shirt blanc col rond, pas spécialement ajusté, avec un jeans déchiré ; la cigarette au bout des lèvres, il plisse les yeux en tirant dessus.
    « Ça va aller ? » il se renseigne en attrapant sa cigarette du bout des doigts, entre le pouce et l’index, la grimace typique du fumeur sur le visage lorsque la nicotine brûle ses bronches.
    « Oui ça va aller » je réponds mécaniquement, alors que je suis happé par son regard, désorienté par un trop plein d’émotions nouvelles.
    « Salut ! Et encore désolé… » fait-il, avant de repartir.
    « Salut ! » je lâche tout bas, en le regardant s’éloigner.
    Oui, salut, bel inconnu. Salut et adieu. Dans une seconde, tu m’auras oublié. Pas moi. Je te regarde marcher devant moi, le pas rapide, assuré, très mec ; je te regarde marcher vers ta vie, laissant derrière toi une intense trainée de parfum de mec : c’est une fragrance qui m’est bien familière, car elle a souvent hanté mon nez et mon cerveau pendant de nombreux moments sensuels.
    Si tu savais, bobrun inconnu, comment tu me rappelles des tas de souvenirs, à quel point tu me fais penser à lui…
    Tu as le même regard brun, intense, ténébreux, chaud comme la braise ; tu t’habilles comme lui, simplement mec, t-shirt blanc et jeans ; et même si je devine que, sous ton t-shirt, tu es certainement moins bâti que lui, tu portes le même parfum ; tu as les mêmes attitudes de mec, très mec, lorsque tu fumes ta cigarette. Te voir, c’est comme une claque dans la figure : car, te voir, c’est comme le voir, lui.
    Une claque qui, en une fraction de seconde, fait tout remonter en moi… tout ce que je veux oublier…
    C’est pas possible, je n’arriverai jamais à l’oublier…
    La migraine ne me lâche pas d’une semelle, elle transforme ma tête en grosse caisse.
    J’ai le sentiment qu’on m’a arraché le cœur, que plus jamais je ne tomberai amoureux ; et que je ne serai plus jamais heureux.
    Je viens de rentrer à la maison, lorsque mon tel émet enfin un petit son. Le message de Julien vient d’arriver.
    « N’abandonne jamais.. tu es un vrai bonhomme. Crois en toi. Jul ».
    J’ai perdu mon amour, mais j’ai trouvé un pote.

    Après mangé, après le départ de maman, je vais à la sieste.
    Je me réveille au bout d’une heure, pas plus : non pas que je n’aurais pas voulu dormir davantage, mais il fait tellement chaud que je me réveille en nage.
    Je n’ai pas envie de lire, ni de regarder la télé. Je vais courir sur le canal. Je vais courir pour me défouler, pour tenter d’évacuer cette rage souffrance qui m’étouffe ; je vais courir pour m’épuiser.
    Je cours, longtemps, je cours comme un fou, je cours loin de la ville ; je cours en pleurant, je cours jusqu’à ce que la douleur de mes muscles soit si intense qu’elle me fasse oublier la douleur qui me ravage de l’intérieur.
    Je cours en écoutant la BO de Moulin Rouge que j’ai acheté quelques jours plus tôt. Je pleure devant la douceur de la version orchestrale de « Your song » ; je m’effondre sur la beauté mélancolique de « One day I’ll fly away » et de « Come what may » ; je me calme un peu en écoutant la version loufoque et décalée de « Like a Virgin » ; mais je me suis à nouveau submergé par ma souffrance au contact de la vibrante version de « The show must go on »… comment mon propre show va bien pouvoir continuer, maintenant ?
    La mélancolie profonde de « Nature boy » vient appuyer un peu plus sur ma tristesse ; c’est une version instrumentale, mais les mots de Bowie résonnent dans ma tête :
    There was a boy/Il y avait un garçon
    A very strange/Un garçon très étrange
    Enchanted boy/Et enchanté
    They say he wandered/On dit qu'il errait
    Very far, very far/Très loin, très loin
    Over land and sea/Au-delà de la terre et de la mer
    A little shy and sad of eye/Un peu timide et à l'oeil triste (…)
    And then one day/Et puis un jour
    One magic day/Un jour magique
    He passed my way/Il a croisé mon chemin (…)
    This he said to me/Voici ce qu'il me dit
    The greatest thing/La plus grande chose
    You'll ever learn/Que tu apprendras jamais
    Is just to love and/Est seulement d'aimer et
    Be loved in return/D'être aimé en retour

    Si seulement, si seulement c’était possible. Si seulement aimer suffisait à être aimé en retour.
    Puis, vient le « Boléro ».
    Ça démarre avec des notes de piano, elles perlent des écouteurs légères et lentes comme des larmes ; des notes qui viennent parler direct à ma tristesse, l’interpeller, la mettre à nu.
    Mais ça ne dure qu’un temps : les percussions déboulent avec la puissance et la violence d’une rivière en crue, avec la violence de la vie qui continue impitoyable malgré ma détresse ; le premier violon surgit avec un son lancinant et déchirant, comme le cri désespéré de ma souffrance qui veut juste qu’on la laisse tranquille, qui veut échapper au bruit, à la lumière, à la violence de l’existence ; alors que les percussions, implacables, de plus en plus rapides, semblent marteler que l’univers se fiche royalement de cette souffrance, et qu’il n’y aura aucun répit, qu’il faudra juste vivre avec, ou mourir.
    Le « Boléro », scandé par ses percussions au rythme presque obsessionnel, mené par ses violons et ses claviers rutilants, instille dans mon esprit une sorte de fatalité du temps qui passe et qui emporte le bonheur à tout jamais, une impression qui fait écho au sentiment de désolation qui m’habite depuis bientôt 24 heures.
    Mais il y a, à mon sens, autre chose qui se dégage du « Boléro », au-delà de cette impression de fatalité : c’est une énergie positive qui semble suggérer la nécessité de l’effort, pourtant inhumain, d’aller de l’avant.
    Le rythme s’accélère encore, s’envole, va de l’avant, prend de la hauteur ; il semble vouloir me dire que non, le monde ne va pas s’arrêter de tourner parce que je suis au plus mal ; que je n’ai pas le choix, qu’il va falloir me remettre debout, aller de l’avant avec mes propres forces, même si je n’en ai pas du tout envie ; qu’il va falloir que j’accepte le fait que c’est fini et qu’il ne reviendra pas ; qu’il faut que je recommence à vivre, sans lui.
    Mais comment ?
    Comment supporter ce message, celui d’aller de l’avant ; où trouver assez d’énergie pour aller de l’avant, alors que toutes les fibres de mon cœur voudraient remonter le temps au dernier moment heureux avec lui ?
    Pourtant, si je veux cesser de souffrir, il faut que j’arrive à mettre ce coup de collier pour m’arracher de ce passé douloureux et aller vers l’avenir qui m’attend.
    Je serre les dents pour écouter le « Boléro » jusqu’au bout, je le passe une deuxième fois, une troisième, comme un mantra ; je monte le son à fond la caisse, je me défonce les tympans sur le rythme percutant ; j’essaie de m’imprégner du message d’espoir que j’ai envie d’y voir, en essayant de le faire mien.
    Le « Boléro » devient ainsi la BO de ma rupture.
    Hélas, c’est encore bien trop tôt pour pouvoir espérer surmonter la blessure récente, vive et brûlante : je ne peux me débarrasser si facilement du sentiment d’injustice, de gâchis, de désolation qui me déchire ; le sentiment de m’être trompé à ce point sur ce mec, le sentiment de m’être fait avoir comme un idiot, de m’être donné à lui avec trop d’imprudence, de m’être fait baiser au sens propre comme au sens figuré ; le sentiment de m’être mis à nu devant lui avec une naïveté ridicule, pour voir mon amour piétiné.
    J’ai envie de crier à men déchirer les poumons tellement j’ai mal.
    Je rentre à la maison en fin d’après-midi ; je suis tellement épuisé que j’ai envie de gerber ; je suis malade et je n’ai même pas envie de diner.
    « T’es sûr mon Nico ? Tu ne veux vraiment rien manger ? ».
    « T’en fais pas, maman, je vais dormir, demain ça ira mieux… ».
    « Tu es pâle comme un linge… ».
    « Je suis fatigué… ».
    Seul dans ma chambre, je m’effondre.
    24 heures déjà : les « anniversaires » comptent parmi ce qu’il y a de plus dur à encaisser dans une rupture.
    Avec les exhortations à ne pas s’apitoyer sur soi-même, à aller de l’avant, à ne pas se faire pourrir la vie par « celui qui n’en vaut pas la peine ».
    Les mots de Julien, le « Boléro », un seul message bombardé dans ma tête : accepter l’inéluctable et passer à autre chose.
    Je ne peux pas accepter, je ne veux pas accepter. Comment accepter qu'on vous arrache le cœur ?
    Seul dans ma chambre, dans mon lit, dans le noir, je revois son visage, le nez en sang ; je revois son regard juste avant de quitter la maison, ce regard perdu dans lequel je suis sûr d’avoir vu du regret, un déchirement, une profonde tristesse : comme s’il se faisait violence pour être aussi mauvais ; et ce, dans le seul but de laisser cette histoire impossible derrière lui, avant de s’envoler pour Paris ; dans le but de me dégouter de lui, de me priver de tout faux espoirs.
    Mais si ça lui coûte autant de piétiner notre belle histoire, pourquoi il s’inflige ça, pourquoi ?
    Je me dis qu’il ne peut pas aller au bout de sa bêtise, non ; qu’à un moment ou à un autre, il va bien se rendre compte qu’il est en train de détruire quelque chose de beau et d’unique, quelque chose qui apporte du bonheur dans sa vie ; cet amour, cette complicité, cette tendresse qu’il y a entre nous.
    Je me dis que je dois tenir bon, qu’il va avoir un sursaut de lucidité et réaliser à quel point il a été horrible et injuste… ce n’est pas possible autrement ; je me dis qu’avant de partir pour Paris, il va m’envoyer un sms, des excuses ; je me dis qu’il va revenir vers moi, me demander de nous revoir une dernière fois, me serrer dans ses bras, me dire qu’il regrette, qu’il s’est rendu compte que je lui manque ; me demander de tout lui pardonner. Et je lui pardonnerais ; cent fois, je lui pardonnerais.
    Stupide et vaine attente. Espoir éphémère, dont la déception d’heure en heure, n’a de résultat que d’exacerber encore un peu plus ma souffrance.
    Soudainement, je ressens le besoin de me séparer de ses affaires ; c’est un besoin violent, auquel je tente de m’accrocher en espérant au plus vite me débarrasser de cette souffrance.
    En repensant au dédain avec lequel il a refusé le maillot que je lui ai offert, je me sens insulté et offensé ; je me suis fait une telle joie de lui acheter, j’ai mille fois imaginé le moment de lui offrir, le bonheur de lui faire plaisir ; jamais je ne me serai imaginé que ça se passerait de cette façon.
    Quoi faire désormais de ce maillot ? Je ne peux pas le garder. Le jeter ? C’est dommage. Je vais le filer à Emmaüs. Il reste sa chemise, son t-shirt, son boxer, les trois photos dont Thibault m’a fait cadeau : je les mets dans une poche que je ferme ; demain, je vais les jeter. Il faut juste que je trouve le cran de le faire. Je vais le trouver. Je ne veux rien garder de lui. Rien qui me rappelle nos moments ensemble. Il y a assez de souvenirs dans cette maison, dans ma tête, pour que je laisse des objets m’en rappeler davantage.
    La migraine m’assiège, me persécute, implacable tortionnaire ; mes nerfs sont en boule : j’ai l’impression d’être tellement fatigué, que mon épuisement m’empêche paradoxalement de trouver le sommeil ; j’ai l’impression que mon cerveau, mes hormones, sont complètement détraqués, que plus rien ne marche dans mon corps.
    Vivement la rentrée, que je me tire à Bordeaux ; loin de cette chambre, loin de cette maison, de cette ville, des souvenirs, de cette souffrance insupportable.

    Samedi 12 août 2001.

    La nuit a été longue : la nuit est interminable lorsque les sommeils sont courts. Je me réveille encore plus fatigué et mal en point que la veille. J’ai tout juste le courage de me trainer jusqu’à la salle de bain pour faire pipi, jusqu’au frigo pour boire un verre de jus de fruits et de m’éclipser avant que la maison ne se réveille. Je monte les marches de l’escalier avec une allure de zombie, ces mêmes marches que j’ai tant de fois grimpées quatre à quatre pour aller à sa rencontre.
    Je me recouche. Je ne sais pas si je vais pouvoir retrouver le sommeil. Pourtant, c’est décidé, ce matin je ne vais pas me lever. Je n’ai aucune raison de me lever. Je me recroqueville dans ma tanière, la radio toujours en bruit de fond.
    Contre toute attente, je me rendors. Et pendant très très très très très longtemps.

    Mon réveil, en milieu de l’après-midi, sera un brin brutal : c’est la voix d’Elodie qui me tire de ma léthargie, Elodie en mode surjeu à fond, telle un guest déboulant au beau milieu d’un épisode de série comique.
    « Allez, cousin, t’as assez dormi… secoue toi, prends une douche, on se tire… ».
    « De quoi ??? » je m’insurge, émergeant en sursaut.
    « Ah putain… ça sent le phoque ici ! » fait elle, se précipitant à la fenêtre pour ouvrir les volets.
    La lumière vive et la caresse musclée du vent d’Autan ajoutent de la violence à ce réveil sauvage.
    « Laisse-moi dormir ! » je fais, mauvais, en enfouissant ma tête sous la couette.
    « Allez, cousin, ne fais pas l’autruche… file te doucher… on part à Gruissan ! ».
    « Quand ? ».
    « Tout de suite ! Ce soir je veux manger un plateau de fruits de mer ! ».
    L’idée de bouger de mon lit me parait inconcevable.
    « Je dors… ».
    « Bouge ton cul ! » fait elle en m’arrachant la couette.
    Je fais un rapide check-up de mon état physique. Verdict : je me sens toujours très fatigué, mais la migraine semble me donner un répit.
    « Allez, on y va ! » fait elle en attrapant l’une de mes chevilles et en tirant vers le fond du lit.
    « Tu me casses les… ».
    « Je sais, mais t’as encore rien vu… je te laisse une demi-heure… le temps de prendre un café avec tata… après je remonte avec un seau d’eau et de glaçons ! ».
    Je l’écoute redescendre les escaliers. Je l’entends discuter avec maman. Je n’arrive pas à capter leur conversation, mais quelque chose me dit que maman n’est pas étrangère à la venue d’Elodie.
    En tout cas, passé le premier moment de ce réveil un peu brutal, la présence de ma cousine commence vite à me faire du bien. L’idée de partir loin de Toulouse, de me retrouver seul avec elle, de déconner comme des fous, commence à me plaire.
    Je me levé, je passe à la douche ; l’eau tiède aussi me fait du bien. Je m’habille, je jette quelques affaires dans ma valise et je descends.
    « T’es prêt, cousin ? ».
    « Pas tout à fait… j’ai un truc à faire, avant de partir… je te demande une petite demi-heure de plus… ».
    « C’est quoi que tu dois faire ? » me demande Elodie, sans détour.
    « Juste me débarrasser d’un truc… ».
    « Et ça ne peut pas attendre ? ».
    « Non, je dois le faire maintenant, c’est important… ».
    « Ok, à toute mon cousin ! ».
    Pendant ma douche, j’ai repensé au maillot. Je ne peux pas le garder, mais je ne vais pas le jeter, ni le donner à Emmaüs. Ce maillot est un cadeau et il appartient désormais à son destinataire ; s’il n’en veut pas, il le jettera à la poubelle par lui-même. Je ne sais pas combien de temps nous allons rester à Gruissan ; et il y a de fortes chances que quand je reviendrai sur Toulouse, il sera déjà parti à Paris. Alors, c’est maintenant ou jamais.
    Certes, je pourrais le filer à Thibault : mais, d’une part, le temps me manque ; et d’autre part, je n’ai pas envie de le voir : voir Thibault, c’est comme voir le garçon qui est à l’origine de mon malheur ; sa présence ne ferait que me rappeler le bonheur que j’ai perdu, et je n’ai pas vraiment besoin de ça.
    De plus, à l’heure qu’il est, il doit être au courant de ce qui s’est passé entre son pote et moi, et je n’ai pas du tout envie d’en parler.
    Bientôt 48 heures… 48 heures déjà… qu’est-ce que c’est dur ces putain d’« anniversaires ».
    Oui, Thibault doit être au courant de ce qui s’est passé entre son pote et moi. Ça me parait difficile qu’il ne le soit pas. Un petit message de sa part m’aurait fait du bien, malgré tout. A moins qu’il se dise que j’ai besoin de rester seul et que je sais où le trouver en cas de besoin.
    De toute façon, je n’ai pas envie de le voir ; je vais partir avec Elodie, et j’ai besoin de faire le vide, de me couper de Toulouse et ses habitants, tous ses habitants.
    J’ai mis le maillot dans un sac en papier, j’ai marqué son nom dessus. Le milieu de l’après-midi c’est l’heure idéale pour aller à la brasserie sans craindre de le croiser ; à cette heure-ci, il va être en pause : je vais laisser le maillot à son patron ou à un collègue. Au pire, si je le croise, je le laisserai sur une table et je partirai. Mais j’espère vraiment ne pas le croiser.
    Oui, ce maillot a un seul destinataire possible ; m’en débarrasser, c’est un geste qui a une grande signification pour moi, un geste que je voudrais purement cathartique.
    Pourtant, à regarder de plus près, sous l’envie de me délester de ce symbole d’un passé si lourd à porter, dans mon geste il y a quand même l’envie sous-jacente de le retenir, ce passé ; ce geste, c’est comme une bouteille jetée à la mer ; dans mon geste, je nourris quand même l’infime espoir d’arriver à toucher son cœur. Je repense à ce regard de gosse qu’il a eu lorsqu’il l’a déplié et je me dis que ce maillot est vraiment ma toute dernière carte à jouer.
    Je suis parti de la maison très déterminé, mais je sens ma volonté flancher un peu plus à chaque pas ; je redoute de le croiser, car même le voir de loin me parait un effort insoutenable.
    Le cœur tape si fort dans la poitrine qu’il semble devoir l’exploser à chaque battement.
    Je me fais violence pour avancer ; les percussions implacables du « Boléro » résonnent dans ma tête et je presse le pas, droit devant moi, j’y vais comme un train lancé à toute allure vers le terminus, ignorant tout sur son passage.
    Lorsque j’arrive à Esquirol je suis hors d’haleine, j’ai les jambes en coton et une crampe à la main à force de serrer le sachet.
    Une silhouette noire et blanche déboule en terrasse avec un plateau à la main et je suis au bord du back out.
    Fausse alerte, ce n’est pas lui. C’est son patron.
    Comme je m’y attendais, il n’y a pas grand monde en terrasse à cette heure.
    J’attends que le type soit revenu dans la salle pour rentrer à mon tour. Une fois à l’intérieur, mon regard est immédiatement happé par la porte qui mène aux toilettes, et bien au-delà des toilettes ; mon cœur est aspiré par le souvenir désormais nostalgique et douloureux de cette pipe dans la remise, même pas une semaine plus tôt.
    Comment ma vie a changé depuis : il y a six jours, j’étais le mec le plus heureux de la terre ; six jours plus tard, je suis aussi malheureux que les pierres. Ces putains d’« anniversaires », putain !
    « Bonjour… » je me lance.
    « Bonjour, c’est pour une commande ? ».
    « Euh… non, je voudrais laisser ça… ».
    « Il n’est pas là ! » fait le patron en lisant le nom du destinataire.
    « Je peux vous le laisser quand même ? ».
    « C’est quoi ? ».
    « Un maillot de rugby… ».
    « C’est de la part de qui ? ».
    « Un pote… euh… Nico… ».
    « T’es son pote ? » »
    « Ouaiss… ».
    « Mais dis-moi, ce ne serait pas avec toi qu’il s’est battu ? » fait il en regardant fixement le bleu sous mon œil. Je viens de me rendre compte que j’ai oublié de passer les lunettes de soleil.
    « On a eu un petit différend… ».
    « C’est encore à cause d’une nana, c’est ça ? ».
    « On va dire ça comme ça… » je coupe court « vous lui donnerez ? ».
    « Oui, je lui donnerai tout à l’heure… ».
    En repartant après avoir déposé le maillot, je ressens un mélange de détachement, de soulagement et de tristesse. A vrai dire, je ne sais pas lequel des trois sentiments était le plus fort. Peut-être le détachement.

    La cité de Carcassonne fait son apparition sur notre gauche, embrasée par la couleur orange du soleil couchant. Je regarde ma cousine en train de conduire et je repense à Julien en train de conduire ; je repense à mon état la veille et à celui de cet instant ; tant d’heures de sommeil m’ont un peu remis sur pattes. La bonne humeur de ma cousine a un effet positif sur mon moral : depuis que nous avons quitté St Michel, nous n’avons pas cessé de rigoler, de chanter ; elle m’a raconté plein d’histoires drôles sur ses collègues de travail ; elle m’a parlé de Philippe et de ses soucis de voiture.
    Nous avons abordé tout un tas de sujets, mais elle ne m’a pas posé une seule question sur ma gueule en vrac ; elle doit pourtant être au courant de ce qui s’est passé, ou du moins se poser des questions.
    Je connais ma cousine ; elle va attendre un peu que je fasse le premier pas. Mais très vite, elle va me lancer des perches tellement immenses, que je vais être obligé de mordre.
    Je sais que tout viendra en son temps, quand je serai prêt.
    Ou bien quand elle en aura marre d’attendre.
    « Ah, bah, dis-donc, tu t’es fait bien refaire le portrait… » elle finit par me lancer de but en blanc dès que nous nous retrouvons dans l’appart.
    « Conasse ! » je rigole.
    « Oui, c’est moi… et maintenant, tu vas tout me raconter depuis le début… ».

    « Et alors, tu l’as frappé en premier… » fait semblant de s’étonner Elodie à la fin de mon récit… jamais je ne t’aurai cru capable de frapper qui que ce soit… ».
    « Parce que je suis pd ? » je m’insurge face à celui qui me semble être un cliché insupportable.
    « Non, parce que tu es un mec bien, espèce d’idiot ! ».
    « Oui, je n’arrive pas à le croire moi-même… ».
    « En réalité, ton geste ne m’étonne qu’à moitié… ».
    « C'est-à-dire ? ».
    « Le coup que tu lui as porté, ce n’est pas de la violence gratuite… ce coup, c’est juste l’expression de la souffrance que tu as ressenti à ce moment-là… il a été trop loin ce petit con… je veux bien que toute cette histoire soit difficile à vivre pour lui aussi, mais il n’a pas à te charger de cette façon… ».
    « J’avais tellement mal à ce moment-là… ».
    « J’imagine bien, mon cousin… à vrai dire, je pense que dans cette beigne il y avait toute la souffrance et la frustration qui se sont accumulées en toi au fil de cette relation… et elles sont ressorties d’un seul coup… ».
    « Mais je n’aurais pas dû le frapper pour autant… en le frappant, c’est moi qui ai mis le mot fin à notre relation… ».
    « Mais qui sait, Nico ? Peut-être que dans sa tête de petit con, ce coup dans la gueule lui a fait découvrir une nouvelle facette de Nico… un Nico qui en a marre de tout accepter sans broncher… va savoir, peut-être que ton coup de poing dans la gueule, ça l’a impressionné… ».
    « Je ne pense pas pouvoir impressionner un gars comme lui… je n’ai pas assez de caractère… ».
    « Tu as un caractère bien plus trempé que tu ne l'imagines ! Bien sûr, tu es moins virulent que lui… t’as peut-être moins de tchatche, et surtout tu te laisses dominer par ton attirance… mais au moins, tu sais qui tu es et tu l’assumes… alors que lui, c’est tout le contraire : il fort à l'extérieur, physiquement, verbalement ; il est fort en apparence, mais fragile à l'intérieur… et sa virulence, ses changements d’humeur, d’attitude, ce sont des aveux de faiblesse… son comportement, c’est un comportement puéril…
    C’est pas étonnant qu’il se comporte de cette façon pile au moment où s’offre à lui la possibilité de partir à Paris… je crois que cette nouvelle lui a fait soudainement réaliser qu’il tenait véritablement à toi et qu’il risquait de souffrir en partant… alors, il choisit la solution radicale, chercher à t’oublier en se persuadant qu’il te méprise, chercher à se montrer impitoyable et froid avec toi pour que tu l’oublies aussi…
    A mon avis, il doit être cruellement partagé entre deux sentiments : la joie de voir son rêve se réaliser, et la frustration, la tristesse de se rendre compte que ce rêve est a priori incompatible avec ce qu’il était sur le point d’accepter… ».
    « Accepter quoi ? ».
    « Mais d’être amoureux, banane ! C’est un peu comme s’il s’en voulait et s’il t’en voulait de cet amour qui vient compliquer ce moment qui aurait dû être un beau moment pour lui… ».

    Aller à la plage, me baigner, rester des heures sous le parasol à mater les bogoss avec Elodie, faire des classements, délivrer des notations, disserter à l’infini sur la beauté masculine ; et passer d’autres heures en silence, côté à côté, à lire de bons bouquins ; puis, vers le soir, marcher longuement sur la plage, rigoler et refaire le monde ; s’acheter une pizza et rester tard face à la mer, regarder le coucher de soleil jusqu’à la dernière image, comme le générique de fin d’un film qui nous a émus et qui nous scotche à notre fauteuil ; puis, la nuit tombée, écouter la mer calme, la peau caressée par la brise du soir, les pieds dans le sable ; parler, rigoler, parler, pleurer.
    Sortir le soir, chaque soir ; pour boire un verre, pour mater encore du bogoss. Pour rigoler. Pour tenter de réapprendre à vivre.


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  •  Bonjour à toutes et à tous ! Bienvenue sur le site Jérém&Nico   55.2 Des grains de sable et des pas de crabe.


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    55.3 La dernière fois que Jérém est venu chez moi.


    Vendredi 10 août 2001

    Le vendredi matin de cette triste semaine sans Jérém, je me réveille avec le moral dans les chaussettes, sous les semelles même. Je n’ai pas bien dormi, je suis claqué.
    Le beau temps persistant, ce soleil qui semble vouloir défoncer les volets pour annoncer une autre belle journée d’été, ne fait qu’alimenter ma tristesse.
    Oui, je n’ai pas du tout envie de me lever ce matin. Je ne me sens pas capable d’affronter une nouvelle, interminable attente de la venue de la seule personne qui pourrait me rendre heureux, qui m’a si intensément rendu heureux pendant une semaine merveilleuse, mais qui ne semble plus du tout motivé à le faire.
    Mais en même temps, je me sens tellement mal dans ma peau, dans mes draps, que je ne tiens pas en place ; j’ai envie de sortir, partir loin de cette chambre où tout me rappelle la présence du Grand Absent ; j’ai envie de prendre l’air, même si je sais d’avance que tout ce que j’entreprendrai me sera insupportable.
    Il n’est que 6h45 mais il fait déjà chaud dans ma chambre. J’étouffe, j’ai besoin d’air.
    J’ouvre les volets, je laisse rentrer le soleil matinal. Je respire profondément, je remplis mes poumons, comme si l’air frais du matin pouvait me nettoyer de l’intérieur, chasser cette fatigue, ce mal-être, cette tristesse qui m’assomment.
    Hélas, ce n’est pas du tout le cas. Car, en plus de ce soleil qui parle de vacances, de cette insouciance et de ce bonheur qui me sont interdits, le vent d’Autan vient mettre son grain de sel dans l’épais faisceau de mes inquiétudes, sur la brûlante blessure de mon chagrin.
    Le vent s’emmêle dans mes cheveux, joue avec les poils fins de mes bras, me donne des frissons ; il fait couler mes yeux, qui n’ont pas vraiment besoin de cela pour être humides.
    Le vent d’Autan, cet élément puissant, omniprésent, indissociable des façades en briques de la Ville Rose, ce vent qui balaie tout sur son passage ; sa caresse incessante, comme une métaphore du temps qui passe et qui, lui aussi, balaie tout sur son passage : les jours heureux, les espoirs, le bonheur ; le temps qui file entre mes doigts : les heures, les jours avant que Jérém ne quitte Toulouse pour l’aventure du rugby pro, à Paris.
    Je pense que Jérém va venir aujourd’hui : ça devrait me rendre heureux. En réalité, je redoute sa venue. J’ai peur du Jérém que je vais retrouver ; j’ai peur de ne pas savoir trouver les bons mots, peur de ne pas arriver à toucher son cœur, peur que ce ne soit des retrouvailles d’adieu ; peur que ça se finisse mal entre nous. Peur d’avoir mal, très mal.
    « Ecoute-moi bien… si je viens, ce sera juste pour récupérer ma chaînette, et je me casse ! ». Ses mots de la veille résonnent douloureusement dans ma tête, elles s’enfoncent comme des lames dans mon cœur, elles me donnent envie de pleurer.
    Mais pourquoi est-il autant en pétard avec moi ? Oui, il y a eu cette pipe ratée ; oui, j’ai été un peu collant ; oui, il y a cette nouveauté du départ imminent pour Paris qui chamboule toute sa vie ; oui, il y a eu cette conversation avec Thibault qui, pourtant nécessaire, n’a fait que jeter de l’huile sur le feu : mais est-ce que je mérite cet éloignement soudain, cette froideur, ce mépris ?
    J’ai à la fois terriblement envie qu’il vienne et j’appréhende son attitude, notre conversation, ses mots qui peuvent être blessants comme des coups de canif ; j’ai la trouille à l’idée de découvrir ses intentions, de me retrouver face à ses décisions, à son indifférence, à sa distance.
    La matinée commence dans une morosité déprimante. Je décide d’aller courir sur le canal : j’ai besoin de prendre l’air, de changer de décor, j’ai besoin de m’épuiser jusqu’à ce que la douleur physique soit si intense qu’elle me fasse oublier mon angoisse.
    Lorsque je rentre à midi, je suis défait, en nage, un zombie qui ne sens même plus ses jambes : je prends une douche et je déjeune avec maman.
    « Ça va, Nico ? Tu as l’air fatigué aujourd’hui… ».
    « Ca va, maman, j’ai eu chaud cette nuit, j’ai mal dormi à cause de ça… ».
    « Tu vas pouvoir faire la sieste tout à l’heure… ».
    Maman, si tu savais à quel point ça me touche que tu t’inquiètes pour moi ; si tu savais à quel point, à un moment, pendant ce déjeuner, j’ai failli fondre en larmes et te dire ce qui me fait si mal au point de m’empêcher de dormir. Oui, maman, j’ai horriblement envie de pleurer dans tes bras !
    Si je ne le fais pas, c’est parce que je ne veux pas que tu t’inquiètes pour moi. Je sais qu’un jour tu sauras qui je suis vraiment ; et si je sais même que tu dois déjà un peu t’en douter. Mais avant de te parler, maman, j’ai besoin de pouvoir m’appuyer sur un bonheur stable, un amour en CDI, et non pas en Intérim : chose que, je pense, ce ne sera pas pour tout de suite.
    Alors, maman, avant de laisser couler les larmes qui se pressent à mes yeux depuis ce matin, j’attendrai que tu sois partie, j’attendrai de me retrouver seul dans cette maison vide, entre ces quatre murs où, à un moment, j’ai vraiment commencé à croire que le bonheur avec mon Jérém était à portée de main.
    Maman vient tout juste de partir, et je fonds en larmes sur le canapé du séjour ; je me laisse aller, je relâche la tension ; très vite, l’épuisement moral s’ajoute à l’épuisement physique : je me sens vidé de toute énergie. Je m’allonge sur le canapé, j’écoute ma respiration se mélanger au bruit de fond de la ville qui grouille derrière la porte d’entrée ; et je me laisse gagner par le sommeil qui m’envahit.
    Petit intense bonheur que la sieste, pont merveilleux au-dessus des heures et de la souffrance, raccourci indolore vers le milieu de l’après-midi.
    Lorsque j’émerge, il est 15h10. Je me réveille en sursaut, plombé par l’insistante angoisse d’avoir raté la venue de Jérém. Il me faut un petit instant pour me dire que ce n’est pas possible ; que s’il était venu, j’aurais bien entendu cette sonnette particulièrement retentissante !
    Je regarde le portable : aucun message. L’attente recommence, insupportable parce qu’indéfinie.
    Heureusement, aujourd’hui encore, j’ai un bon allié pour essayer de tromper le temps, un bouquin vraiment captivant capable de me distraire de mon immense angoisse.
    « Tribunal d’honneur », le livre de Dominique Fernandez sur la vie de Tchaïkovski, est le compagnon qu’il me faut pour laisser avancer l’après-midi sans accrocher mon désespoir à chaque minute.
    Page après page, on suit le grand musicien dans cette partie de sa vie qui se déroule dans l’ombre, à l’abri des regards d’une société rigide et répressive qu’est l’époque tzariste du 19ème siècle. En se basant sur des « bruits de l’Histoire », l’auteur nous fait découvrir le penchant du grand musicien pour les garçons, penchant qui l’aurait porté à sa perte.
    La ville de Saint-Pétersbourg sert de décor à cette histoire qui ressemble à un polar historique ; ses monuments, ses perspectives, ses ponts, ses canaux jouent un rôle de premier plan dans cette atmosphère pesante qui donne de la puissance à l’intrigue. Sa présence est tellement forte que, page après page, elle devient presque un personnage à part entière.
    Oui, ce bouquin est un très bon allié pour tromper l’attente ; d’autant plus que, depuis les toutes premières pages, le récit m’a donné envie d’accompagner la lecture par l’écoute de la musique du Grand Maestro.
    Je monte dans ma chambre et j’attrape un cd que j’avais acheté à mes 12 ans, pendant ma période « Musique classique » : c’était une période où, au gré de sorties chez le marchand de journaux, j’ai découvert bon nombre des grands classiques.
    La rencontre entre une lecture captivante et la perfection mélodique des compositions du Maestro russe m’amène loin, si loin de cette maison, de cet après-midi, de cette attente insupportable ; je me laisse porter par l’intense émotion esthétique, par les sensations suggérées par ces notes à la fois tristes et douces, un pur bonheur pour les oreilles, une délicieuse caresse pour l’esprit.
    15h22. La Valse du Lac des Cygnes s’envole des enceintes et remplit le séjour de sa grâce, tel un oiseau qui déploie des ailes et qui dessine des vagues dans l’air.
    L’envolée de violons dans le grand final provoque en moi une émotion, un plaisir esthétique suprême ; et lorsque la dernière note retentit, un seul mot s’affiche dans ma tête : « ENCORE ! ». Magie du CD, grâce à laquelle, en appuyant sur une simple touche, il est permis d’assouvir cette soif de beauté jamais étanchée.
    15h29. La mélancolie de certains passages du « Pas de deux » ravive ma tristesse et mon angoisse. Et si Jérém ne venait pas ? Si vraiment il avait tout simplement décidé qu’il n’a plus rien à faire avec moi, que c’est mieux ainsi, s’il avait tout simplement pris les devants sur sa nouvelle vie qui se profile ? J’ai le cœur lourd, ses battements assourdissants secouent mon corps tout entier, m’épuisent. Si seulement c’était aussi facile de faire revenir le garçon aimé que de réécouter un bon morceau de musique.
    15h43. Non, ce n’est pas possible : ça ne peut pas se finir de cette façon entre nous. Et même si, par suprême malheur ça devait se finir – idée dont la simple évocation me plonge dans un désespoir total, me fait mourir de l’intérieur – je crois avoir droit à un épisode final, un épisode où je pourrai poser toutes les questions, avoir toutes les réponses.
    16h04. Les trois « Danses », pêchues et entraînantes, me redonnent espoir.
    Mais putain ! Il DOIT venir, au moins une dernière fois ! Il va quand-même venir récupérer sa chaînette… il semble quand-même y tenir, merde ! Au fait, je ne me suis jamais posé la question : qu’est-ce que représente cette chaînette pour lui ? Depuis quand il la porte ? Je l’ai toujours connu avec, dès ses 15 ans, du premier jour du lycée. Mais comment est-elle arrivée autour de son cou ? Quelqu’un lui a offerte ? Ça m’étonnerait que ce soit un cadeau de l’une des nanas avec qui il a couché : je pense qu’il ne l’aurait pas gardée. J’aimerais tant savoir.
    16h16. Le Casse-Noisette enjambe le pas au Lac des Cygnes : la « Danse de la Fée Dragée » arrive et, avec elle, le souvenir du jour déjà lointain où j’ai découvert ce chef d’œuvre qu’est « Fantasia ».
    Il va venir, c’est sûr… mais comment je vais m’y prendre pour le faire rentrer et, surtout, pour qu’il m’écoute ? Et encore, lui dire quoi ? Si je commence à le saouler dès son arrivée, il va se tirer, c’est sûr.
    Avec quelle tenue, avec quelle imprévisible nuance de sexytude va-t-il m’assommer aujourd’hui ?
    16h27. Après la « Danse Arabe » qui plombe à nouveau le moral, la « Danse Chinoise » et la « Danse des Mirlitons » me remettent de bonne humeur.
    Le roman s’attarde sur la description du très beau Vladimir, garçon charmeur et effronté dont la jeune virilité provoque l’émoi chez certains esprits sensibles de son régiment.
    De tout temps, la beauté et l’effronterie d’un jeune mâle ont attisé le désir.
    Je sais que lorsque Jérém sera là, devant moi, sexy au possible, je serai immédiatement assailli par l’envie déchirante de me laisser déborder par sa puissance sexuelle. Ce garçon est ma drogue, son nectar de petit mec, mon énergie.
    Quatre jours que je n’ai pas goûté au contact avec son corps : je suis en manque. Qu’est-ce que ça me manque de l’avoir avec moi, sur moi, en moi ; de le voir, de le sentir prendre son pied ; de le voir jouir ; notre complicité, me manque ; sa présence me manque, à m’en déchirer les tripes elle me manque.
    16h41. Les premières mesures de la « Valse des Fleurs » jaillissent des enceintes et retentissent dans le séjour.

    Écouter La Valse des fleurs en cliquant ICI

    Après une longue introduction, le thème principal démarre : note après note, cercle après cercle, envolée après envolée, la « Valse » dévoile petit à petit sa beauté magique, dans un crescendo détonnant ; plus le mouvement avance, plus je ressens la sensation d’un soudain apaisement, d’un profond bien être se diffuser en moi ; magie de la musique, de la beauté, elle me transporte à un endroit hors du temps et de l’espace où, soudainement, tout me paraît simple, possible, à ma portée.
    Je vais parler à Jérém, je vais lui dire à quel point je l’aime : il ne pourra pas être insensible à l’amour que je lui porte.
    Mais quand lui parler ?
    C’est simple : je vais lui parler après l’amour, en surfant sur les bonnes dispositions qu’apporte le plaisir.
    Mais est-ce qu’il aura envie de coucher avec moi ?
    Bien sûr qu’il en aura envie : il aime trop ça.
    Mais s’il est toujours aussi en pétard qu’il l’était hier, rien n’est moins sûr…
    Mais il ne le sera pas : et même s’il l’est, je vais l’accueillir avec le sourire, je vais détendre l’ambiance, je vais faire en sorte qu’il se sente à l’aise. Je vais le faire jouir comme jamais, le faire jouir à le rendre dingue…
    Oui, lui parler après l’amour… mais attaquer par quoi ?
    C’est évident : par son départ à Paris. Je vais profiter de l’occasion pour lui dire à quel point je suis heureux pour lui, fier de lui, mais en même temps à quel point cela m’affecte, à quel point je tiens à lui…
    Problème : cela serait une super accroche, sauf que j’ai promis à Thibaut d’attendre que ce soit lui-même à m’en parler…
    Mais il va m’en parler, c’est sûr : il va venir pour sa chaînette, mais il va venir pour ça aussi ; et peut-être même que son attitude va parler pour lui, qu’elle va me montrer à quel point ça le touche de partir loin de… nous…
    Il va juste me falloir la jouer avec du tact : lui faire comprendre qu’il m’a manqué, tout en évitant de me montrer trop affecté par cette semaine sans lui ; et, en ce qui est de l’avenir, je dois essayer de lui faire comprendre que je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour que l’on puisse continuer à se voir, avec toute la discrétion que son nouveau statut va certainement lui demander.
    La Valse s’envole de plus en plus haut, et mon cœur avec.
    Dans le passage que je suis en train de lire, le Général Apraxine s’ouvre au protagoniste du fait d’avoir sur les bras une affaire de mœurs qui le met dans le plus grand embarras.
    « Le chef d’accusation est donc si grave ? » s’étonne son interlocuteur.
    La Valse s’élève, virevolte, s’emballe.
    « Oui et non » admet le Général « s’il s’agissait d’un homicide, ou si la sécurité de l’Etat se retrouvait en jeu, ma religion serait faite. Mais ce genre d’affaire ? Menace-t-elle l’ordre établi ? Certaines civilisations anciennes n’avaient rien à redire, là où nous rebiffons avec un sentiment d’horreur… ».
    Quand j’y pense, le parallèle est saisissant.
    Certes, je ne vis pas dans la ville de Saint Pétersbourg des Tzars, au 19ème siècle : je vis à Toulouse, dans une démocratie accomplie, 120 ans plus tard ; je vis en France, ce pays où, depuis 20 ans – que 20 ans, mon Dieu, que 20 ans ! – être pd n’est plus un délit aux yeux de la loi.
    Je vis dans un pays où l’on a déjà entendu à la radio que : « La différence, quand on y pense, mais quelle différence… » ; ou encore que : « Adam et Yves, ce sont des choses qui arrivent » : hélas, ce n’est pas pour autant que les regards portés sur deux garçons qui s’aiment sont toujours bienveillants.
    Les dernières envolées de la Valse des Fleurs brillent de mille feux.
    Bien sûr, ça me fait chier que Jérém n’assume pas le fait d’aimer être avec moi ; mais, quelque part, je le comprends : oui, je comprends que le risque de troquer l’admiration dont il est entouré, par le mépris qui l’attend en s’assumant, ça puisse le faire réfléchir ; d’autant plus maintenant, alors qu’il s’apprête à devenir un personnage public.
    Hélas, en 2001 encore, être gay rime encore trop souvent avec le bon vieux dicton : « vivons heureux, vivons cachés » ; en 2001 encore, être gay et aimer au grand jour, ce n’est ni simple, ni courant.
    16h46. Je ne saurai dire par quel obscur raccourci le bonheur suprême d’écouter la musique de Tchaïkovski me renvoie soudainement au bonheur de contempler la plastique de mon bobrun.
    Une magnifique mélodie, un corps parfait ; l’une et l’autre percutant mon cœur, mon esprit, le cueillant par enchantement à chaque rencontre : le temps d’un enchaînement de notes pour l’une, le temps d’un regard, d’un âge de jeunesse pour l’autre ; l’un et l’autre bouleversants et fugaces, l’un et l’autre nous mettant face à la frustrante impuissance à capturer l’essence ultime de leur profonde beauté. La beauté ne se capture pas : elle s’apprécie.
    Le grand final approche, la musique fait des boucles de plus en plus grandes, de plus en plus hautes ; elle part loin, revient, insiste, persiste, comme mon regard, comme mon désir sur l’anatomie d’un bogoss. Sensualité de la musique et sensualité d’un corps ; les notes s’envolent, le va-et-vient de la musique me renvoient à d’autres va-et-vient, pendant l’amour.
    La musique est en boucle dans ma tête, dans mon esprit ; mon désir pour Jérém l’est aussi.
    C’est sur les toutes dernières échappées des cordes de la « Valse des Fleurs », qu’un nouvel instrument, jouant une seule et unique note dissonante, s’invite dans l’orchestre.
    La sonnerie de la porte d’entrée vient de retentir dans la maison.
    Je me fige, j’arrête même de respirer pour être sûr que je n’ai pas rêvé. Mon cœur ne délivre plus de simples battements, il envoie carrément des coups de massue contre ma cage thoracique ; j’ai l’impression que mon cœur va exploser, ou cesser de battre, que ma poitrine va s’ouvrir en deux.
    À cet instant précis, les cordes déchainées de la « Valse » glissent sur moi comme l’eau bénéfique d’une source, elles me procurent un intense bonheur ; j’hésite à bouger, à casser cet instant de perfection, pour aller à l’encontre d’une rencontre qui s’annonce difficile.
    Une deuxième sonnerie retentit dans la maison. Le bogoss sonne toujours deux fois. Je prends une grande inspiration, je rassemble mes forces, je bondis littéralement sur mes pattes.
    Dans ma précipitation, je manque de commettre l’irréparable : couper la « Valse » à 15 secondes de la fin ; je me ravise tout juste à temps, avant que mon doigt n’appuie sur le bouton et ne me fasse rater cet orgasme musical.
    Je traverse le couloir comme enveloppé, porté, encouragé, soutenu par les toutes dernières mesures retentissant dans la maison. Je pose ma main sur la poignée, je la tourne, je tire le battant vers moi, alors que les cinq toutes dernières notes se bousculent, s’entrechoquent, et que le silence tombe aussitôt derrière moi.
    Le bonheur provoqué par la musique résonne encore dans ma tête que déjà un nouveau bonheur s’empare de tout mon être : l’image du bogoss transperce ma rétine, mon cerveau, mon cœur, mes entrailles ; et je ressens, tout à la fois, un nœud dans la gorge, une brûlure dans le ventre, un choc dans la tête comme si on m’avait assené un coup en pleine figure ; j’ai envie de hurler, de pleurer, de me jeter sur lui direct.
    Le bogoss est là, devant moi, ses cheveux bruns coupés très courts autour de tête, faisant raccord avec sa barbe de quelques jours ; sur le haut du crâne, son brushing est relevé et fixé au gel – mais pas figé – en une sorte de crête partant légèrement sur un côté. C’est beau, c’est sexy, c’est « petit con » tout craché.
    Sa tenue du jour comporte une chemisette couleur bleu pétrole, teinte unie ; le premier bouton défait, mon regard tombe direct sur son petit grain de beauté, si mignon, si sexy ; les manchettes enveloppent parfaitement ses biceps et s’arrêtent juste en dessus de ses deux tatouages ; alors que la coupe, visiblement conçue dans le but précis de redessiner ses épaules et ses pecs, retombe à hauteur des poches d’un jeans assez clair, taillé dans un tissu qui a l’air très doux.
    Les deux pans enveloppent son torse avec une justesse redoutable, avant de se croiser sur un alignement de boutons qui semble à un souffle près de forcer sur les fentes, sans pourtant y parvenir.
    Si le logo d’une marque de prêt-à-porter à la mode n’apparaissait pas sur la manchette gauche, je dirais que cette chemisette a été coupée sur mesure. Ça me donne juste envie de pleurer.
    Envie de défaire ces boutons un à un, comme l’autre jour, avec sa chemise du taf, et découvrir tous les arômes dégagés par sa peau de jeune mec ; envie de plonger mon visage entre le tissu et sa peau, mes mains dans ses cheveux ; envie de poser mes lèvres sur chaque millimètre carré de sa peau.
    Mon regard tombe sur le pli de sa braguette, promesse de bonheurs infinis ; mes mains frémissent déjà à l’idée de frôler ce tissu ; d’ouvrir, là encore, un bouton après l’autre, de découvrir le riche bouquet de fragrances de mec qui se cache derrière ; envie de découvrir un autre tissu, dernière barrière me séparant de sa queue raide ; envie de me mettre à genoux tout de suite et de l’avoir enfin en bouche, envie de le sentir frissonner de plaisir sous les caresses de ma langue.
    Mais pour l’heure, le bogoss est toujours là, devant moi, planté sur le pas de la porte.
    « Salut » il finit par me lancer « tu me files ma chaînette ? ».
    Le ton de sa voix est distant, le regard fuyant.
    « Tu veux pas rentrer un moment ? »
    « Non, donne la chaînette, je dois y aller… ».
    « Et s’il te plaît ? » je cherche à gagner du temps.
    « S’il te plait ! » fait-il sur un ton agacé.
    « Rentre, Jérém… ».
    « Je suis pressé… ».
    « Allez, juste 5 minutes… ».
    « Je te dis que je dois y aller, je suis juste passé récupérer ma chaîne… ».
    « Viens, rentre… » je lui répète, tout en attrapant son avant-bras, simple contact qui a l’effet d’une décharge électrique « rentre juste un moment… je vais te la donner ta chaîne… ».
    Jérém oppose une résistance.
    « S’il te plaît… » j’insiste.
    Le bogoss finit par se laisser faire. Il avance, il franchit le seuil de la maison ; sur son passage, mes narines sont percutées par le coup de fouet d’une fragrance fraîche et boisée inconnue jusque-là.
    Je me retiens de lui sauter dessus sur le champ et je referme la porte derrière nous.
    « Bon, tu me la donnes, maintenant ? ».
    J’attrape la chaînette dans le col de mon t-shirt et je tente de défaire la fermeture ; j’ai les doigts qui tremblent, j’ai du mal à y parvenir ; je capte le regard de mon bobrun : il a l’air étonné que je la porte. Peut-être touché aussi.
    J’arrive enfin à ouvrir le faux maillon, je tire par un bout et je sens les mailles glisser une dernière fois sur ma peau ; je rassemble la chaînette dans ma main et la lui tends.
    Je ressens un frisson intense rien qu’au contact du bout de ses doigts venant chercher l’objet dans le creux de ma main.
    Le bogoss la passe aussitôt autour de son cou ; lorsqu’il relève la tête, les mailles reprennent leur place autour de son cou puissant, retombant sur le deuxième bouton de la chemisette ; définitivement, cette chaînette de mec fait bien plus d’effet sur lui que sur moi.
    Le bogoss fait déjà demi-tour pour repartir.
    « Tu veux pas rester un peu plus ? » je tente de le retenir.
    « Non ! ».
    Sa réponse est sèche.
    Jérém attrape la poignée de la porte, il se prépare à l’ouvrir. Je m’appuie dessus avec mon dos pour l’en empêcher.
    « Qu’est-ce que tu fais ? » il me lance, toujours sans me regarder.
    « Qu’est ce qui ne va pas, Jérém ? ».
    « Tout va très bien ! ».
    « Je te trouve bizarre… ».
    « Ne me casse pas les couilles, Nico ! ».
    « Mais regarde-moi, putain ! » je finis par lui lancer. Je n’en peux plus de son regard qui me fuit.
    « Sors-toi de là, laisse-moi partir ! » fait Jérém en forçant sur la poignée.
    « Attends un peu, Jérém ! ».
    « Pour quoi faire ? ».
    « Pourquoi tu ne passes plus à la pause ? ».
    « Je n’ai pas le temps ».
    « C’est des conneries, t’avais toujours le temps la semaine dernière… ».
    « Alors je n’ai plus le temps… ».
    « Un jour tu m’as dit qu’il y a toujours le temps pour une pipe… ».
    « Pas aujourd’hui… ».
    « Quand, alors ? ».
    « Je ne sais pas, tu m’emmerdes ! ».
    « Rien qu’un câlin me suffirait… ».
    « Arrête, Nico, vraiment ! » fait-il, de plus en plus irrité.
    « Tu ne te souviens pas comment c’est bon… » je lui chuchote, tout en approchant le nez du creux de son cou pour en capter les arômes boisés, alors que mes lèvres frémissent déjà en rêvant de se poser sur sa peau, alors que mes mains frôlent déjà le Denim tout doux de son jeans à hauteur de sa braguette.
    Jérém tente de me repousser. Je reviens à la charge, passe ma main sur sa chemisette à hauteur de ses pecs : je le sens frissonner ; je caresse sa bosse : je sens la bête grossir sous le tissu doux et souple.
    « Ne me dis pas que tu n’en as pas envie… ».
    Je connais mon bobrun : sa déglutition nerveuse et sa respiration profonde traduisent son excitation montante.
    Le bogoss semble se laisser faire. Je prends confiance, je colle ma braguette contre la sienne, je frotte ma bosse contre la sienne ; j’envoie mes doigts à l’assaut du deuxième bouton de la chemisette, impatient de les défaire.
    Je n’en aurai pas le loisir : ses mains repoussent les miennes, avant de me repousser tout court, m’obligeant à me décoller de lui.
    Le regard toujours fuyant, il commence à défaire les boutons, l’un après l’autre, lentement : je le regarde faire, d’abord déçu de ne pas pouvoir le faire moi-même ; puis, très vite, je me prends à observer le naturel, sa simple beauté de ses gestes avec une sorte d’enchantement ; je suis envouté par l’harmonie de ses mouvements, mélange de puissance et de nonchalance, une grâce éminemment masculine.
    Mais comment est-ce possible de dégager autant de sexytude ?
    Bouton après bouton, ses pecs se dévoilent : la peau est mate, douce, lisse et… imberbe. Hélas, les adorables poils bruns qui avaient commencé à coloniser sa peau ont récemment subi le supplice « Gillette ».
    C’est peut-être con, mais je suis déçu et inquiet face à ce changement : car ces petits poils étaient un peu à mes yeux le symbole de notre complicité : je lui avais dit à quel point je les adorais et il les avait gardés ; il les avait gardés pour me faire plaisir, sans en avoir l’air, en prétextant la flemme de les raser, tant que nous étions dans la complicité.
    Depuis lundi, nous nous sommes à nouveau éloignés : notre complicité a été rompue, et les petits poils bruns en ont été les victimes collatérales. Putain, mais quel dommage !
    Après les pecs, ses abdos apparaissent à leur tour, carreaux après carreaux : c’est à hurler.
    Mise à jour du dossier « Expériences de Déshabillage de Mon Bobrun » : oui, c’est beau et c’est bon de défaire la chemise de mon bobrun en vue de l’amour, j’en ai fait l’expérience et la réflexion pas plus tard que lundi dernier ; mais, là, à cet instant précis, je me rends compte que c’est tout aussi très beau et délicieusement bon de le voir l’ouvrir par lui-même.
    Je regarde ses doigts défaire les boutons : ses mouvements sont cadencés, presque rythmés ; je me fais la réflexion que ses gestes ont quelque chose d’une parfaite mélodie.
    Valse de ses doigts, valse de mes regards, de pecs en abdos, d’abdos en nombril, de nombril en chemin de petits poils : me voilà face à une perfection plastique qui inspire le désir le plus brûlant, le plus irrépressible qui soit ; qui provoque de furieuses envies sensuelles et sexuelles, toutes les unes plus torrides et brûlantes que les autres ; et, par-dessus tout, la déchirante envie d’être possédé, démonté par la puissance de ses muscles, rempli de sa sexytude.
    Pourtant, il n’y a pas que ça.
    Quand je regarde Jérém, lorsque je m’énivre de sa présence, je sens qu’au-delà de sa sexytude radioactive (et si, à l’instant T, je fais abstraction de son humeur de chien), il y a autre chose qui se dégage de lui : c’est un quelque chose qui m’hypnotise, qui transperce le cœur de mille piqures, qui vrille les tripes.
    Un tableau de maitre, une sculpture de génie, une architecture majestueuse, la magie d’une mélodie, la présence de l’homme qu’on aime : il y a comme une sérénité ultime, quelque chose de rassurant, d’apaisant, qui se dégage de ce genre de perfection.
    La plastique de mon bobrun, faite d’éléments saillants et des creux ; la musique de Tchaïkovski, faite de sons et de pauses ; le même rythme, la même harmonie. Peut-être que, finalement, le raccourci que mon esprit fait entre les deux émotions, n’est pas si obscur que ça.
    Ne seraient-ce pas, l’une et l’autre, de simples déclinaisons d’une seule et unique ultime émotion ? Ne semblent-elles pas jaillir, l’une et l’autre, d’une source de Grâce qui n’en finira jamais de délivrer, sans jamais la dévoiler entièrement, son intense beauté ? Dans l’une comme dans l’autre, ne retrouve-t-on pas cette émotion ultime, la plus grande et bouleversante que mon cerveau, mon esprit et mon cœur réunis sont capables d’affronter, la rencontre avec la Beauté Absolue, celle qui brûle les rétines, transperce le cœur, arrache les tripes ?
    Je parle de cette Beauté Ultime qui éblouit, percute, assomme ; cette Beauté qui conduit inévitablement à l’impression, brûlante frustration, d’être incapable d’en fixer toutes les nuances, d’en embrasser complètement la perfection ; un peu comme lorsqu’on se retrouve confrontés à un panorama époustouflant et que le regard cherche sans cesse où se poser.
    Il y a une sorte de fascination à contempler autant de perfection.
    Je contemple mon bobrun, la chemisette complètement ouverte, la chaînette posée entre ses pecs, le grain de beauté bien visible à la base de son cou, le tatouage qui sort du col et remonte vers son oreille ; je laisse le regard glisser tout le long des pecs et des abdos, jusqu’à rencontrer cette insolente ligne de poils qui descend du nombril et disparaît dans cet élastique de boxer bleu qui dépasse si scandaleusement, si insolemment du jeans ; le regarder, rien que le regarder, ça me donne des frissons de façon quasi mystique.
    Et lorsque le bogoss a ce geste inouï – il défait sa ceinture, avant d’ouvrir le premier bouton de sa braguette, sans aller plus loin, comme une injonction à aller chercher ce à quoi je ne peux résister – j’ai tout simplement envie d’hurler.
    « Viens, on monte… ».
    Jérém semble réticent à ma proposition.
    « Allez, viens… on sera plus tranquilles là-haut… » je tente de le rassurer, tout en saisissant un bout de l’élastique de son boxer, en frôlant de mes doigts la peau douce et ferme de ses abdos chauds. Je brûle de désir.
    Le bogoss me défie du regard mais finit par me suivre.
    Je referme la porte de ma chambre et, soudainement, une idée traverse mon esprit. Je me dis qu’un cadeau pourrait le mettre dans de bonnes dispositions ; je me dis que je dois tenter le tout pour tout pour lui montrer à quel point mon amour est profond et sincère, à quel point sa présence ne me quitte jamais : d’autant plus que c’est peut-être la dernière occasion que j’aurai de le faire.
    Alors, sans réfléchir davantage, je fonce dans mon placard, j’attrape le maillot de rugby blanc et rouge que j’ai acheté à Londres quelques semaines plus tôt, et je le lui tends.
    « Tiens, ça c’est pour toi… ».
    « C’est quoi, ça ? ».
    « Regarde… ».
    Jérém plonge sa main dans le sac plastique et en ressort le maillot. Je le regarde en train de le déplier ; ses gestes sont lents, son regard traduit d’abord la surprise et la curiosité ; mais lorsque le logo ailé des « Newcastle Falcons », le numéro 10, le nom imprimé sur le dos et le code couleur du maillot font bingo dans sa tête, ce sont carrément des étoiles de bonheur de gosse qui se bousculent dans son regard.
    Pendant une seconde, j’ai le sentiment que Jérém est remué, ému, et qu’il est sur le point de craquer, de se jeter sur moi, de m’embrasser, de me remercier de cette super idée, de me dire à quel point ce cadeau lui fait plaisir, à quel point il est touché par mon geste ; de me dire qu’il a enfin compris à quel point je l’aime, à quel point il est désolé pour son silence de la semaine, et à quel point nous pouvons peut être heureux tous les deux ensemble.
    « Ça te plait ? ».
    « Je ne pourrai pas trop le mettre… mais… merci… ».
    Puis, soudainement, l’expression de son visage change à nouveau du tout au tout : l’émotion laisse à nouveau la place à la froideur, à la distance, au silence embarrassant.
    Très vite, je suis à genoux devant lui, en train de défaire sa braguette au tissu si doux, en train de caresser le boxer bleu intense et de provoquer la bête tapie à l’intérieur. Tout aussi vite, son jeans et son boxer finissent sur le carrelage. Alors que le maillot blanc et rouge atterrit en vrac sur mon bureau.
    « J’ai envie de fumer… ».
    « Vas-y, fais toi plaisir… » j’ai envie de le mettre à l’aise, alors que j’ai horreur de l’odeur de la fumée de cigarette dans ma chambre.
    Je me déshabille pendant qu’il allume sa cigarette et je commence à pomper avidement cette belle queue tendue.
    Les épaules appuyées au mur, la chemisette ouverte sur son torse dessiné, le bassin bien en avant, le bogoss me laisse le sucer, tout en fumant sa clope ; il se laisse sucer en silence, un silence cadencé par le bruit de ses taffes et de ses expirations.
    Le contact de ses doigts sur mes tétons me manque. Non seulement pour le plaisir et l’excitation que ce contact me procure, mais aussi et surtout pour le changement que cela semble illustrer dans son attitude, preuve supplémentaire du fait que notre complicité sensuelle a bel et bien disparu. J’ai presque l’impression que cette pipe, il ne l’apprécie pas vraiment ; j’ai comme la désagréable impression de lui forcer la main.
    Dans un geste presque désespéré, j’attrape sa main libre, je la porte à mes tétons, en espérant qu’elle retrouve le plaisir de me faire plaisir.
    Elle s’y attarde un très court instant, sans entrain, et elle repart aussi vite ; elle atterrit sur ma nuque, et elle s’emploie aussitôt à impulser des mouvements désordonnés, là aussi sans entrain.
    Mais il y a un autre truc qui me chiffonne, en plus de tout ça : c’est un petit goût que ma langue a décelé dès le premier contact avec son gland : c’est un goût que je connais trop bien pour ne pas le reconnaître : c’est le goût de sa queue… après une première jouissance.
    Bien sûr, ça fait plusieurs jours que nous n’avons pas couché ensemble : mon bobrun, habitué à jouir plusieurs fois dans l’après-midi, n’allait pas faire disette pendant tout ce temps ; mais j’ai du mal à l’imaginer en train de se branler, alors que tant de regards se tournent sur son passage… 
    Il arrive d’où à cette heure si inhabituelle ? Avec qui il a passé le plus clair de sa pause ? Avec qui il a joui, putain ?
    Soudainement, l’idée que mon bobrun puisse avoir pris du plaisir avec quelqu’un d’autre que moi m’apparaît insupportable, et déclenche en moi une violente décharge de jalousie. Tellement violente qu’elle me coupe toute envie ; tellement violente que j’arrête de le sucer : tellement violente que je dégage ma nuque de la prise de sa main et je plante mon regard dans le sien, en quête d’une réponse à une question que je n’ose pas poser.
    « Y a un problème ? » fait le bogoss, une étincelle de défi dans son regard, avant de me sommer : « suce, sinon je me tire ! ».
    Alors, je le suce. Je le suce malgré les questions qui assaillent mon esprit et que sa réaction de petit con n’a fait qu’attiser ; je suce alors que sa main se pose désormais lourdement sur ma nuque pour imprimer un puissant mouvement de va-et-vient ; je le suce, alors que je n’en ai plus vraiment envie.
    Je suis obsédé par cet arrière-goût qui disparaît au gré de ma pipe, mais qui persiste dans mon nez, et dans mon esprit.
    Ses coups de reins se font de plus en plus puissants, de plus en plus débordants, de plus en plus étouffants.
    « Je vais jouir et tu vas tout avaler… » fait-il en sortant enfin de son silence.
    C’est au mot près ce qu’il m’avait dit, au même moment, dans la même position, dans la même circonstance, le jour de notre toute première révision.
    Je suis percuté, assommé par l’inquiétante sensation d’une sorte de boucle qui se referme sur notre relation, comme si nous venions de faire une révolution complète qui nous aurait ramenés au point de départ ; comme si ce clin d’œil, volontaire ou pas, au tout début de notre relation, était un présage de la fin.
    Pourtant, si les mots sont les mêmes, le ton sur lesquels ils sont balancés change : ainsi, sa totale assurance du premier jour semble désormais replacée par une sorte de mélancolie, que son attitude de macho d’aujourd’hui n’arrive pas complètement à masquer.
    Un instant plus tard, il jouit bien au fond de ma gorge. Sa semence est chaude, bonne, délicieuse. Pourtant, elle a un goût amer.
    Très vite, il se retire d’entre mes lèvres, il s’allonge sur le lit, en silence. Il a l’air fatigué.
    Je m’allonge à côté de lui, dans l’espoir fou qu’il me serre dans ses bras comme il l’a fait parfois la semaine dernière. Mais le bogoss ne bouge pas un orteil.
    Le silence devient vite pesant ; je plonge un instant, j’émerge en sursaut.
    Jérém s’est déjà levé, il est en train de fumer à la fenêtre.
    Je regarde l’heure, il est 17h25.
    « Tu reprends quand ? ».
    « Je vais y aller… ».
    « Déjà ? ».
    « Oui… »
    Je le regarde, tout juste habillé de sa chemisette ouverte, ses jolies fesses dépassant au-dessus du tissu léger. Je ne veux pas qu’il parte : j’ai envie de lui, horriblement envie de lui.
    Je dois aussi lui parler : je dois lui parler sans faute.
    Mais pour l’heure, je suis happé par sa présence, pas le désir ; et tant que cette envie me brûlera de l’intérieur, je n’aurai pas l’esprit assez clair pour l’« affronter ».
    Je cherche à me rassurer en me disant qu’après une nouvelle jouissance, il sera peut-être dans de meilleures dispositions, que ce sera plus facile de lui parler.
    « J’ai envie de toi… » je finis par lâcher, tout simplement.
    « J’ai pas le temps… » c’est sa réponse laconique.
    Mon corps est une torche d’excitation embrasée. Je me tourne, je m’allonge sur le ventre, face à lui.
    Le bogoss tourne légèrement le visage, la cigarette fumante entre deux doigts.
    J’ai vraiment trop envie de lui ; plus qu’une envie, c’est un besoin. Et j’ai aussi besoin de me prouver qu’il a encore de la ressource, qu’il n’a pas trop baisé cet après-midi.
    Ma queue est dure comme du bois, hypersensible : j’ai besoin d’avoir mon mâle en moi.
    Du coin de l’œil, je capte la présence de son boxer bleu sur le sol. Je plonge pour le saisir, et je plonge mon visage dans l’intimité odorante du mâle.
    Ses yeux, ses oreilles, ont tout petit un mouvement soudain, le genre de mouvement qui se produit inconsciemment lorsque certaines cordes vraiment sensibles sont sollicitées.
    Preuve en est que sa main s’est glissée sur sa queue, et elle a commencé à la caresser. Je suis tellement fou de désir que j’en tremble.
    « Il n’y a que toi qui me fait cet effet, Jérém… ».
    Un instant plus tard, il écrase son mégot sur le rebord de la fenêtre, il avance vers le lit ; armé de son assurance de jeune mec, il passe à côté de moi, laissant derrière lui une trainée de son nouveau parfum, comme un coup de fouet olfactif ; et il disparait, dans mon dos.
    Le matelas se dérobe sous mes jambes, sous l’effet du poids de son corps. Ses doigts empoignent mes fesses avec fermeté, les écartent avec un bon geste puissant de mec ; la chaleur de ses paumes me rend dingue. L’envie me consume.
    Déjà, une bonne perle de salive tombe à l’aplomb de ma rondelle ; puis, son gland vise juste, très juste. Ses mains écartent encore, son bassin exerce une pression croissante, jusqu’à ce que les muscles de mon petit trou cèdent pour le laisser venir en moi.
    Sa queue s’enfonce d’une seule traite. Le bogoss marque une pause au fond de moi, cette pause qui est depuis toujours sa signature virile. Sa chemisette atterrit sur le lit, juste à côté de moi.
    Ses mains saisissent mes épaules, et le bogoss se sert de cet appui pour commencer à me limer.
    Son bassin claque contre mes fesses, ses cuisses contre mes cuisses, ses couilles contre mes couilles, son gland bien au fond de mon ventre.
    J’ai tant voulu que ça arrive ; pourtant, très vite, je me rends compte que ce qui est en train de se passer ne correspond pas du tout à mes attentes : ses mains s’agrippent de plus en plus fermement à mes épaules, et elles ne cherchent à aucun moment à aller me faire du bien auprès de mes tétons ; ses va-et-vient ont une allure comme mécanique, qui tranche rudement avec la complicité des dernières fois.
    C’est une sensation rendue encore plus insupportable par son silence assourdissant, un silence souligné par les bruits de fond – sa respiration monocorde, le grouillement de la ville qui remontent de la rue, un petit couinement du lit, le rideau malmené par le Vent d’Autan.
    Voilà tout un ensemble de (mauvaises) sensations qui me renvoient à l’un des pires souvenirs de ma vie, à cette baise inutile avec ce Mourad levé devant le On Off quelques temps auparavant.
    Quand je pense qu’il y a seulement quelques jours je faisais l’amour, un amour intense, complice, explosif, avec ce même garçon, sur ce même lit… qu’est-ce qu’on est en train de faire, là ?
    Rien de plus qu’une saillie qui a quelque chose d’incroyablement triste. Je me sens étouffer sous les coups de cette baise sans bonheur. Cette baise, c’est une erreur, une insulte au bonheur de la semaine magique.
    Dans un sursaut de désespoir, je me déboite de lui, je m’arrache à la prise de ses mains, je me retourne ; fou de désir, mais avant tout de frustration, de tristesse et d’angoisse, à la recherche désespérée de notre complicité perdue, j’embrasse fébrilement son torse, ses pecs, son cou, ses lèvres.
    Jérém ne réagit pas : il reste immobile, comme médusé, le regard toujours absent.
    Dans un geste encore plus désespéré, je prends son visage entre mes deux mains et je le couvre de bisous ; Jérém tourne la tête, il détourne ses lèvres. Ses mains saisissent mes épaules pour m’inviter à me retourner à nouveau.
    C’est avec un mélange de tristesse et de désolation que je seconde son geste, et que je le laisse revenir en moi. Ses mains reviennent agripper fermement à mes épaules, et il recommence à me pilonner de la même façon, mécaniquement, en silence.
    Comme c’est triste de revenir à la baise, alors qu’on a gouté au bonheur de faire l’amour, avec le garçon qu’on aime.
    Les minutes passent, sa respiration s’emballe, ses coups de reins s’enchaînent dans des séquences d’une puissance inégale ; son corps semble fatiguer dans cette course derrière un orgasme qui ne veut pas se laisser attraper.
    Désormais il n’y a plus de doute, Jérém s’est déjà vidé les couilles cet après-midi.
    La jalousie, l’inquiétude, la tristesse de cette baise sinistre font évaporer toute excitation de mon corps ; je n’ai plus qu’une envie, c’est qu’il arrive vite au bout de cette saillie interminable.
    J’essaie de tenir bon, de prendre sur moi, en me disant qu’il ne doit plus être très loin de son orgasme : mauvaise spéculation, ses assauts n’ont pas l’air de vouloir cesser de sitôt.
    « Arrête, Jérém, j’ai plus envie… » je lui lance.
    « Je viens… » fait-il, tout en ralentissant ses va-et-vient.
    Ses mots sont immédiatement suivis par de nombreux râles bruyants, comme de grands cris de triomphe après un effort considérable.
    Ce qui ne m’empêche pas de ressentir en moi le souvenir de l’une des pires baises avec Jérém, dans une cabine des chiottes du lycée ; une baise tout aussi mécanique, aussi froide, tout aussi déplaisante sur la fin.
    Lorsque ses coups de reins cessent, la prise de ses mains sur mes épaules disparaît également, et sa queue s’arrache de moi aussitôt.
    Je me retourne, et Jérém est déjà assis sur le bord du lit, le boxer à la main.
    Après cette baise sans âme, je ne peux pas le laisser repartir comme ça. J’ai plus que jamais besoin d’un peu de chaleur de sa part. Je m’approche de lui, je pose ma main sur son épaule, je tente un câlin.
    « Arrête ! » fait-il, sur un ton très agacé, tout en se secouant avec un geste énervé.
    « Jérém… ».
    « Arrête, je te dis ! ».
    « Mais qu’est-ce qu’il te prend ? ».
    « Fiche-moi la paix ! ».
    « Qu’est-ce qu’il t’arrive depuis quelques jours ? ».
    « Arrête, Nico… ».
    « Non, je n’arrête pas… la semaine dernière on a passé des moments de fou, c’était magique… tu étais si différent… tu étais souriant, détendu… on était si complices… pourquoi du jour au lendemain tu ne viens plus, tu ne réponds même pas à mes messages, tu m’évites, tu es froid et distant ? ».
    « Ne me casse pas les couilles, Nico… ».
    « Tu me manques, Jérém… ».
    Le bogoss se tait, immobile, la respiration haletante. Plus je le regarde, plus j’ai l’impression qu’il n’est pas dans son assiette. C’est comme s’il voulait me dire quelque chose, et qu’il n’arrivait pas à trouver le courage de le faire ; comme si quelque chose le tracassait vraiment, comme s’il étouffait d’être dans cette pièce ; comme s’il regrettait déjà d’avoir couché avec moi, de s’être laissé faire.
    C’est dur de savoir, à priori, ce qui le tracasse ; de savoir et de le voir le garder pour lui, de voir qu’il n’a pas l’intention de m’en parler, alors que je suis aussi concerné que lui ; c’est dur de savoir et de ne pas pouvoir lui en parler, parce que j’ai promis de ne pas le faire.
    Je regarde son dos en V, ses épaules, ses tatouages, ses beaux cheveux bruns, ses oreilles adorables ; je regarde ce garçon que j’ai envie de couvrir de bisous et de câlins, sans pouvoir le faire.
    « Est-ce que j’ai fait ou j’ai dit quelque chose qu’il ne fallait pas ? » je tente d’attaquer ses remparts par un côté qui me semble moins bien gardé.
    « Arrête Nico ! » fait-il en passant son boxer bleu.
    « Mais putain, parle-moi, Jérém ! » je lui lance, tout en passant à mon tour mon boxer et mon t-shirt et en me glissant sur le bord du lit, juste à côté de lui.
    « Je n’ai rien à te dire ! » fait-il sur un ton agacé, en se penchant pour attraper son jeans.
    Le geste est rapide et brusque ; c’est lorsque le jeans atterrit sur ses genoux que quelque chose tombe de sa poche et atterrit sur le carrelage juste devant nous. Un petit bruit sec, pourtant assourdissant.
    Mes yeux m’apportent une image à laquelle mon cerveau se refuse de croire. J’ai envie de hurler mais je me sens comme tétanisé. J’ai la tête qui tourne, j’ai l’impression que le ciel vient de me tomber sur la tête.
    Ce n’est que lorsque Jérém se baisse pour ramasser ce qui est tombé que je trouve la force de réagir :
    « C’est quoi, ça ? ».
    Mes mots ne sont que le reflexe de cette souffrance soudaine qui envahit mon cerveau, mon cœur, et mon corps même.
    « C’est rien… ».
    « Tu te fiches de moi ? »
    L’image de cette capote tape dans ma tête comme un Cognard ensorcelé. Je ressens un douloureux sentiment de désolation envahir mon cœur, mon cerveau, mon esprit, comme une présence de Détraqueur, me laissant dans le désespoir absolu que tout bonheur me soit interdit, à tout jamais.
    Ça fait mal, ça fait trop mal ; tellement mal que je sens approcher le point au-delà duquel il m’aura fait trop souffrir pour que je puisse lui pardonner, le point à partir duquel mon amour sera tellement meurtri qu’il cassera en mille morceaux. Ce point que je vois approcher à grand pas, c’est le point de non-retour de notre relation.
    « Tu… tu… tu couches ailleurs ? » je finis par l’interroger, face à son silence obstiné.
    « Ça ne te regarde pas… ».
    « Ta queue sentait le jus… » je me parle tout seul, sans même réagir à ses mots.
    « C’est toi qui a voulu me sucer à tout prix… ».
    « Tu couches ailleurs ? ».
    « T’es sûr que tu veux vraiment qu’on parle de ça ? ».
    « Oui, je suis sûr ! » je m’énerve.
    « Puisque tu veux savoir… j’ai… une copine… » fait-il, le regard toujours loin de moi.
    Sa jambe est animée par une sorte de vibration, un petit tremblement nerveux qui semble trahir son malaise.
    « De quoi ? ».
    « T’as bien entendu… ».
    Même si ses mots sont prononcés sur un ton à l’apparence détaché, j’ai l’impression qu’il est plutôt mal dans ses baskets, même s’il ne les a pas encore passées à ses pieds.
    « Tu te fiches de moi ?!?! ».
    « Mais pas du tout… ».
    J’ai une soudaine envie de le frapper, mais je suis tellement assommé que mes membres ne répondent même pas à ma colère.
    « Depuis quand ? ».
    « Ça ne te regarde pas… ».
    « Mais t’es pas bien toi… je te rappelle que je te laisse me baiser sans capote… ».
    « Bah, justement, tu vois, je ne prends pas de risque, je mets des capotes ! ».
    « Pourquoi tu me fais ça ? ».
    « Parce que j’ai envie de baiser des nanas… c’est aussi simple que ça… ».
    « Sérieux, tu as une copine ? ».
    « Oui, parfaitement ! ».
    « Et tu l’as rencontrée où ? ».
    « Au taf… ».
    « Au taf ? ».
    Jérém passe son jeans sans répondre à ma question.
    J’ai un mal de chien. Je suis blessé, meurtri, humilié, je bouillonne de l’intérieur.
    « Mais bon sang, Jérém… tu crois que ça me fait quoi de découvrir ça, alors que je viens de te laisser jouir en moi ? ».
    « C’est toi qui a voulu que je te baise… ».
    « Mais t’as bien pris ton pied toi aussi… tu l’as dit la dernière fois… tu n’as jamais joui aussi fort que comme avec moi… ».
    « De quoi ? J’ai jamais dit ça… » il me balance, pendant qu’il chausse ses baskets.
    « Si tu l’as dit ! ».
    « Je ne suis pas pd, fiche-toi ça dans la tête ! »
    « C’est génial ce qu’il y a entre nous… ne gâche pas tout, s’il te plaît ! ».
    « On a bien baisé, oui... j’ai pris mon pied, t’as pris ton pied… mais ça s’arrête là… ».
    « Pas pour moi… ».
    « Bah, ça devrait… » fait-il, en bouclant sa ceinture.
    Sur ces mots, il s’avance vers la porte de la chambre, torse nu, avec sa chemisette à la main. Je me lève d’un bond, je me jette sur la porte pour lui empêcher de l’ouvrir.
    « Qu’est-ce que tu fais ? ».
    Je n’ai plus le choix, je n’ai plus le temps : je ne peux pas lui laisser passer cette porte sans lui avoir dit ce que je ressens pour lui.
    « Jérém… ».
    Jérém, trois syllabes qui contiennent pour moi toute la poésie de l’Univers ; Jérém, ce beau prénom qui rime si bien avec :
    « … je t’aime… ».
    Juste trois petits mots qui s’envolent de mes lèvres ; trois mots, un monde entier.
    C’est un cri du cœur qui me laisse vidé de toute énergie, la poitrine qui tape à tout rompre, la respiration coupée ; un cri qui n’a d’écho que le silence assourdissant de son destinataire, et son regard comme assommé, ébahi, figé.
    « Ecoute, tu sais quoi ? » fait Jérém après une pause insupportable « on va en rester là tous les deux, ça devient trop ingérable tout ça… ».
    Je sens le désespoir m’envahir comme un poison mortel, le ciel me tomber sur la tête, je n’arrive plus à respirer, ma vue se brouille, mes oreilles bourdonnent. Je ne sais même pas comment je trouve la force de le relancer :
    « Pourquoi tu veux tout gâcher ? ».
    « On aurait dû arrêter tout ça il y a longtemps… on n’aurait même jamais dû commencer… ».
    « Tu penses vraiment ce que tu dis ? ».
    « Oui… et ce coup-ci, on va arrêter pour de bon ! ».
    Je suis sonné, j’ai l’impression de venir de recevoir un grand coup de massue sur la tête.
    « J’ai pas envie d’arrêter, moi ! ».
    « Moi si ! ».
    « Mais putain ! Jérém ! Si tu savais à quel point tu comptes pour moi… je n’ai jamais ressenti pour personne ce que je ressens pour toi… quand je te vois, et même quand je pense à toi, j’ai le cœur qui bat la chamade… tu es tout pour moi… j’ai besoin d’être avec toi… je n’ai besoin de personne d’autre, juste de toi… ».
    Je sens mes larmes monter à grands pas.
    « Ça ne peut pas finir comme ça entre nous ! » je pleure.
    Jérém se tait, le regard posé sur la poignée de la porte. Ses traits sont figés, ses paupières clignent nerveusement, ses lèvres sont serrées, parcourues par un frémissement incontrôlable ; sa pomme d’Adam bondit sous l’effet d’une déglutition fiévreuse ; ses yeux se ferment lourdement, se rouvrent ; sa tête a un petit mouvement sur le côté, comme s’il voulait chercher le mien, puis il se perd à nouveau dans le vide.
    J’ai l’impression de me retrouver devant un garçon qui n’est pas mon Jérém ; un garçon qui se fait violence pour être aussi méchant. C’est horrible cette barrière en verre qu’il a érigé pour m’interdire l’accès à son cœur. Et ces barbelés qu’il est en train de tirer partout autour pour me blesser et m’éloigner de lui.
    « Laisse-moi partir maintenant ! » il me lance, tout bas.
    « Jérém, s’il te plaît… je t’aime Jérém, je t’aime tellement, je t’aime plus que tout, je t’aime depuis le premier instant que je t’ai vu dans la cour du lycée ! ».
    « Et moi, ce que j’aime, c’est juste te baiser… ».
    « C’est vrai ? ».
    « Puisque je te le dis… » il lâche, le regard sur ses pompes, les yeux plissés.
    « Regarde-moi dans les yeux, Jérém… regarde-moi dans les yeux et redis-moi ça ! » je le mets au défi.
    Et là, son visage se redresse lentement, son regard se plante dans le mien et il assène froidement :
    « Tu veux vraiment savoir ? ».
    Je sens l’orage venir. Et qu’il va être violent.
    « Il n’y a toujours eu que ton cul qui m’intéressait ! ».
    Je me sens de plus en plus humilié, je sens ma colère monter en flèche.
    « Ça c’est ce que tu dis pour ne pas avoir à assumer ce qui se passe entre nous… » je lui gueule dessus.
    « Arrête donc de faire ton psy à deux balles ! ».
    Jérém me regarde fixement dans les yeux, son regard noir est plein d’éclairs mauvais. Je sais que si je provoque encore, sa méchanceté peut être sans limites. Mais je veux en avoir le cœur net, au risque de me faire terrasser :
    « Tu ne me fera pas croire qu’il n’y a pas un truc spécial entre nous… ».
    « Mais quel truc ? Quand est-ce que tu as vu qu’il y avait ce truc ? ».
    « Tu te souviens du samedi quand tu m’as défendu de cet abruti à l’Esmé… ».
    « Et donc ? ».
    « Quand on est rentrés, tu m’as fait l’amour pour la première fois… ».
    « Tu prends tes rêves pour des réalités ! ».
    « On a passé l’une des plus belles nuits ensemble… tu m’as même demandé de rester dormir… ».
    « J’avais juste envie que tu me suces encore pendant la nuit ! ».
    « Ce n’est pas vrai… tu avais besoin de câlins… tu m’as donné des câlins… mais le matin tu m’as jeté comme une merde… ».
    « On n’aurait jamais dû commencer ces conneries… ».
    « Ce ne sont pas des conneries… tu ne vas pas me faire croire que tu n’as pas aimé tout ce qui s’est passé entre nous ! ».
    « Tais-toi… tout ça c'est de ta faute ! ».
    « Ma faute ? » je chauffe.
    « T'aurais pas dû me proposer de réviser... tu voulais juste baiser avec moi… ».
    « Je te rappelle que c’est toi qui a voulu que je te suce ce jour-là ! ».
    « Tu m’as allumé… t’arrêtais pas de me mater en cours ! ».
    « Bien sûr que je te kiffais, je te kiffais à mort, je te kiffais comme un fou depuis le premier jour du lycée… mais moi je n’aurais jamais osé te proposer quoi que ce soit… ».
    « Tu en crevais d’envie… ».
    « Alors, si tu savais que j’avais envie de coucher avec toi, pourquoi t’as répondu « oui » quand je t’ai proposé de réviser ? ».
    « Parce que je voulais me payer ton cul… ».
    « Donc t’es aussi pd que moi ! ».
    « Arrête de me chercher ou ça va mal se finir... » fait-il, les yeux exorbités, les veines apparentes dans le cou, l’air menaçant.
     « Jérém… » je tente de le raisonner « nous ne faisons rien de mal, nous sommes juste deux mecs qui se font du bien… ».
    « Ferme-la, putain… je ne suis pas pd et je ne veux pas devenir pd comme toi ! Tu entends ? ».
    Ses mots sont blessants, injustes, violents, gratuits.
    « C’est moi le pd, mais en attendant, c’est toi qui m’a trainé au On Off… et qui a invité ce mec pour le baiser devant mes yeux… ».
    « T’as pris ton pied aussi avec ce mec ! ».
    « Mais c’est toi qui a voulu le faire venir chez toi, tu m’as pas demandé mon avis ! ».
    « T’as pas dit non quand je t’ai proposé de venir avec nous à l’appart… tu pouvais partir, je te signale… ».
    « Et te laisser baiser seul avec ce type ? Toi qui n’es pas pd, sans blagues ! Merci le choix ! Et je te rappelle aussi que c’est toujours toi qui lui as dit qu’il pouvait me baiser… alors qu’à la base, c’est toi qu’il voulait baiser ! ».
    « Je ne me laisse pas baiser, moi… mais toi, t’en crevais d’envie ! ».
    « Je crevais d’envie de me retrouver seul avec toi, couillon ! Et toi, toi t’as préféré laisser ce mec me baiser plutôt que d’admettre que ça te faisait chier… ».
    « Ça ne m’a rien fait… ».
    « Arrête, Jérém… tu étais fou de jalousie… je l’ai vu dans tes yeux pendant qu’il me baisait ! ».
    « Non je n’étais pas jaloux ! ».
    « Si, tu l’étais ! Et c’est d’ailleurs pour ça que cette nuit-là aussi tu m’as demandé de rester… et ça a été une autre nuit merveilleuse ! ».
    « Jaloux ? De toi ? » il se moque avec un mépris insultant.
    Je sais que je suis en train de le chercher et de le braquer, mais je ne peux plus m’arrêter.
    « Tu m’emmerdes, Jérém ! Tu n’es qu’un petit macho qui n’a pas les couilles pour assumer ce qu’il est… ». »
    « Et toi t’es une petite salope qui coucherait avec n’importe quel mec… ».
    « Ça t’arrange bien de penser ça… ».
    « Je t’ai vu rigoler avec ce mec… ».
    « Quel mec ? ».
    « Ce type dans la voiture… ».
    « Qui ? … Ah, Julien ? Enfin… le type de l’autoécole ? ».
    « Tu le kiffes, hein… ce… Ju-li-en ? ».
    « Pourquoi, t’es jaloux de lui aussi ? ».
    « Tu as couché avec ? ».
    « Pourquoi tu veux savoir ? T’en a quelque chose à faire ? ».
    « Tu as couché avec ? » il insiste.
    « Non, mais j'aurais pu ! » je bluffe.
    Son regard est traversé par un éclair de rage.
    « Laisse-moi passer avant que je m’énerve vraiment ! ».
    « Si seulement tu assumais qui tu es… je t’assure que ta vie serait tellement plus simple ! ».
    « T'occupes pas de ma vie, connard ! ».
    « Ta vie c'est ma vie car je t’aime même si t’es un connard ! ».
    Il me pousse, je tente de lui résister.
    « Ça ne peut pas finir comme ça entre nous… » je lui gueule à la figure, tout en m’élançant vers lui pour l’embrasser désespérément.
    Mais à l’instant même où mes lèvres effleurent les siennes, ses mains me repoussent violemment. Je suis fou, je suis en larmes. Je reviens vers lui, je saisis ses biceps qui font une fois et demie les miens ; c’est n’est qu’avec la rage et le désespoir que j’arrive à contrer sa puissance.
    « Je ne comprends pas pourquoi on doit se faire autant de mal l’un l’autre… ».
    « Maintenant tu me laisses partir… ».
    « Sinon quoi, tu vas me cogner ? ».
    « Ne me cherche pas Nico, sinon, je te jure… ».
    « Vas-y, tape-moi si ça te fait du bien ! ».
    Je me trouve devant un mur, haut, épais, infranchissable : j’ai besoin d’ouvrir une brèche à tout prix, tout de suite. J’ai besoin d’une « arme » puissante pour y parvenir. Soudainement, je me rappelle que je suis en possession d’un « atout » qui pourrait bien faire l’affaire ; hélas, il s’agit d’une « arme non conventionnelle », que je me suis engagé à ne pas utiliser.
    Mais tant pis : je ne peux plus tergiverser. Dans une minute, il sera parti. Alors, c’est maintenant ou jamais.
    « T’attendais quoi pour me dire que tu vas partir à Paris ? ».
    « Comment tu sais ? ».
    « C’est pas important… ».
    « Tu peux pas t’en empêcher… t’as encore été faire chier Thibault ! ».
    Je sens sa colère redémarrer à grand pas.
    « Thibault, c’est mon pote aussi ! ».
    « Ouaisss… mais ça t’a plu un max de lui vider les couilles à lui aussi, l’autre soir ! ».
    « Mais putain ! C’est toi, et toujours toi, qui a voulu que je le suce ! ».
    « T’as pas dit non, non plus ! ».
    « C’est vrai… mais tu m’as pas demandé mon avis ! Comme tu ne me l’as pas demandé la fois que tu m’as fait venir pour baiser avec ton cousin, ou la fois que t’as voulu baiser avec le mec du On Off ! Tu m’as mis dans des situations où je ne pouvais pas dire non ! ».
    « Plains-toi ! »
    « Je m’en plains pas, non… mais ne me jette pas à la figure que je prends mon pied avec d’autres mecs… alors que c’est toi qui me jette dans leurs bras… ».
    « Le mec de la piscine, c’est pas moi qui t’a dit de baiser avec… ».
    « Bah, si à ce moment là tu n’avais pas été aussi infect avec moi, je ne me serais certainement pas laissé inviter chez lui ! En plus, Stéphane ne m’a pas baisé… ce mec m’a fait comprendre que mon plaisir compte aussi, que même si je suis passif, je ne suis pas qu’un cul à baiser, comme tu le dis ! ».
    « Quant à Thibault… » je continue en mode rouleau compresseur « … oui, j’ai pris mon pied avec lui… et tu veux savoir pourquoi ? Parce qu’il ne m’a pas baisé, lui non plus ! ».
    « Ah, bon, il ne t’a pas baisé… sans déconner ! ».
    « C’est ce que tu voulais, toi, tu voulais qu’il me baise… tu t’es dit que la meilleure façon de lui montrer que tu n’étais pas pd, c’était de lui montrer que je n’étais que ton vide couilles… et que la meilleure façon de lui montrer que je n’étais que ton vide couilles, c’était de me mettre à sa disposition… tu t’es dit qu’en me présentant comme une bonne salope, ton pote t’aurait suivi dans ton délire, et il m’aurait traité lui aussi comme une salope… manque de bol, les choses ne se sont pas déroulées exactement comme tu les avais imaginées… ».
    « Thibault t’a baisé exactement comme moi… ».
    « Tu te trompes… oui, on a couché ensemble… mais en plus du sexe, lui il m’a offert de la douceur, de la tendresse, du partage, de la considération… il s’est préoccupé de mon plaisir à moi, lui… chose dont tu ne t’étais jamais intéressé avant cette nuit-là… au lieu de m’humilier, il m’a fait sentir bien, respecté, compris… et ça, ça t’a énervé… plus tu nous voyais bien nous entendre, plus ça te mettait en pétard… ».
    « Tu racontes que de la merde ! ».
    « Thibault m’a fait sentir bien… il a été vraiment adorable ! ».
    « T’as qu’à te faire sauter par lui ! »
    « Tiens, peut-être que ce serait une bonne idée ! ».
    « T’es vraiment qu’une pute ! ».
    « Ok, je suis une pute… mais tu sais quoi ? Je suis une pute qui pourrait même tomber amoureuse d’un gars comme Thibault ! ».
    « Toi vraiment, putain… ».
    Et là, Jérém se projette violemment contre moi, il se dégage de ma prise ; ses mains percutent mes pecs avec la puissance et la violence d’une semi-remorque. Je me retrouve projeté sur le lit, immobilisé par sa musculature puissante, crispée par la rage, son avant-bras en travers de ma gorge, l’autre bras brandissant un poing prêt à frapper avec toute la violence de son biceps tendu.
    « Je te jure que si tu n’arrêtes pas, tu vas te manger ma main dans la gueule… ».
    « J’arrête, j’arrête, j’arrête… » je tente de le calmer.
    « T’as intérêt ! » fait-il, toujours aussi en colère mais en relâchant la pression.
    Une seconde plus tard, il descend du lit, il rattrape sa chemisette par terre et bondit à nouveau vers la porte de la chambre. J’ai les larmes qui me montent aux yeux en le regardant disparaître dans le couloir. Je ne peux pas le laisser partir comme ça.
    J’attrape le maillot qu’il a laissé sur mon bureau, je dévale l’escalier, et je le rattrape alors qu’il est tout proche de la porte d’entrée.
    « Tu oublies ça… » je lui lance sur un ton de colère et de désespoir, en lui tendant le maillot.
    « Je n’en veux pas de ça ! » assène-t-il, sèchement.
    « Il est pour toi, Jérém… ».
    « Je n’en veux pas, je te dis ! ».
    « Et pourquoi ? ».
    « Parce que tu me gonfles ! » fait-il, de plus en plus énervé.
    Son attitude a le don de me faire sortir complètement de mes gonds.
    « Mais bon sang ! » je m’emporte « ça pourrait être si génial entre nous deux si seulement tu étais moins con ! Il y a un truc spécial entre nous… les chanceux c’est nous, Jérém ! ».
    « Spécial ? Pourquoi ça ? T’es pas le seul mec que j’ai fait couiner… ».
    « Oui, mais avec ton cousin et avec le mec du On Off, c’était pas pareil… » je tente de me rassurer.
    « Si tu crois que c’est les seuls… » fait Jérém, odieux.
    « De quoi ???????????? » je tombe sur la tête.
    « T’as très bien compris ! ».
    Lorsque je reçois ce nouveau coup de massue sur la tête, encore plus puissant que le précèdent, je sens immédiatement que quelque chose est sur le point de casser en moi.
    Ça en est trop, vraiment trop. Même si je veux mon Jérém pour moi tout seul, je peux encore tolérer qu’on se fasse des plans à trois ; et même si ça me fait profondément chier, si vraiment il a envie de coucher avec des nanas, je n’ai pas de recours contre ça.
    Mais le fait de savoir qu’il s’est tapé d’autres mecs à mon insu, alors que je crève d’envie de lui ; qu’il a trouvé le moyen de franchir le pas d’aller voir ailleurs, alors qu’il n’assume même pas notre relation : ça, ça me blesse à vif.
    Le point de non-retour est là, devant moi.
    « T’es qu’un connard ! » je lui lance, toujours incrédule, le regard défait.
    « De quoi tu t’étonnes ? T’es pas le seul cul à baiser de la ville ! ».
    C’est à cet instant précis que le point de non-retour, celui que j’ai vu approcher de seconde en seconde, est atteint : ce coup-ci, Jérém a vraiment dépassé les bornes ; sa méchanceté est telle, que même tout l’amour que je lui porte ne suffira pas pour lui pardonner. Oui, quelque chose vient de casser en moi. Je sens mon sang bouillir, je sens une violente envie de lui faire mal au moins autant qu’il vient de m’en faire. Je vois rouge. Et je perds les pédales.
    Tout se passe en une fraction de seconde : je laisse tomber le maillot au sol, je le charge et je le frappe au visage.
    Jérém n’a rien vu venir ; attaqué par surprise, il reçoit mon droit de plein fouet
    Un filet de sang rouge vif commence à couler presque instantanément de son nez ; c’est à ce moment-là que je réalise que je viens de frapper le garçon à qui j’ai envie de faire tous les câlins du monde, jusqu’à mon dernier souffle. Moi qui ne me suis jamais battu de ma vie, il faut que je commence par Jérém. Si c’est pas malheureux, ça !
    Alors que je regrette déjà mon geste, je le vois porter deux doigts sous son nez, et les retirer ensanglantés. Son regard est désormais rempli de haine.
    J’ai peur de la violence de sa réaction : et c’est moins la douleur physique que je redoute, bien moins que le chagrin de voir notre histoire se terminer à coups de poings dans la figure.
    « Je suis désolé, Jérém, je ne voulais pas… » je tente de le calmer.
    Hélas, mes excuses n’ont aucun effet ; Jérém voit rouge, aussi rouge que moi un peu plus tôt, aussi rouge que le sang qui coule de son nez, qui éclabousse son torse et laisse des traces sur son jeans et sur le carrelage.
    Je le vois charger comme un taureau, et je sais que ça va faire mal. Je suis tellement dégouté par la tournure que sont en train de prendre les choses, dégouté que ce soit par ma faute, d’avoir frappé en premier, que je n’ai même pas le réflexe de tenter de me protéger le visage : lorsque son droit à lui me percute, je ressens une douleur aigue se propager depuis le milieu de mon visage, jusqu’à l’intérieur de ma tête.
    Non, je ne me suis jamais battu auparavant : je réalise à cet instant à quoi font référence les petites étoiles qu’on voit tourner autour de la tête des personnages de dessin animés lorsqu’ils prennent un coup au crane ou au visage.
    C’est le goût bizarre du sang sur mes lèvres qui me fait pleinement réaliser que je viens de me faire frapper par le garçon que j’aime ; ce garçon dont le goût viril persiste dans ma bouche, le garçon qui, quelques minutes plus tôt, m’a rempli de sa semence. C’est triste à en pleurer.
    « T’es vraiment qu’un gros con qui ne sait pas assumer ce qu’il ressent dans son cœur… » je lui crie en pleurant.
    Sa réaction ne se fait pas attendre :
    « Et toi, t’es vraiment qu’une petite merde ! ».
    « Dégage connard ! ».
    « Oh, oui, je vais dégager, t’inquiète, mais toi aussi tu vas dégager, tu vas dégager de ma vie ! ».
    Ses mots sont sans appel, et ils me rendent malade. Mais il est d’autres mots qui s’enchainent aux siens et qui vont me rendre encore plus malade.
    « Qu’est-ce qui se passe ici ? » j’entends une voix familière s’écrier.
    Je lève les yeux : maman vient de débarquer.
    « C’est quoi tout ce sang ? » elle s’inquiète, en voyant le carrelage tâché.
    « C’est rien, un petit accident, rien de grave, madame… » fait Jérém.
    Maman le regarde, puis me regarde fixement, les yeux écarquillés, le regard anxieux.
    Je regarde Jérém se baisser pour ramasser sa chemisette sur le carrelage et la passer très vite autour de son torse, tout en essayant de tamponner avec la main son nez qui n’arrête pas de pisser le sang.
    Jérém accroche deux boutons à la va vite, et il se précipite vers la porte d’entrée. Dans mes tripes, je ressens malgré tout l’instinct d’essayer de le rattraper, une fois encore ; je sais que si je lui laisse passer cette porte, ce sera vraiment fini entre nous. Mais mon corps ne suit plus ; je suis à bout de forces, physiquement, moralement.
    Jérém saisit la poignée, la fait tourner, il commence à tirer le battant ; et là, au lieu de partir comme une fusée, il marque une pause ; un instant de rien, le temps d’un regard qui en dit plus que mille mots.
    Je le vois tourner la tête vers moi, planter ses yeux dans le miens : son regard noir a soudainement disparu, pour laisser la place à un regard perdu, rempli de désolation, de détresse, et de chagrin ; ses yeux, ses narines ont cette vibration conjointe comme lorsqu’on se fait violence pour ne pas céder à l’émotion.
    Ce que je vois à cet instant, ce n’est plus le connard qui vient de me balancer plein d’horreurs et son poing dans la figure, mais un garçon très malheureux ; pendant un instant, je me prends à rêver qu’il soit sur le point de me lancer un : « Je suis désolé », capable de soigner toutes mes blessures.
    Il n’en est rien : Jérém finit pas détourner le regard et disparaît dans l’entrebâillement de la porte.
    Oui, son regard était plein de tristesse ; et, au plus profond de moi, je ressens la ferme impression que Jérém a détourné le regard juste avant qu’ils ne soient pleins de larmes aussi.
    Oui, c’est triste de se faire aussi mal l’un l’autre ; et de se rater de cette façon.
    La serrure vient tout juste de claquer un dernière fois derrière le garçon que j’aime plus que moi-même ; je sens le désespoir m’envahir ; je ne peux me retenir, je fonds en larmes.
    « Nico ! ».
    C’est à cet instant précis que j’ai vu dans le regard de maman qu’elle avait tout compris, sans besoin d’un mot d’explication. Dans mes larmes, maman a su à quel point j’étais amoureux d’un putain de beau gosse qui me rendait terriblement malheureux.
    « S’il te plaît, maman… laisse-moi seul… je vais nettoyer… je viendrai te parler plus tard… ».
    « Tu veux pas que je t’amène voir un toubib ? ».
    « Non, maman, ça va aller, c’est rien, vraiment… » je tente de minimiser, en étant rassuré moi-même par le fait que mon nez ne saigne pas trop.
    « Comme tu voudras, Nico, je serai dans la cuisine… ».
    Je vais dans le cellier chercher un seau et une serpillère ; je reviens nettoyer les dernières traces du passage de Jérém chez moi ; à chaque tâche effacée, je me demande pourquoi on en est arrivés là, comment j’en suis arrivé à frapper le garçon que j’ai envie d’aimer plus que tout au monde.
    Je sais que je ne le reverrai plus jamais. Je nettoie et je pleure, en pensant à la solitude terrifiante de ma vie sans lui.
    La douche me fait du bien : mais je suis toujours aussi sonné, et mon nez me fait mal. Ça ne saigne plus. L’eau chaude a détendu mes nerfs, emporté mes larmes, je sens une fatigue immense me gagner, je me sens lessivé.
    Il est 19h20 lorsque je redescends : il faut que je me dépêche d’aller voir maman, papa va rentrer d’un moment à l’autre.
    Lorsque j’arrive dans la cuisine, elle est en train de préparer une grande salade.
    « Ça va, mon Nico ? ».
    « Oui, ça va… mieux… » je tente de la rassurer, en prenant sur moi pour contenir mon émotion et ne pas laisser mes larmes jaillir à nouveau.
    J’attrape un bocal et je commence à mélanger huile, vinaigre, sel et moutarde.
    « C’est qui ce garçon ? ».
    « C’est un camarade du lycée… ».
    « Pourquoi vous vous êtes disputés ? ».
    « C’était juste pour une bêtise… ».
    « Vous vous êtes battus, quand-même ! ».
    « C’est rien je te dis… ».
    « T’avais l’air vachement remué, mon Nico… et ton camarade aussi… ».
    Une partie de moi a envie de tout raconter à maman, de lui dire que j’aime les garçons depuis toujours, que j’aime CE garçon plus que tout au monde, à part elle… oui, une partie de moi n’a qu’une seule envie, celle de me laisser aller à pleurer dans ses bras, de la laisser me réconforter.
    Mais la blessure est si profonde, si vive, si brûlante, que je ne me sens pas la force de la remuer, même pas pour tenter de la soigner.
    « Maman… » je me lance, pour tenter de la rassurer, pour gagner du temps, sans aucune idée de comment je vais continuer ma phrase.
    Heureusement, maman vient à mon secours :
    « Tu sais Nico… ne te force pas… » fait-elle en posant son couteau et en attrapant ma main : elle la serre avec force et douceur, tout en posant sur moi ce regard plein d’affection et de tendresse que seule une maman sait composer ; puis, elle continue : « si tu n’as pas envie d’en parler, c’est pas grave ; tu m’en parleras plus tard, quand tu t’en sentiras capable… demain, après demain, ou même quand tu seras à Bordeaux… quand tu seras là-bas, dans ta petite chambre, tu sais que tu pourras m’appeler quand tu voudras, à n’importe quelle heure, je serai toujours là pour toi, mon Nico… ».
    Je sanglote. Je sens maman très émue aussi.
    « Maman… ».
    « Mais il y a une chose qu’il faut que tu saches… je t’aimerai toujours, quoi que tu fasses de ta vie, quoi que ce soient tes choix… enfin, des choix… façon de dire… je t’aimerai toujours, et rien ne pourra jamais changer cela… tu sais, Nico, tout ce qui m’intéresse, c’est que tu sois heureux, que tu trouves ta part de bonheur quel qu’il soit le bonheur que tu recherches… ».
    Elle pose ma main sur ma nuque et me caresse les cheveux, comme quand j’étais enfant, pour me réconforter ; je pleure à chaudes larmes.
    « Désolé, maman… ».
    « Pleure, si ça te fait du bien… ».
    « Ce garçon… ce garçon… » je tente de lui parler de mon chagrin, de cet amour fou né sur les bancs du lycée : mais les mots restent bloqués au fond de ma gorge.
    « Ce garçon est vraiment un très beau garçon… » résume maman « mais j’ai l’impression que ce n'est pas lui qui va te rendre heureux… ».
    « De toute façon, je ne le reverrai plus jamais… ».
    « Mon Nico… ».
    « Maman… promets-moi… ».
    « Oui, Nico ? ».
    « Ne dis rien à papa, s'il te plaît… ».
    « Je ne lui dirai rien t'inquiète… un jour tu lui diras toi-même, quand tu seras prêt à le faire… ».
    « Merci, maman… ».
    « Dis donc, il ne t’a pas raté ce petit con… » elle s’exclame, en se penchant pour regarder les dégâts de plus prés.
    « A côté du nez, sous l’œil, tu vas avoir un joli cocard, mon Nico… ça fait mal ? » elle continue.
    « Oui… ».
    « Dans le placard de la salle de bain, il doit y avoir une pommade pour soigner les hématomes… ».
    Dommage qu’il en existe pas une pour soigner les cœurs brisés.
    « Merci maman… ».
    « C’est lui qui t’a frappé en premier ? ».
    « Non, c’est moi… ».
    « Nico ! ».
    « Et je le regrette vraiment… même s’il l’a bien cherché ! ».
    « En tout cas, toi non plus, tu ne l’as pas raté ! ».
    La porte d’entrée vient de s’ouvrir et de se refermer. Papa est rentré. Je m’essuie les yeux et maman aussi.
    « Bonsoir ! » fait papa « qu’est-ce que t’as fait au nez, Nico ? ».
    « Bonsoir ! » fait maman « ton fils s’est pris la porte de la salle de bain sur le nez en sortant de la douche… ».
    « Toujours aussi maladroit… » fait papa distraitement « j’ai le temps de prendre ma douche avant de manger ? ».

    Le soir dans mon lit, j’étouffe. J’ai mal au nez, mal au visage, mal au cœur, surtout. Je suis allongé dans le noir, sur le dos, incapable de faire le moindre mouvement. Je n’ai même plus la force de pleurer. Je me sens comme dans un état d’incapacité à réagir à tout stimuli, je me sens comme vidé de toute énergie. Je n’ai envie de rien, ni de lire, di d’écouter la musique. J’ai mis la radio en fond sonore, à volume très bas, juste pour me tenir compagnie. Vers minuit, en allant se coucher, maman toque à ma porte :
    « Ça va, Nico… »
    « Ça va, maman… ».
    « Passe une bonne nuit, mon loulou… essaie de dormir un peu… ».
    « Je vais essayer, ne t’inquiètes pas… bonne nuit, maman… ».
    J’écoute la nuit tomber sur la ville, ses bruits de circulation s’estomper ; j’écoute la nuit tomber sur la maison, le silence s’y installer.
    J’essaie de fermer les yeux, mais je les rouvre aussitôt : ils sont enflés, à force d’avoir chialé, ils piquent. Le sommeil ne vient pas.
    Je repasse les souvenirs heureux de la semaine dernière ; je ressasse les souvenirs horribles de cette semaine, de cet après-midi. Je rumine ses mots blessants comme des lames. J’entends le bruit de mon coup ; celui de son coup ; deux fois le bruit de la chair qui morfle ; le sang, son odeur, son goût de violence : je me sens horriblement mal. J’ai l’impression d’avoir commis quelque chose d’irréparable, d’impardonnable.
    Définitivement, ce n’était pas une bonne idée de laisser Jérém venir chez moi, de le laisser accrocher son souvenir dans cette chambre, à ce couinement que fait mon lit quand on appuie à un certain endroit, ce bruit qui me rappelle ses coups de reins ; je le revois sur moi, je le sens en moi, je ressens la brûlure qu’il a laissée entre mes jambes, dans mon ventre, dans mon cœur.
    Pourtant, je le savais que ça se terminerait de cette façon ; je le savais qu’un jour on se prendrait la tête et que ce serait fini pour de bon ; je savais que le faire venir chez moi allait être une façon de reculer pour mieux sauter : ce que je ne savais pas, c’est que ça se terminerait en baston. Et que je le cognerai en premier. Je n’arrive pas encore à croire que je l’ai cogné.
    Et maintenant que c’est fini entre nous, Jérém hante cette chambre, ce lit, ma vie toute entière.

    4h18, je ne dors toujours pas. J’essaie de ne pas penser à demain, au nouveau jour qui viendra, un jour inutile, odieux, car il ne portera pas avec lui l’espoir de revoir Jérém.
    Les souvenirs et les larmes se mélangent dans le silence de la nuit.
    Imaginer ma vie sans Jérém, ça me parait un aperçu de l’enfer.
    La nuit avance et la radio continue de débiter des chansons que je n’écoute pas.
    Puis, soudainement, un texte accroche mon attention, parle à ma tristesse, à ma solitude, à mon désespoir.

    Tant de fois j'ai tenté/D'aller toucher les étoiles
    Que souvent en tombant/Je m'y suis fait mal
    Tant de fois j'ai grimpé/Jusqu'au plus haut des cimes
    Que je m'suis retrouvé/Seul au fond de l'abîme
    (…) Il y a toujours un soir
    Où l'on se retrouve seul/Seul au point de départ
    Celui qui n'a jamais été seul/Au moins une fois dans sa vie
    Seul au fond de son lit/Seul au bout de la nuit
    Celui qui n'a jamais été seul/Au moins une fois dans sa vie
    Peut-il seulement aimer/Peut-il aimer jamais





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    Bonjour à toutes et à tous ! Bienvenue sur le site Jérém&Nico   55.2 Des grains de sable et des pas de crabe.


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    55.2 Des grains de sable et des pas de crabe.

     

    Puis, à un moment, Jérém relevé la tête ; les regards se croisent, se figent d’un dans l’autre ; les déglutitions se font nerveuses, les respirations de plus en plus profondes. A nouveau, les fronts humides de transpiration se rencontrent, les souffles se mélangent, les nez se collent, s’écrasent l’un contre l’autre.
    Puis, à un moment, tout doucement, les deux saillies commencent à glisser l’une sur le côté de l’autre.
    Soudainement, Jérém a un mouvement brusque de recul.
    « Je vais faire un tour… » il annonce, la voix basse, le regard fuyant, avec un ton qui est sans appel.

     

    Lundi 06 août 2001, après le départ de mon bobrun.

      
    Jérém vient de partir, et je me sens comme abasourdi par la façon dont on s’est quittés. Je me demande pourquoi ma relation avec Jérém doit toujours être aussi compliquée, aussi incertaine, aussi imprévisible. Mille questions et inquiétudes se bousculent dans ma tête.
    Heureusement, j’ai quelque chose à faire dans l’immédiat qui va capter toute mon attention : je monte dans ma chambre et je me lance dans la recherche de sa chaînette. Je la découvre nichée dans un pli de la couette, toute proche des oreillers. Elle a dû se décrocher pendant qu’il était allongé sur le lit : étonnant que le bobrun ne se soit pas rendu compte de l’avoir perdue ; à moins que cela se soit passé à un moment où il était tellement happé par son plaisir que rien d’autre n’existait pour lui.
    Je ressens une immense émotion dans le fait de la retrouver là, sur mon lit. Je la saisis, et je réalise qu’elle est plus lourde que je l’avais imaginé, c’est une véritable chaînette de mec. C’est la première fois que je la tiens entre mes doigts, que je peux la contempler si calmement : je caresse les mailles serrées, je les rassemble dans le creux de ma main. Je la porte tout proche de mes narines : comme je le soupçonnais, elle porte l’odeur de sa peau.
    Je ferme les yeux, je l’embrasse, tout en inspirant avidement les bonnes petites odeurs cachées entre ses mailles : soudainement, c’est comme si mon Jérém était là avec moi, comme s’il ne s’était rien passé cet après-midi ; j’ai l’impression que, lorsque je vais rouvrir les yeux, mon bobrun sera là devant moi, en train de me regarder avec son regard de b(r)aise, le bouton du pantalon ouvert, l’attitude du bogoss qui semble intimer, sans besoin des mots : « Tu attends quoi pour venir me sucer ? » ; et que, une fois que je l’aurai fait jouir, il acceptera mes caresses et mes bisous.
    Le geste vient tout naturellement, comme une évidence : j’attrape un bout, puis l’autre, je passe la chaînette autour de mon cou. Et là, c’est un intense bouquet de sensations magiques qui s’offre à moi : le poids, la fraîcheur du métal que je ressens derrière mon cou, sur mes clavicules ; le délicieux petit massage offert par les mailles, source de mille frissons, lorsqu’elles se dérobent sur ma peau au gré de mes mouvements.
    Très vite, je décide que je ne l’enlèverai pas, du moins tant que je n’aurai pas l’occasion de la lui rendre : cette chaînette, c’est comme un avatar de mon bobrun ; cette chaînette, c’est le pont vers nos prochaines retrouvailles.
    Maman m’appelle pour le dîner : ce qui me fait penser que je dois faire gaffe à que mes parents ne la voient pas ; je n’ai vraiment pas envie de réponde à des questions impromptues. Je passe un t-shirt col rond assez serré et je la glisse dedans.
    En descendant les escaliers, je sens les mailles glisser entre mon t-shirt et ma peau, comme une caresse, douce et virile à la fois ; une sensation qui me donne des frissons de la tête aux pieds : je ferme les yeux et, une fois de plus, pendant un court instant, j’ai l’impression que mon Jérém est là, avec moi.
    Hélas, ce n’est qu’une illusion. Sa chaînette est là, mais mon Jérém me manque horriblement ; l’inquiétude s’ajoute au manque, et me voilà parti pour des cogitations infinies, m’entraînant tour à tour par tous les extrêmes émotionnels.
    L’optimisme, d’abord : en me disant que ce que nous avons vécu depuis dix jours est si beau et si fort que ça ne peut être balayé par ce qui s’est passé cet après-midi ; d’autant plus que, dans l’absolu, il ne s’est rien passé de grave ; alors, je me dis que demain Jérém va revenir sonner à ma porte, comme d’habitude, sexy en diable, chaud comme la braise.
    Le pessimisme, ensuite : en me disant que ce petit « accident », ce début de pipe avorté, est le genre de truc capable de remettre en cause son seulement les fragiles avancées des derniers jours, mais notre relation toute entière.
    Après le dîner, et jusqu’à très tard dans la soirée, je ressens l’envie de lui envoyer un message. Mais quoi lui dire ? Quoi, pour que ça n’empire pas un peu plus les choses ?
    C’est vers minuit que je finis par trouver la bonne accroche, une simple évidence :
    « Salut ! J’ai retrouvé ta chaînette ! ».
    Le message envoyé, je me sens mieux. Je me dis que mon sms est comme une sorte d’invitation, en quelque sorte la garantie que mon bobrun reviendra demain après-midi, du moins pour la récupérer.
    Je suis sûr que demain matin j’aurai un message de sa part : un message que j’essaierai d’interpréter pour comprendre dans quelles dispositions il est à mon égard.
    J’ai essayé de dormir. Je n’ai pas vraiment réussi. J’ai passé une partie de la nuit à tenter de me rassurer, en me disant que ce n’est pas possible que ça se finisse de cette façon entre Jérém et moi.
    Hélas, il est de petits grains de sable capables, sans qu’on y prenne gare, d’enrayer la mécanique la plus parfaite. Certes, la mécanique de notre complicité était encore loin d’être irréprochable, mais elle semblait marcher de mieux en mieux. Malheureusement, en ce lundi, de nombreux grains de sable étaient venu mettre à dure épreuve ses rythmes, ses oscillations.
    Certains s’y étaient glissés dans l’après-midi de lundi : par maladresse, la mienne ; par irrésolution, la sienne ; puis, d’autres étaient venu se rajouter, à mon insu, un peu plus tard ce même lundi.

    Mardi 07 août 2001, au réveil.

    J’ai passé une nuit agitée, perturbée, parsemée par une succession de micro-sommeils au fil desquels j’ai compté chaque heure, et même plusieurs fois par heure. Je me réveille abattu, les membres endoloris. Certes, une partie de mes courbatures sont la conséquence des galipettes de la veille, de la puissance des assauts de mon bobrun. Pourtant, la cause principale de mon épuisement ce sont bien les soucis.
    Oui, les soucis : ils nous minent en s’attaquant d’abord à notre sommeil ; vicieux, ils continuent à nous accabler le lendemain, se combinant avec l’épuisement qu’ils ont eux-mêmes provoqué, cette fatigue qui nous prend au corps et à l’esprit ; implacables, ils nous font perdre rapidement nos moyens, jusqu’à nous faire tomber dans un état de prostration totale.
    Il est 7 heures. Ma chambre est encore plongée dans la pénombre, mais les rayons intenses du soleil matinal arrivent à se frayer un chemin dans le petit espace entre les volets fermés et l’embrasure de la fenêtre ; ils me parlent d’une météo revenue au grand beau.
    Hélas, dans mon cœur, ce n’est pas du tout la même histoire : dans mon cœur, c’est plutôt maussade. Lorsque je suis heureux, il pourrait faire n’importe quelle météo, j’emporte le soleil dans mon cœur ; mais lorsque je suis triste, soucieux, le beau soleil est presque une insulte à ma détresse. Comme j’aime, lorsqu’il pleut dans mon cœur, qu’il pleuve aussi sur la ville !
    Oui, après cette nuit affreuse, je me sens triste, désemparé. J’ai plus que jamais la conviction qu’aujourd’hui, Jérém ne reviendra pas ; et que la magnifique lancée de nos après-midis magiques s’est brutalement arrêtée.
    Preuve en est qu’il n’a pas même pas répondu à mon sms… enfin… il ne l’a peut-être pas encore vu… à quelle heure il a fini son service hier soir ? Pas avant minuit, non… Il a forcément vu mon message… mais il n’a pas pris le temps de répondre… il va le faire plus tard ? Je l’espère, sans y croire.
    Quand je pense que jusqu’à hier après-midi tout allait si bien entre nous : un après-midi, comme tous ceux qui ont précédé depuis une semaine, marqué par quelques moments torrides comme sait si bien les concocter mon Jérém.
    D’abord, son arrivée en tenue classe, chemise blanche cravate et pantalon noir ; l’érotisme intense du moment de déshabillage ; l’image insoutenable du bogoss installé sur ma chaise de bureau, vêtu de la seule casquette rouge empruntée sur mon étagère ; la pipe fabuleuse qui s’en est suivie ; puis, cette baise incandescente, furieusement excitante, avec le retour de ses mots crus, de ses attitudes de p’tit macho ; et, pour finir, cette deuxième pipe, qui a bien failli se transformer en 69…
    C’est bien à partir de là que les choses ont commencé à déraper. Mais que s’est-il passé dans sa tête à ce moment précis ? Que cherchait-il à se prouver ? Est-ce qu’il voulait juste « tester », voir ce que ça fait de toucher une queue avec ses lèvres ? Quel rôle ont joué le passage de ma langue dans son entrejambe, ainsi que la position propice de nos corps ? Quel rôle a joué le tarpé ? Pourquoi ce tarpé aujourd’hui, alors qu’il n’en avait jamais fumé depuis qu’il venait chez moi ? A-t-il cherché à se détendre ? A oublier ses envies ? Ou bien, à se laisser aller, à se donner du courage pour les affronter ? A oublier cette lutte intérieure, à se laisser porter par les évènements ?
    Au fond de moi, je me dis que le tarpé n’a pu que libérer des envies bien existantes, et en aucun cas créer ces envies.
    Mais qu’est-ce qu’il regrettait exactement Jérém ? D’avoir été surpris par mon regard ébahi, ou bien de succomber à une envie qu’il n’arrivait pas à assumer ? Les deux choses, je dirais, mais la deuxième d’abord.
    Mais pourquoi, après tout, faire une pipe devrait être plus difficile que lécher une rondelle ?
    Peut-être que pour un actif, le fait de bouffer le cul d’un passif, c’est simplement préparer ce dernier à se faire sauter ; le lécheur se positionne ainsi en tant que dominant et le léché se laisse attribuer le rôle de soumis. Alors que sucer, c’est offrir à l’autre un plaisir d’actif, ce qui fait du suceur un « passif ».
    Tant que son rôle était 100% actif, il pouvait toujours se voir « hétéro », malgré le fait de baiser un gars ; de plus, pour un macho, baiser un autre mec peut sembler encore plus « valorisant » que baiser une nana : baiser un autre mec, c’est voir sa propre virilité dominer celle de l’autre, donc être encore plus un « mâle Alpha ». Mais dès lors que son envie de sucer s’est manifestée, ça l’a coupé complètement.
    Pourtant, une fois de plus, si mon Jérém s’est lancé là-dedans, c’est qu’il en avait envie. Vraiment envie. Tarpé ou pas tarpé. Même pas pour me faire plaisir : je ne lui avais jamais demandé rien de tel. Que ce serait-il passé si je n’avais pas arrêté de sucer et si je ne l’avais pas regardé comme on regarde un enfant pris la main dans le sac ? Que ce serait-il passé si je m’étais « laissé faire » ? Serait-il allé au bout de son envie ? Que ce serait-il passé ensuite ?
    Je ne le saurai jamais.
    J’ai passé le matin à cogiter, à imaginer ce que j’allais faire si mon bobrun ne venait pas aujourd’hui. J’ai décidé que même s’il ne vient pas, je ne vais rien faire pour l’instant. Au fond, il a peut-être juste besoin de temps. Un jour de réflexion, de distance ne peut pas lui faire du mal, nous faire du mal.
    Peut-être même que ça va nous aider à mieux nous retrouver demain.
    Car, s’il ne vient pas aujourd’hui, demain, mercredi, il sera là pour sûr. Je ne peux pas me passer de lui, mais lui non plus il ne peut pas se passer de moi. Depuis 10 jours, il n’a pas pu tenir plus de 24 heures sans moi ; même dimanche, il a fallu qu’il m’entraîne dans l’arrière-boutique de la brasserie pour une petite galipette bien chaude. Et puis, il l’a dit lui-même, même s’il ne l’a dit qu’à moitié : « Ah putain, jamais je n’ai joui aussi… ». Aussi quoi, mon Jérém ? Aussi fort ? Aussi souvent ? Aussi pleinement ? Aussi intensément ? Aussi en adéquation avec tes véritables envies ?
    Oui, j’ai passé la matinée à me dire que s’il ne vient pas aujourd’hui, ce ne sera pas la fin du monde ; que je n’ai pas à paniquer, que ce n’est pas la fin de notre relation, juste une petite pause ; que je dois simplement être patient et que tout va bien se passer.
    Vers midi, je me suis senti apaisé : pendant que je déjeunais avec maman, j’avais l’impression de retrouver un semblant de sérénité.
    Pourtant, à bien regarder, la mienne était une sérénité plutôt du genre « stressé » : elle ne tenait qu’au fait que, au fond de moi, j’étais sûr qu’il viendrait quand même.

    Mardi 7 aout 2001, l’après-midi.

    Dès que maman est partie travailler, mes angoisses ont immédiatement repris le dessus sur mon calme inquiet. 13 heures, ce n’est plus le matin, c’est déjà l’après-midi. La ligne de partage de la journée franchie, tout semble s’accélérer : le moment où il devrait venir approche, et je suis à nouveau presque certain qu’il ne viendra pas.
    Désormais, Jérém a dû voir mon message… ce matin il s’est levé, il est parti travailler… il a bien dû regarder son portable… pourquoi il ne prend pas le temps de répondre ? Est-ce que mon message est arrivé à bon port ?
    Les minutes passent, les quarts d’heure glissent, les demi-heures s’enchaînent. « Time goes by so slowly for those who waits » : le temps passe si lentement, pour ceux qui attendent. J’aurais pu l’écrire moi-même, le gimmick de « Hung Up », cinq ans avant sa sortie…
    Oui, les heures passent à la fois si lentement, et pourtant si vite, lorsqu’on attend l’être cher, sans avoir la certitude qu’il viendra.
    J’essaie de tromper le temps en me plongeant dans la lecture. Hier soir, j’ai bien avancé dans « L’Empire des Anges ». Venus… Igor… Jacques… Venus… Igor… Jacques… et désormais… Venus 17 ans… Igor 17 ans… Jacques 17 ans.
    Me voilà très impatient d’atteindre le dénouement, tout en redoutant d’arriver à la fin de la magie du roman. Mais le récit est addictif, il prend le lecteur par la main et ne le lâche plus, l’entraîne de page en page, de chapitre en chapitre. Alors, je me laisse transporter.
    Non seulement j’ai le bon bouquin, mais j’ai aussi une technique imparable pour essayer de tromper le temps : je m’oblige à rester plongé dans le récit jusqu’à la fin d’un chapitre. Parfois, je me laisse porter par ma curiosité et j’en lis un autre. Ainsi, le rythme de la lecture limite le nombre des déceptions après avoir regardé l’heure.
    14 h 07… il ne va pas tarder… 14 h 39… oui, il peut encore venir… 14 h 58… ça va sonner d’un instant à l’autre… 15 h 17… ou pas… 15 h 31… garde espoir, Nico, il est déjà venu après 16 heures… 15 h 49… l’angoisse me serre le cœur… mais pourquoi ce con n’est pas encore là ? Pourquoi il faut que ce soit si compliqué avec lui, pourquoi il faut toujours qu’il gâche tout avec son incapacité à assumer ce qu’il est ? 16 h 07… je désespère, tout en continuant à espérer… il ne me reste plus qu’une cinquantaine de pages à lire… je me plonge dedans, m’imposant de ne pas regarder l’heure ; porté par le final, je n’ai pas trop de mal à m’y tenir. Même si je sens mon cœur devenir un peu plus lourd à chaque minute, à chaque ligne.
    Me voilà en train de lire la toute dernière page ; dans laquelle, comme à son habitude, l’auteur nous fait part de la musique qu’il écoutait, ainsi que des évènements survenus durant l’écriture du roman.
    La quatrième de couverture tournée, je regarde enfin l’heure. Il est 17h14 : l’heure où je peux me dire pour sûr que Jérém ne viendra plus. Instantanément, je me sens plongé dans un abyme infini de tristesse et d’angoisse : il fait peut-être 30 degrés dans la maison, pourtant je ressens des frissons, j’ai froid, je tremble, j’ai envie de pleurer.
    Je me sens soudainement très fatigué : je m’allonge sur le canapé, et je m’assoupis.
    Lorsque je me réveille, il est 18h40. Maman n’est toujours pas rentrée. Je me sens horriblement seul dans cette maison vide. J’allume la télé, je mets la 2. J’ai besoin de rigoler. Ça fait du bien de retrouver cette bande de perchés installés autour d’une table. Car leur déconnade non-stop, leur bonne humeur sont contagieuses. J’adore cette émission : elle est tellement déjantée qu’elle a le pouvoir d’anesthésier ma détresse ; même ce soir, elle m’aide à ne pas trop penser à Jérém, à ne pas pleurer, en attendant que maman rentre. J’ai toujours aimé « On a tout essayé » ; et ce, même avant que Myriam et Dominique Pipeau y fassent leurs débuts fracassants, en rendant cette émission mythique.
    Maman rentre pile au moment où le générique de fin résonne dans le poste. Je l’écoute me parler de sa journée et je me sens un peu mieux ; même si, au fond de moi, j’ai toujours envie de pleurer.
    J’ai attendu mon bobrun tout l’après-midi, et il n’est pas venu ; il a forcément eu sa pause, et il n’est pas venu ; et il n’a toujours pas pris le temps de répondre à mon sms. Comme s’il s’en foutait ; comme s’il m’évitait.
    C’est lorsque le soir tombe que le mal d’amour et les angoisses sont le plus durs à supporter. Un nouveau jour s’éteint emportant avec lui les espoirs déçus ; la nuit avance, présageant un nouveau jour sans lui.
    Seul dans mon lit, je commence à penser d’avoir sous-estimé l’ampleur des dégâts. J’ai peur que Jérém ne revienne plus, jamais. Je tente de lire, je n’y arrive plus. Je n’ai pas envie d’écouter de la musique, même pas Madonna. Vraiment, je ne suis pas bien.
    Avant d’éteindre la lumière, je me surprends à parcourir ma chambre du regard ; aussitôt, ma mémoire se met à projeter des images de mon bobrun dans ce décor : mon bobrun debout à côté du lit pendant que je le suce ; mon bobrun assis sur le lit pendant que je le rend fou avec mon kif ; mon bobrun en train de fumer à la fenêtre caché par les rideaux ; mon bobrun qui rigole parce que je vais lui faire des bisous dans le cou ; mon bobrun assis sur ma chaise de bureau avec ma casquette cachant difficilement sa virilité tendue.
    Images de complicité sensuelle, images de sourires, images de bonheurs ; souvenirs de contacts de nos corps, d’odeurs, de sensations infinies et délicieuses, de frissons, de moments d’éternité.
    Je réalise à cet instant que j’ai pris un gros risque en le faisant venir à la maison, en laissant sa présence faire de chaque pièce de la maison où nous avons partagé du plaisir – l’entrée, le couloir, le séjour, ma chambre – autant de boîtes à souvenirs où tout me ramènera désormais à lui.
    Ainsi, sa présence d’un instant, le bonheur d’un instant, prépare la souffrance de son absence de toujours.
    Oui, j’ai commis une grave imprudence en lui ouvrant la porte de cette chambre où j’ai été enfant, en laissant notre bonheur passager installer des souvenirs dans chaque coin, sur chaque objet, dans ce lit où nous nous sommes donnés tant de plaisir, dans cette odeur de jeune mâle qu’il a laissé sur ma couette. Des souvenirs qui hantent ma solitude et nourrissent mon angoisse.
    Jérém va revenir dès demain, c’est pas possible autrement, c’est pas possible qu’il ne revienne pas…

    Mercredi 8 août 2001

    Contrairement à mes rêves, que j’ai voulu prendre pour des réalités, le mercredi après-midi s’écoule exactement de la même façon que le mardi après-midi : sans que mon Jérém ne se manifeste. J’ai envie de lui envoyer un autre sms, mais je redoute de le harceler.
    De toute façon, il sait que ma porte est ouverte ; que je détiens sa chaînette ; et moi je sais que s’il a décidé de ne pas venir, je ne peux rien pour le faire changer d’avis.
    Pourtant, chaque minute qui passe, l’angoisse enserre un peu plus mon cœur, la souffrance envahit un peu plus mon cerveau.
    J’attends. Je tente de lire, je n’y arrive plus. Je suis trop inquiet. Je tourne en rond dans la maison comme un animal en cage. C’est fou de se mettre dans un tel état pour un mec. C’est fou de lui laisser à ce point voler les clefs de son cœur, de son bonheur. Quel drôle de machinerie, que la mécanique du cœur.
    J’étouffe dans la maison vide. J’ai envie de sortir, de courir, de crier. Je ne peux pas, pas avant l’heure où je me dirai, dépité, qu’il ne viendra plus.
    J’attends. Deux heures, l’espoir est permis ; trois heures, l’espoir est en souffrance ; quatre heures, je commence à flipper ; cinq heures, il ne viendra pas.
    J’ai envie d’aller le voir à la brasserie, de lui demander pourquoi il ne vient plus me voir, pourquoi il me fait la tête. Je n’ose pas.
    Cinq heures 10, j’ai une meilleure idée : je vais aller voir Thibault à la sortie de son taf. Ça fait longtemps que j’ai envie de savoir comment se passe la coloc avec son pote ; et aujourd’hui, j’ai en plus envie de ressentir sa bienveillance, et d’avoir son conseil avisé.
    Lorsque j’arrive devant le garage, dans le quartier de la gare Matabiau, je me trouve immédiatement confronté à l’un des plus grands mystères de l’Univers. A savoir, comment un bogoss peut parvenir à être encore plus bogoss à chaque fois qu’on le voit ; comment c’est possible que sa simple présence soit toujours la même claque, le même coup de poing dans le ventre, comme si à chaque fois c’était la première fois qu’on la découvre. C’est le même mystère auquel je me trouve confronté chaque fois que je retrouve mon Jérém.
    Un mystère qui va de pair avec une autre énigme insoluble, celui de savoir comment un bogoss peut s’habiller dans n’importe quelle tenue sans que sa sexytude en soit un tant soit peu affectée. Ainsi, dans sa cotte de travail rouge et grise, une taille trop grande, parsemée de traces de cambouis, Thibault demeure incroyablement sexy.
    D’autant plus que, à la faveur de la chaleur revenue sur la ville Rose, un côté du double zip est ouvert sur plusieurs centimètres, laissant apercevoir l’arrondi du col de son t-shirt gris ; t-shirt qui a dû connaître pas mal de passages en machine, et dont l’arrondi baille légèrement, laissant dépasser quelques petits poils bruns et doux, tout simplement craquants. Quand je pense que j’ai la chance de connaître la magnifique anatomie qui se cache sous cette cotte ; et ce, pour la simple et bonne raison qu’une nuit pas si lointaine, j’ai eu la chance de faire l’amour avec cet adorable garçon. Je me demande toujours si ça a été une bonne chose : mais putain, qu’est-ce que ça a été bon !

    Le bomécano est en train de traficoter dans le capot d’une 406 coupé. J’ai le temps de le mater pendant un petit instant, avant que son sourire ne m’atteigne comme une caresse vraiment bienvenue.
    Je lui fais un signe de la main ; il me fait signe d’approcher. Il s’essuie les mains dans un grand bout de papier et il sort sur le trottoir. Son sourire est comme une caresse. Je traverse la route pour aller à sa rencontre.
     « Hey, Nico, ça fait un bail… » fait le bomécano en me claquant la bise. Toujours aussi adorable.
    C’est l’occasion de constater que, même rasée de près, la peau colonisée par sa barbe dégage un contraste sombre et plutôt viril avec la couleur plus claire de celle du reste de son visage.
    « Ça fait un moment que j’ai envie de passer te voir… ».
    « T’as bien fait… en plus, tu tombes bien, j’ai fini pour aujourd’hui… je vais me décrasser et je rentre… comment tu vas, Nico ? ».
    « Ça va… » je lâche machinalement.
    Mais on ne la fait pas au charmant Thibault. Dès que son regard s’est posé sur moi, il a su que ça n'allait pas. Et Thibault ce n’est pas le genre de mec à laisser tomber un pote qui n’est pas bien.
    « On dirait que ça va pas fort… » fait-il, tout gentil.
    J’essaie de sourire.
    « C'est Jé, c’est ça ? Il s’est encore conduit comme un goret ? ».
    « C’est un sujet compliqué… je ne sais pas trop par où commencer… » je m’embrouille.
    « Ecoute Nico… je vais me laver et je reviens… tu viens prendre l’apéro chez moi ? ».
    « Ok… avec plaisir… ».
    Le bomécano revient quelques minutes plus tard, simplement habillé de ce t-shirt gris que j’avais aperçu sous sa cotte, accompagné d’un short qui a été un jeans auparavant et d’une paire de vieilles baskets. Sa peau dégage cette odeur caractéristique du cambouis nettoyé par le savon industriel, odeur par-dessus de laquelle j’arrive à capter une subtile note de transpiration ; ses vêtements respirent la fraîcheur d’une lessive récente.
    Bref : dans ces habits qui ont un peu vécu, des habits pour le travail, dans ce délicieux bouquet olfactif de jeune mec bosseur, mais très clean, qui émane de sa personne, Thibault est tout simplement et tout naturellement beau. Eblouissant de charme et de droiture. Au final, sa beauté est comme sublimée par la simplicité de sa tenue. Vraiment, jamais l’habit ne fera le bogoss.
    Le bomécano me file un ticket, nous prenons le bus. Les platanes du Canal du Midi commencent à défiler sous mes yeux. Le bus s’arrête une première fois, puis une deuxième.
    C’est au troisième arrêt que je frôle le malaise par overdose de bogossitude. Car, à l’instant même où les portes s’ouvrent, c’est comme si on venait d’ouvrir devant moi les portes de la cage d’un fauve : je reçois en pleine figure l’image de la virilité incandescente du jeune contrôleur qui vient de monter dans le bus.
    La casquette noire caractéristique vissée sur la tête, le mec arbore une barbe bien noire bien taillée ; pas simplement une barbe de trois jours, mais trop longue non plus. Au premier abord, il semble afficher un regard un peu sombre et autoritaire.
    Le bus repart et le contrôleur se dirige droit sur moi, déclenchant immédiatement une accélération de mon rythme cardiaque, ainsi qu’un long et exquis frissons prenant naissance dans le bas du dos et remontant le long de ma colonne vertébrale jusque dans ma nuque.
    Il est désormais devant moi, il lève la tête, il me regarde. Vu de plus près, son regard se révèle marron vert et non noir comme lorsqu’il paraissait lorsqu’il était caché par l’ombre de la visière de la casquette. Dans ses yeux, quelque chose de pétillant fait office de sourire.
    Avec un ton de voix qui n’a au final rien de menaçant, il me dit : « Bonjour Monsieur, contrôle des titres de transport s’il vous plaît ».
    Il est tout près de moi, je profite de l’occasion furtive d’apprécier le mâle. Il est un peu plus petit que moi, il doit avoir 25 ans à tout casser, il fait à la fois jeune et très mec. Au début, j’avais cru deviner chez lui un côté typé reubeu, avec la barbe et le regard bien sombre ; pourtant, vu de plus près, je réalise qu’il n’est pas du tout reubeu, il est bien « européen » mais il a pourtant ce « type » de physique très brun, viril et ténébreux, avec un regard intense, pénétrant, (trans)perçant. Un regard qui n’est pas sans rappeler celui de mon Jérém.
    Pendant qu’il contrôle mon ticket, il tourne un peu la tête, comme pour regarder autour de lui : c’est là que je note qu’il a les cheveux très très courts sous sa casquette ; dès lors, même si cette casquette lui donne un côté violemment sexy, j’ai furieusement envie de le voir sans, de voir sa petite gueule de bad-boy mi-ange mi-démon au naturel, sans cet artifice vestimentaire, pourtant ô combien capable de transcender une bogossitude.
    Tout ça ne dure qu’une poignée de secondes : le bogoss me retend mon ticket en me disant : « Merci » ; ce à quoi je réponds également : « Merci » ; alors que, délice suprême, mes doigts effleurent les siens au moment où je récupère mon ticket.
    Le petit instant d’éternité s’achève, le jeune mâle s’éloigne, continuant ses contrôles dans le bus. J’ai ces nœuds dans le ventre à l’idée que tout ça n’a duré qu’une poignée de seconde, qu’il va bientôt disparaître de mon champ de vision. Mais, une fois arrivé au fond du bus, le voilà qui revient sur ses pas, et se cale contre la porte face à moi, mais sur ma gauche.
    Il va descendre à la station suivante, ou l’autre encore, j’ai encore quelques secondes, au mieux quelques minutes pour profiter de la vue de ce barbu brun incandescent.
    Je ne le quitte pas des yeux, lui hurlant intérieurement de me regarder, de planter son regard dans le mien, tout en craignant en même temps qu’il le fasse et qu’il ne s’aperçoive que je le fixe, comme hypnotisé, parce que c’est sûr j’ai le ventre secoué comme un tambour de machine à laver en fin de cycle essorage, j’ai furieusement envie de tout savoir de ce mec, à partir de son nom (son badge est bien accroché à sa veste ; mais, hélas, si nom il y a, il doit être du côté face cachée, car je n'ai rien vu quand il était près de moi, et ce n’est pas faute d’avoir regardé).
    A un moment, il me regarde, j’ai l’impression qu’il a capté un truc, ou pas, je n’arrive pas à savoir. Son regard reste un moment vers moi, j’ai l’impression qu’il plisse les yeux, comme par une sorte de « provocation » ou de façon de dire « je t’ai vu, et je vois bien que tu me mates » : je m’étonne moi-même d’arriver à soutenir le regard ; même si, au bout de quelques secondes, je finis par décrocher, en ressentant aussitôt une forte envie de me donner des baffes.
    Je cherche à ne pas le regarder ; pourtant, au bout de quelques secondes, mes yeux réclament déjà le contact avec la bogossitude. De son côté, le contact visuel est rompu, ce qui me permet de continuer à le regarder avec plus d’aisance. Le bogoss fouille dans son sac en bandoulière, il sort une petite bouteille en plastique de « ice-tea » ; il peine un peu à défaire le bouchon, puis il porte le goulot à ses lèvres. Un petit geste de rien, mais pourtant pas moins sexy : je suis captivé par sa pomme d’Adam qui monte et descend au passage de la boisson.
    Il referme la bouteille, la range dans son sac. Le bus arrive à la station suivante. Les portes s’ouvrent. Le beau contrôleur s’active pour quitter le bus. J’ai cette impression, même si sûrement ce n’est que dans ma tête, que juste avant de descendre, le bogoss a un petit regard vers moi.
    Les portes se referment, et je le regarde s’éloigner, retourner à sa vie. Le bus repart et j’essaie de me remettre doucement du choc d’avoir été contrôlé par l’un des contrôleurs les plus sexy, si ce n’est LE plus sexy de tous les contrôleurs que j’ai jamais vus.

    L’appart de Thibault est un peu plus en vrac que la dernière fois, mais toujours accueillant.
    « Désolé pour le bazar… ça c’est… ».
    Un peu partout, sur le canapé et sur les chaises, il y a des vêtements. Des vêtements qui à priori n’appartiennent pas à Thibault.
    « Jérém… » je le devance. Oui, dans le bazar, je reconnais bien la touche « Jérém ».
    « Oui, c’est ça… » m’explique le bomécano « le séjour c’est sa chambre, le canapé c’est son lit, et le dossier du canapé c’est sa penderie… ».
    Je reconnais la chemise blanche qui m’avait fait tant d’effet négligemment abandonnée sur un accoudoir du canapé. Envie de plonger mon nez dedans.
    « Une bière ? » enchaîne le bomécano.
    « Oui, avec plaisir… ».
    Thibault fait un aller-retour à son frigo et revient avec deux petites bouteilles à la main.
    « Vas-y, pousse le bordel, trouve-toi une place sur le canapé… » il me lance.
    Nous voilà assis côte à côte. Je bois une gorgée tout en regardant le jeune pompier avaler une bonne rasade, comme le ferait un mec assoiffé.
    « Ça fait du bien… » je l’entends souffler ; avant d’attaquer le vif du sujet « vas-y, raconte, qu’est-ce qui se passe ? ».
    « C’est compliqué à expliquer… depuis la semaine dernière, il est venu tous les jours à la maison… on a passé des moments incroyables… ».
    « Mais c’est génial, ça… ».
    « Oui… mais… c’est cette semaine que ça s’est gâté… on s’est un peu pris la tête… ».
    « En ce moment, Jéjé est un peu bousculé… surtout depuis le coup de fil… ».
    « Quel coup de fil ? ».
    « Il t’a pas parlé du coup de fil ? ».
    « Non… quel coup de fil ??? ».
    « Je lui ai pourtant dit de t’en parler… ».
    « Quel coup de fil ? » j’insiste, impatient, inquiet.
    « Ecoute, Nico… je préférerais que ce soit lui qu’il t’en parle… ».
    « Mais il ne me parle plus ! » je panique.
    « Il est chiant… Nico, écoute… je veux bien t’en parler… » fait le bomécano touché par ma détresse, avant de préciser « mais quand il t’en parlera, parce qu’il faut bien qu’il t’en parle à un moment ou à un autre, tu feras mine de l’apprendre de sa bouche, ok ? ».
    « Ok, mais dis-moi, s’il te plaît… ».
    « Les responsables du Racing* veulent le rencontrer dans quelque jour… ils envisagent de l’engager dès la rentrée… »

    (* Toute référence à des équipes de rugby, et à leurs responsables, joueurs, collaborateurs de l’époque où se déroule ce récit doit être considérée comme étant purement fictive).

    « Et c’est où le Racing ? » je m’exclame par réflexe, moi qui ne connaît rien au monde du rugby.
    « C’est le nouveau club de… Paris… il est né cette année de la fusion de deux équipes… ».
    Les mots de Thibault tombent sur ma tête comme un coup de massue. Je suis assommé.
    « Dans quelques jours ! » je m’entends exclamer, sans même réfléchir.
    « Quelques jours ! » je répète, abasourdi. J’ai la tête qui tourne, les idées qui se brouillent ; j’ai l’impression que le ciel va me tomber sur la tête ; je débite sans réfléchir, je suis en roue libre « je vais le perdre, je le savais que ça se finirait comme ça… ».
    « Ne dis pas ça, Nico… » fait Thibault en passant un bras autour de mon cou.
    « Si, je vais le perdre… ».
    « Moi aussi ça me fait de la peine qu’il parte, mais Paris ce n’est pas au bout du monde, c’est à une heure d’avion… ».
    « On va plus se voir… c’est fini… ».
    « Nico, je sais que c’est dur pour toi, je sais à quel point tu tiens à lui… mais c’est une énorme chance pour lui, tu le comprends… c’est son rêve qui devient réalité… ».
    « Je sais… mais je sais aussi que Paris, c’est la grande ville… pour un rugbyman bogoss c’est Disneyland… il va mener la belle vie, il va croiser plein de nanas et de mecs qui voudront coucher avec lui… il m’oubliera super vite quand il sera là-bas… ».
    « Ça c’est pas possible, crois moi… ».
    « Pourquoi tu dis ça ? ».
    « Parce que lundi soir, quand il est rentré, j’ai senti qu’il n’était pas bien… il venait de recevoir cette fabuleuse nouvelle, je m’attendais à qu’il soit fou de joie… il avait par mal bu et fumé, il avait la mine des jours où quelque chose le tracasse vraiment… j’ai bien senti que c’était l’idée de partir loin de toi qui le travaillait… alors, je lui ai demandé quand il comptait te l’annoncer… ».
    « Et qu’est-ce qu’il a dit ? ».
    « Il a réagi comme à son habitude quand il préfère esquiver quelque chose au lieu de l’affronter… il s’est énervé… ».
    « C’est pour ça qu’il ne vient plus me voir… c’est sa façon de me larguer avant de partir ! ».
    « Tu te trompes, Nico… je suis sûr que c’est aussi dur pour lui que pour toi… il ne l’avouera jamais, mais il redoute de t’en parler… il redoute de te perdre… lui aussi il a peur que tu l’oublies, que tu ailles voir ailleurs… ».
    « Comment tu sais ça ? ».
    « Il me l’a dit, Nico… il me l’a dit lundi soir… ».
    « Il t’a dit quoi exactement ? ».
    « Je te passe les détails… c’étaient des mots lancés avec deux grammes d’alcool dans le sang, mais c’est bien ce que j’ai compris… ».
    « Quand je pense que depuis une semaine ça se passait si bien entre nous… mardi dernier je lui ai dit que j’en avais marre d’être son punching ball et de supporter ses sauts d’humeur… depuis, il est revenu tous les jours… et il était de plus en plus adorable… ».
    « C’est drôle… » fait le bomécano.
    « Qu’est-ce qui est drôle ? ».
    « En fait, on a eu à peu près la même conversation, Jéjé et moi… ».
    « Quand, ça ? ».
    « Je crois que c’était lundi de la semaine dernière, je crois… enfin, c’est sûr, c’était lundi dernier, car en général le lundi il finit assez tôt et c’est le seul soir de la semaine où je ne suis pas encore couché quand il rentre… ».
    « Et vous avez parlé de quoi ? ».
    « Au bout de quelques bières, Jéjé a fini par évoquer cette nuit que nous avons passée tous les trois ensemble… j’ai eu l’impression qu’il avait comme envie de se justifier, comme s’il regrettait ce qui s’était passé… il a essayé de mettre ça sur le dos du tarpé, de l’alcool… ».
    « Alors que c’est lui qui a lancé l’idée… » je commente.
    « C’est ce que je me suis dit aussi… j’ai trouvé ça culoté de sa part… et comme ça faisait depuis cette nuit que j’avais envie de lui parler de ce qui s’était passé, j’ai saisi l’occasion… ».
    « Tu lui as dit quoi ? ».
    « Je lui ai dit qu’il n’a pas à se comporter avec toi comme il l’avait fait cette nuit-là… je lui ai dit qu’il finirait par te perdre s’il continuait à jouer les machos arrogants, à te traiter comme un jouet, à se raconter que votre relation n’a aucune importance, et à ne pas assumer ce qu’il y a de beau entre vous deux… ».
    « Et Jérém ? ».
    « Il m’a dit que je le gonflais… c’est sa façon à lui de dire qu’il a bien reçu le message… ».
    « Il me le dit souvent… ».
    « C’est que tes messages sont percutants… ».
    « Si tu le dis… » je fais, un brin dérouté.
    Je réalise soudainement que je m’étais un peu hâtivement persuadé que la seule raison du changement de Jérém pouvait être la conversation qu’on avait eu le mardi précèdent : j’aurais dû me douter mon « influence » sur mon bobrun ne pouvait pas, à elle seule, avoir un tel pouvoir. Je viens de comprendre qu’en amont de cela, un ami avait déblayé le terrain. Alors, merci Thibault.
    « Si c’est pas indiscret… » fait le bomécano « pourquoi vous vous êtes pris la tête ce lundi avec Jéjé ? ».
    « Le problème c’est que… (je ne peux pas lui parler de la pipe manquée)… il n’assume toujours pas ce qui se passe entre nous… pourtant j’ai essayé de le rassurer, de lui ai dit que je tenais vraiment à lui… ».
    « Et il a réagi comment ? ».
    « Il n’a rien dit… du coup, je lui ai demandé où nous en étions tous les deux… ».
    « Peut-être qu’il en faut pas lui en demander tant… ».
    « Mais c’est dur de ne rien savoir de ce qui se passe dans sa tête… ».
    « Tu l’as dit toi-même, Nico, il est venu te voir tous les jours… et ça se passait de mieux en mieux… c’est pas parce qu’il ne met pas des mots sur ses ressentis, qu’il n’en a pas… ».
    Oui, Thibault a raison. Depuis plusieurs jours et de façon de plus en plus claire, Jérém a montré son attachement pour moi. Sinon, pourquoi serait-il revenu me voir tous les jours, en s’attachant à tenir compte de mes envies – mon kif, les poils non rasés, la tenue chemise-cravate ? Pourquoi aurait-il accepté les bisous, les câlins, les caresses ?
    Dans un coin de sa tête, et de manière tout à fait consciente, j’en suis sûr, Jérém a commencé à accepter d’« être bien » avec moi : le bobrun a eu tout le temps de réfléchir à tout ça, lorsqu’il est seul, pendant qu’il travaille ; alors, si chaque jour il est revenu vers moi, c’est la preuve que cette situation lui convient ; et qu’il a besoin de nos moments ensemble.
    Je me rends compte à quel point ça a été très maladroit de chercher à le provoquer, à le taquiner sur ses envies, à le pousser à reconnaître qu’il tient à moi.
    Alors, cette pipe ratée que j’ai d’abord considérée comme la seule cause de son changement de comportement, ce n’est peut-être en réalité que la goutte qui a fait déborder le vase. Peut-être que le « mal » était déjà fait avant ; peut-être que Jérém avait commencé à faire marche arrière lorsque j’avais voulu à tout prix provoquer des réactions de sa part.
    Comme lors de ce baiser « exigé » avant de le sucer : sa façon de claquer ce baiser, comme une gifle, était peut-être un premier signe du fait que j’étais en train d’aller trop loin.
    Je réalise que ma plus grande erreur a été l’impatience de vouloir aller trop vite, l’entêtement à exiger de Jérém plus que ce qu’il est prêt à donner.
    J’aurais dû attendre que notre complicité grandisse en silence, apprécier les doux moments de complicité : comme après la première pipe, pendant l’échange de tarpé ; quand, l’air de rien, ses doigts se sont posés sur mes cheveux, pour les caresser doucement. A cet instant précis, tout se passait en silence, mais tout semblait si limpide entre nous.
    Est-ce que cette pipe qu’il a voulu essayer, c’était aussi une façon de me « dire » que les choses pouvaient avancer entre nous, mais à la seule condition de ne pas les nommer pour l’instant ?
    Peut-être que si j’avais été plus discret, avant et pendant cette pipe, les choses se seraient passés autrement entre nous… est-ce que c’est moi qui a tout gâché ?
    Face à son malaise d’être surpris en flagrant « délit » de fellation, j’ai paniqué et j’ai voulu essayer de rattraper le coup : c’est là, en cherchant à le mettre en confiance, mais avant tout à me rassurer, que j’ai fini par trop en dire, par trop en faire.
    « C’est trop bon ce qu’on vit depuis une semaine… tu es tellement différent, tellement adorable… ».
    En mettant Jérém face à ses changements de manière beaucoup trop frontale pour qu’il accepte de les reconnaître, je n’ai eu d’autre résultat que d’empirer les choses.
    Et même si je me suis retenu de prononcer ces trois mots magiques qui riment si bien avec Jérém, mon bobrun a quand-même dû les percevoir dans mon élan, dans mon émotion, mon regard, comme dans un livre ouvert. D’où, sa marche arrière à toute vitesse, le déploiement de la technique « Hérisson », matérialisés dans ses mots froids et laconiques :
    « Ne te monte pas la tête, Nico… ».
    Eclairé par le récit de Thibault, me parlant d’un Jérém perturbé à l’idée de partir loin de moi, je me dis que, bien sûr mon bobrun a lui aussi doit se poser la question de « où l’on va tous les deux », même avant ce fameux coup de fil : et je réalise que, ce qui le fait fuir, c’est justement sa peur de mettre ça sur le tapis, de se dévoiler.
    J’aurais dû me rendre compte qu’à ce stade, mon Jérém était bien davantage un p’tit mec qui a peur de ses sentiments qui le brûlent, des sentiments qui sont à ses yeux, un peu sa faiblesse, plutôt qu’un p’tit macho qui a peur d’une pipe. Ce qui le rend profondément attachant.
    « Tu dois avoir raison… » je finis par admettre.
    Oui, Thibault a raison. On dit que le plus grand défi de l’amitié, c’est de nous faire grandir. Thibault, c’est un vrai pote.
    Soudainement, je me sens très con.
    « Ne te laisse pas décourager, Nico… » fait le charmant Thibault en me caressant l’épaule avec sa main à la fois douce et rassurante « s’il ne vient pas te voir, vas lui parler… vas-y doucement, mais dis-lui ce que tu ressens, n’aie pas peur… ».

    Si seulement c’était facile, mon Thibault. Aller lui parler, quand et comment ? Pour lui dire quoi ?
    Entre le petit « accident » de la pipe raté, mes mots et mon attitude trop étouffantes, la nouvelle de son départ imminent pour Paris, la discussion avec Thibault, tout ça en un laps de temps très réduit : voilà qui a dû remuer pas mal de choses dans sa petite tête de nœuds.
    Alors, s’il n’a pas envie de me voir, qu’est-ce que je peux bien faire pour changer cela ?
    Pourtant, le temps presse : son départ est imminent : si je le laisse s’éloigner maintenant, je ne vais pas avoir le temps de le rattraper.
    S’il le faut, dans sa tête, Jérém est déjà à Paris, dans sa nouvelle vie ; une nouvelle vie où il n’y a aucune place pour moi.
    S’il ne veut plus me voir, c’est peut-être qu’il essaie de m’oublier… peut-être qu’il veut que je l’oublie aussi…
    Mais il ne peut pas me demander ça, et surtout pas me l’imposer de cette façon ! J’ai droit à qu’il vienne m’annoncer son départ pour Paris ! Et puis, il reste la question de la chaînette ; et aussi, celle du maillot que j’ai ramené de Londres et que je ne lui ai toujours pas donné.
    Il faut qu’il revienne à tout prix à la maison, il faut que je puisse lui parler tranquillement, il faut que je lui dise que j’ai besoin de lui, que je ne veux pas le perdre.
    Me voilà face à un double challenge. Le premier, c’est de le faire revenir chez moi ; le deuxième, c’est d’arriver à lui parler avec mon cœur sans le faire fuir encore plus loin.
    C’est dur d’aimer quelqu’un qui a peur d’aimer et de se laisser aimer.
    C’est dur, les histoires entre garçons. Pourtant, c’est bien leur complexité, leur fragilité, ainsi que les difficultés qui se dressent sur leur chemin, notamment lorsqu’elles ne sont pas assumées au grand jour par l’un des protagonistes, qui en font justement leur beauté particulière.
    Ce mercredi soir, je me sens très triste. Jérém ne veut plus me voir et je me sens impuissant à inverser le cours des choses. Je me plonge dans les souvenirs, comme s’ils pouvaient m’aider à le faire revenir.
    Je plonge mon nez dans ce t-shirt dérobé un matin, au petit matin, dans sa salle bain ; je plonge mon nez dans ce tissu doux comme sa peau et qui sent toujours l’odeur de sa peau ; je me glisse sous les draps en amenant avec moi ce trésor inestimable, les trois photos dont l’adorable Thibault m’a fait cadeau il y a quelques temps.
    Je pose les trois images sur le drap, devant moi, et je me sens comme happé par les histoires qu’elles racontent : Jérém assis sur la pelouse de la prairie des Filtres, en position demi allongée, les bras tendus vers l’arrière et les mains posés à plat sur le sol ; habillé d’un simple jeans et d’une chemise à carreaux noirs et blancs, les manches retroussées, ouverte sur un t-shirt blanc sur lequel sa chaînette de mec est négligemment abandonnée ; le bogoss regarde l’objectif avec son plus beau regard ténébreux : voilà une tenue et une attitude très, très, trèèèèèèèèèèèès mec…
    Une autre photo, mon Jérém en maillot de rugby.
    Sur la dernière, mon bobrun est sur la plage, torse nu, le bronzage ajoutant des couleurs à sa peau mate, la lumière du soleil mettant en valeur et en relief la musculature parfaite de son corps.
    Non, je ne me lasse pas de regarder ces images qui, prise à distance de quelques mois l’un de l’autre, matérialisent sous mes yeux le chemin parcouru par la virilité de mon bobrun : c’est beau de voir un adolescent devenir un vrai petit mec. En fait, ces photos, racontent à la fois chacune une histoire, tout en étant les chapitres d’une magnifique saga, « La vie de Jérémie Tommasi ».
    Je vais inlassablement de photo en photo, cherchant à percer le mystère de son regard ténébreux, de déceler ce qui se cache derrière cette petite pointe de tristesse qui est omniprésente dans son regard, même dans son sourire le plus lumineux.
    Je finis par ranger les photos dans un tiroir de ma table de nuit ; j’éteins la lumière et je me glisse sous les draps. Au gré de mes mouvements, je sens une fois de plus les mailles de sa chaînette rouler sur ma peau. Un frisson géant parcourt ma colonne vertébrale : j’ai l’impression de sentir son corps contre le mien, ses mains dans mes cheveux, ses lèvres sur les miennes, sa langue sur ma peau ses doigts sur mes tétons, sa queue en moi. Je bande à en avoir mal. Et je pleure à en avoir mal.
    Je n’arrive pas à trouver le sommeil. Je n’ai même pas envie de me branler. Vers 1 heure du mat, je craque et je lui envoie un nouveau sms :
    « Hey, tu viens chercher ta chaînette ? ».
    Le sms envoyé, je me sens apaisé. Je m’endors peu de temps après, certain, une fois encore, que le lendemain matin j’aurai sa réponse.

    Jeudi 09 août 2001
     
    Ce matin, je ne suis pas bien. Je n’ai pas trop mal dormi, pourtant je n’ai pas envie de me lever. La journée commence mal : il n’y a toujours aucun sms sur mon portable.
    Je n’ai pas envie d’affronter une nouvelle journée sans Jérém, une nouvelle journée à me poser des questions, à attendre, à me sentir impuissant à faire avancer les choses.
    Il fait très beau et très chaud. Je me demande avec quelle tenue le bogoss pourrait débarquer, si seulement l’envie lui en prenait. A pouvoir choisir, j’adorerais le retrouver en débardeur blanc et casquette à l’envers ; j’ai envie de lui ; sa présence me manque ; sa puissance sexuelle me manque ; 72 heures qu’il me manque.
    La matinée s’écoule morose, l’après-midi est une succession d’espoirs sans cesse déçus. 17h25… il ne viendra plus.
    Je sors et je me mets à marcher. Je marche, je marche, je marche. J’ai envie de bouger pour me changer les idées. J’ai envie d’aller voir mon Jérém, mais je crains sa réaction, son hostilité qui trancherait brutalement avec l’accueil si chaleureux de dimanche dernier. Dimanche dernier, il y a tout juste 4 jours ; pourtant, ces bons moments me semblent si lointains, j’ai l’impression qu’ils appartiennent presque à une autre vie. Je me demande si je ne les ai pas juste rêvés.
    J’ai beau m’imposer des détours, tenter l’évitement : mes jambes finissent toujours par me diriger là où le cœur les amène. Je n’ai pas marché une demi-heure que je me retrouve dans la rue de Metz en direction d’Esquirol.
    Les dés sont lancés, autant y aller franco : je vais me pointer à la brasserie, et m’installer en terrasse pour prendre un verre. Au fond, j’ai droit. Je m’attends, je me prépare à me faire fulminer du regard : pourvu juste qu’il ne m’ignore pas, et que ce soit bien lui qui vient me servir.
    Je sens sa chaînette se dérober entre ma peau et mon t-shirt au gré de mes pas : oui, je vais y aller avec le prétexte de la chaînette, mais je ne vais pas la lui donner pour autant ; je vais juste lui demander de venir la chercher. Je suis à quelques dizaines de pas de la brasserie, je la retire de mon cou, je la glisse dans ma poche. Je m’impose de continuer à avancer vers la terrasse, désormais en vue, alors que le cœur s’emballe mètre après mètre.
    Ça y est, je suis devant l’entrée de la terrasse ; mon bobrun est là, jeans marron et t-shirt noir bien ajusté, craquant à souhait. Il est en train de servir des clients ; lorsqu’il finit de vider son plateau, il débarrasse une table voisine ; puis, il se retourne pour répartir ; c’est là que son regard capte ma présence ; le bogoss semble surpris, mais il fait mine de m’ignorer et il disparaît avec son plateau.
    Sur le coup, j’ai presque envie de me tirer ; puis, je me dis que désormais je suis là, alors il faut y aller : de plus, il n’y a pas encore grand monde en terrasse à cette heure, c’est le bon moment pour l’« affronter ».
    Je repère une table un peu isolée et je m’y installe. Jérém revient avec un plateau chargé. Lorsqu’il repère ma position, exit le sourire incendiaire de dimanche, son regard est noir, orageux.
    Apparemment, le bobrun est seul au service pour l’instant ; il ne pourra pas m’ignorer, il sera obligé de venir me voir. Le bogoss disparaît de nouveau à l’intérieur ; mon cœur continue à s’emballer de seconde en seconde en attendant qu’il revienne.
    Lorsqu’il réapparait, il fonce directement sur moi ; on dirait un jeune taureau en train de charger.
    « Qu’est-ce que tu fais là ? » il me lance sèchement, sans préliminaires.
    « Bonjour Jérém… j’ai envie d’une bière blanche… ».
    « Tu peux pas t’en acheter à la superette ? » fait-il, l’air agacé.
    « La superette ne fournit pas le serveur avec… ».
    « Tu veux quoi, tu vois pas que je bosse ? ».
    « Je sais… mais comme tu ne viens plus me voir à la pause, je viens prendre des nouvelles… ».
    « C’est pas le moment… ».
    « Tu pourrais au moins répondre à mes messages ! ».
    « J’ai pas le temps… ».
    « Des conneries ! ».
    « T’as ramené ma chaîne ? » fait-il froidement.
    « Non, elle est à la maison… ».
    « Tu fais chier ! ».
    « Passe demain, je te la donnerai… ».
    « Je t’ai dit que je n’ai pas le temps ! ».
    « T’as plus de pauses ou quoi ? ».
    « Ne me casse pas les couilles, Nico, et ramène-la-moi ! ».
    « Ok, je ne te casse pas les couilles, mais si tu veux ta chaînette, il va falloir venir la chercher ! ».
    « Tu m’emmerdes !! » il me balance, mauvais, juste avant de repartir à l’intérieur, alors que son patron vient de l’appeler.
    Il revient une minute plus tard, il plante la bière devant moi.
    « Bois la vite et tire-toi… ».
    « Tu viens demain ? ».
    « Ecoute-moi bien… si je viens, ce sera juste pour récupérer ma chaînette, et je me casse ! ».
    « Mais pourquoi ? ».
    Mais le bogoss est déjà reparti servir d’autres clients.
    Je n’ai plus envie de ma bière ; pourtant, je la bois presque d’un trait, impatient de partir de cette terrasse ; regarder le beau serveur, si avenant avec les autres clients, alors qu’il est si cassant avec moi, et ça m’est insupportable.
    Je rentre à la maison encore plus triste que j’en suis parti. Je préférerais encore être en train de me demander si demain il va venir, plutôt que de me dire qu’il va venir juste pour récupérer sa chaînette.
    Est-ce qu’il va seulement venir Jérém, demain ? Comment je vais m’y prendre pour lui parler, alors qu’il a l’air si remonté envers moi ? Quoi lui dire ? Quelle relation envisager, alors que la distance va rendre encore plus compliqué ce qui est déjà pas mal compliqué à la base ?
    Dans mes draps, dans le noir, je tente de me rassurer en repensant aux mots de Thibault quand je lui ai parlé de ma peur que Jérém m’oublie, une fois à Paris :
    « Ça c’est pas possible, crois moi… j’ai bien senti que c’était l’idée de partir loin de toi qui le tracassait… je lui ai demandé quand il comptait te l’annoncer… il a réagi comme à son habitude quand il veut balayer des choses qu’il ne sait pas affronter… il s’est énervé… je suis sûr que c’est aussi dur pour lui que pour toi… il redoute de t’en parler… il redoute de te perdre… lui aussi il a peur que tu l’oublies, que tu ailles voir ailleurs… ne te laisse pas décourager, Nico… vas-y doucement, mais dis-lui ce que tu ressens, n’aie pas peur… ».
    Vraiment adorable, ce Thibault. Ce Thibault dont la position n’était pas vraiment la plus facile à tenir, tout aussi bien vis-à-vis de son pote que de moi. Tout pris par mes soucis, je ne pouvais pas m’en rendre compte.
    Pourtant, après la nuit que nous avions passé tous les trois ensemble, après les avoir vus si proches – les fronts collés, les lèvres frémissantes prêtes à se rencontrer, au moment où nous nous donnions du plaisir, tous les trois emboités, ivres de plaisir – je m’étais posé des questions sur une éventuelle attirance, sur d’éventuels désirs existants entre les deux potes, au-delà de leur amitié ; je m’étais même demandé si ce plan à trois n’était pas une façon, consciente ou pas, de rapprocher leurs désirs refoulés ; je m’étais inquiété du fait que ce plan puisse leur donner des idées, créée un précèdent, démystifier certains tabous, rendre possible un rapprochement sensuel que jusque-là les deux potes s’étaient interdits.
    De plus, lors de ma rencontre avec Thibault au lendemain de cette fameuse nuit, j’avais pressenti que quelque chose tracassait le bomécano au sujet de son pote ; qu’il y avait des non-dits dans son discours ; qu’il n’était pas aussi bien dans ses baskets que son discours semblait l’affirmer ; que, derrière son désir de nous voir, Jérém et moi, heureux, ensemble, le bomécano s’oubliait, lui, une fois encore.
    Cependant, trop absorbé par ce qui se passait avec Jérém, hier après-midi encore, j’ai été voir Thibault plus pour discuter de son pote que pour avoir de ses nouvelles. En fait, je ne lui ai pas du tout demandé de ses nouvelles. J’avais trop besoin de m’abandonner, de me sentir enveloppé et rassuré par sa bienveillance ; une fois encore, je n’ai pas été déçu. Ainsi, j’ai trop vite oublié mes doutes, mes craintes. J’ai oublié de m’intéresser à ce que le bomécano ressentait vraiment.
    Alors, je ne pouvais pas savoir que Thibault pensait souvent à la façon qui était la mienne de parler de Jérém, de le désirer, de caler les battements de son cœur sur les siens ; je ne savais pas qu’en son for intérieur, le bomécano se disait aussi qu’il donnerait cher si un jour, une nana, ou même un garçon, pouvait poser sur lui le regard plein d’admiration et d’amour que je portais sur son pote Jérémie.
    Non, je ne savais pas ce qui tracassait réellement l’adorable Thibault en ce mois d’aout 2001.
    Il y a une raison à cela : en fait, si le bomécano était à la fois de confident de Jérém et le mien, ni Jérém ni moi n’étions le sien.
    Ce que je ne savais pas non plus à cet instant précis, c’est que – sans doute par pudeur, par désir de ne pas m’inquiéter, ou tout simplement par besoin d’oublier – le bomécano avait omis de me parler de la partie la plus houleuse de la discussion avec son pote.

    Mardi 07 août 2001, 1h55.

    Lorsque Jérémie rentre du taf, après avoir traversé la chaude nuit toulousaine, la chemise complètement ouverte, la cravate défaite pendouillant de chaque côté de son cou, un bout de joint entre les doigts, Thibault est toujours debout. Il est très tard, mais son pote l’a attendu pour fêter la bonne nouvelle tombée dans l’après-midi.
    Dès qu’il franchit la porte, il le prend dans ses bras et le serre très fort contre lui, tout en lui lançant :
    « Si tu savais comment je suis content pour toi… ».
    « Il fallait pas m’attendre… » fait Jérém, la voix basse et lente, en écrasant le bout du joint entre ses doigts.
    « Il fallait bien fêter ça… » répond le bomécano en lui tendant une bière, simple geste de partage ; même si, d’après l’haleine alcoolisée de son pote, Thibault devine que son Jéjé a déjà bu plus que son dû.
    « J’étais fou depuis que j’ai reçu ton sms… » enchaîne le bomécano.
    « C’est gentil, mais ça pouvait attendre… tu te lèves tôt demain… ».
    « On s’en tape de ça… » fait Thibault, tout excité « alors, qu’est-ce qu’il t’a dit exactement l’entraîneur au téléphone ? ».
    « Il faut que je le rappelle demain matin… je venais de reprendre le taf, et je n’ai pas tout compris… apparemment, un type m’a vu jouer plusieurs matchs cette année et il en a parlé aux dirigeants du Racing… ils veulent me rencontrer vers le 20 de ce mois-ci… ».
    « Ah, putain, j’en étais sûr… ça devait arriver, c’était obligé… tu es un vrai artiste du ballon ovale et il fallait que quelqu’un s’en rende compte tôt ou tard… ».
    « Doucement… ils veulent d’abord me faire passer des tests… ».
    « C’est quand même la pro D2 ! »
    « Oui… ».
    « Je suis fier de toi, Jé… tu vas passer pro… tu te rends compte ? C’est génial… vraiment génial ! ».
    « Merci… » fait Jérém, en se dirigeant vers la fenêtre, le regard fuyant.
    Thibault s’approche de lui.
    « Mais t’as pas l’air si emballé que ça… ».
    « Je suis fatigué de ma journée… ».
    « On dirait que quelque chose te tracasse, Jé… ».
    « Est-ce que je vais être à la hauteur, Thib ? ».
    « Bien sûr que si… ».
    « Si je me vautre, j’aurai l’air d’un con… ».
    « Mais tu ne vas pas te vautrer, tu vas faire un malheur ! ».
    « Ça va être dur… » fait Jérém, en allumant nerveusement une cigarette.
    « Ça va me faire drôle de ne plus te voir tous les jours… ».
    « M’en parle pas… qui va être là pour m’empêcher de faire des conneries ? » fait Jérém.
    « C’est bien ce qui me tracasse le plus… » rigole le bomécano.
    « Mais tu viendras me voir à Paris… enfin… s’ils me gardent… ».
    « Bien sûr qu’ils vont te garder… et bien sûr que je viendrai te voir… je viendrai pour te remonter les bretelles… ».
    « Tu m’as tout appris au rugby… » fait Jérém, avec une pointe de mélancolie.
    « Je vous ai juste fait vous rencontrer, le rugby et toi… mais tout ce que tu sais faire aujourd’hui, tu ne le dois qu’à toi-même… à tout le travail que tu as fourni… ».
    Jérém sourit, mais son sourire parait forcé, teinté de tristesse.
    « J’en connais un à qui tout ça, ça va faire drôle… » enchaîne Thibault.
    « Qui donc ? ».
    « Bah, Nico… ».
    « Ah… oui… enfin… tu parles… ».
    « Tu vas lui annoncer quand ? ».
    « Je n’ai pas de compte à lui rendre… ».
    « Ne fais pas le con, Jé… Nico tient vraiment à toi… ».
    « Je vais juste arrêter de le voir, il va m’oublier… ».
    « Tu peux pas faire ça… ».
    « Si… ».
    « Ecoute-moi bien Jé… je m’en fous de ce qui se passe entre vous deux… mais putain, Jé… tu lui dois au moins une explication ! ».
    « Je ne lui dois rien du tout, il n’est rien pour moi ! »
    « Arrête, Jé… sois honnête avec toi-même… je ne t’ai jamais vu aussi bien que depuis que vous êtes… ».
    « On est rien du tout, je te dis… ».
    « Tu vas vachement mieux depuis que vous vous voyez… ».
    « Moi j’ai surtout l’impression que tout est plus compliqué… ».
    « Ton départ va lui mettre une sacrée claque… ».
    « De toute façon, lui aussi s’en va de Toulouse… ».
    « Oui, mais Bordeaux ce n’est pas Paris… quand il reviendra le week-end, tu seras aux quatre coins de la France en train de courir après ton premier Brennus… ».
    « De toute façon, ça a trop duré, il est grand temps qu’on arrête tout ça… ».
    « Je ne te crois pas une seule seconde quand tu dis que Nico n’est rien pour toi… ».
    « Arrête avec ça, Thib… je te jure, arrête avec ça… je vais couper les ponts… j’aurais dû le faire il y a longtemps… ».
    « Tu vas le détruire… ».
    « T’inquiète pas pour lui, il va vite trouver un autre mec pour s’amuser… ».
    « Mais c’est toi qu’il veut, c’est toi qu’il aime… et toi aussi tu es bien avec lui… tu vas pas arriver à le larguer comme ça, sans états d’âme… ou alors tu vas le regretter… ».
    « Allons, tu me connais, Thib… j’ai toujours fait ça avec les gonzesses… ».
    « Mais est-ce que tu vas pouvoir le faire avec Nico ? ».
    « Je te dis d’arrêter avec ça… je ne suis pas pd !!! » se braque Jérém, en montant brusquement le ton de la voix.
    « Mais on s’en fiche de ça ! » fait Thibault, comme un cri du cœur.
    Le bomécano regarde son pote et il voit un garçon fatigué, étourdi par le tarpé qu’il a fumé en chemin, par l’alcool qu’il a bu à la fin de son service ; le bomécano est interloqué par son attitude, par la virulence de ses réactions ; il est attristé face au déni dont il fait preuve vis-à-vis de ses sentiments pour Nico, par la violence qu’il emploie contre soi-même pour se cacher de la vérité.
    « Tu crois que c’est moi qui a été le chercher ? » lance Jérém de but en blanc, très énervé « c’est lui qui a voulu qu’on « révise »… il m'a proposé de réviser juste pour se faire baiser… j’aurais jamais dû le laisser venir chez moi ! ».
    « Arrête Jéjé, dis pas n’importe quoi… ».
    « Il n’y a que la queue qui l’intéresse… il en a déjà vu d’autres des queues, je te rassure… et toi aussi tu l’as baisé… t’as bien vu… ».
    « Je ne suis pas sûr que c’était une bonne idée… en tout cas, ce que j’ai vu, c’est un gars adorable, qui est vraiment amoureux de toi… ».
    « Tu me gonfles ! » fait Jérém en montant encore le ton.
    « Arrête un peu, Jé… calme-toi… ».
    « Je me calme si je veux… ».
    « Quoi qu’il se passe dans ta vie, je serai toujours ton pote ! » fait le bomécano en saisissant le biceps de son Jéjé.
    « Tu m’as saoulé ! » s’emporte Jérém, tout en se dégageant brusquement du contact de son pote. Il écrase sa cigarette fumée qu’à moitié sur le rebord de la fenêtre, avant de la balancer dans la rue. Il traverse la pièce, rattrape sa chemise, l’enfile sans la boutonner et se dirige vers la porte de l’appart. Thibault lui enjambe le pas.
    « Tu vas où ? ».
    « Je vais prendre l’air… ».
    « Attends… » fait le bomécano en le saisissant pas l’épaule.
    « Mais lâche-moi, putain !!! » se rebelle le bobrun, en repoussant violemment le jeune pompier.
    Thibault arrive cependant à refermer le battant de la porte sous le nez de son pote.
    « Tu vas me laisser passer… » fait Jérém, menaçant, le regard noir fulminant de colère.
    « Sinon… ».
    « Sinon tu vas prendre mon poing dans la gueule… ».
    « Essaie donc pour voir… ».
    « Je ne rigole pas ! ».
    « T’es vraiment qu’un petit con, Jé ! T’es beau comme un Dieu, mais qu’est-ce que tu peux être buté ! A force de ne pas assumer ce que tu es, tu fais du mal à quelqu’un qui t’aime vraiment… et que tu aimes aussi… mais le pire, c’est que tu te fais du mal à toi, tu t’empêches d’être heureux, tu t’en empêches tout seul ! » fait le bomécano en perdant son sang-froid.
    Lorsque Jérém charge Thibault, il a la violence d’un fauve enragé. Thibault arrive à le repousser, puis à le maîtriser. Les deux potes se retrouvent réciproquement entravés, les mains de l’un saisissant fermement les biceps de l’autre, les fronts et les nez collés, le souffle de l’un sur le visage de l’autre.
    « Lâche-moi, Thib… ».
    « Arrête Jéjé, tu es fatigué… couche-toi… on arrête de parler de tout ça… ».
    « J’ai envie de marcher et je vais aller marcher… ».
    « C’est pas une bonne idée, à cette heure-ci, dans ton état… ».
    « Tu ne vas pas me donner des ordres ! ».
    « Tu as bu, Jé… ».
    Jérém est épuisé, il respire fort ; petit à petit ses biceps cessent d’opposer résistance à ceux de son pote.
    « Je suis désolé, Jé… je sais que je n’ai pas à me mêler de ta vie… » tente de le raisonner Thibault « mais je veux juste que tu saches que je serai toujours là pour toi… quoi qu’il arrive… même quand tu seras à Paris, tu peux m’appeler n’importe quand… tu le sais, hein ? ».
    C’est par les mots, par le ton de sa voix, par ses bras qui enlacent désormais, par des caresses légères, douces, pleines s’affection qu’il dispense sur sa nuque, que Thibault tente d’apaiser son Jéjé.
    Petit à petit, ce dernier semble s’abandonner à l’accolade de son pote, le serrant à son tour dans ses bras, plongeant son visage dans le creux de son épaule.
    Il y a quelque chose de profondément apaisant dans le contact avec la peau chaude de l’autre, dans cette étreinte, dans cette complicité de potes. Les respirations se mélangent, l’un comme l’autre ressentent du bonheur en écoutant le souffle de l’autre.
    Puis, à un moment, Jérém relevé la tête, repousse un peu son pote ; les regards se croisent, se figent d’un dans l’autre ; les déglutitions se font nerveuses, les respirations de plus en plus profondes. A nouveau, les fronts humides de transpiration se rencontrent, les souffles se mélangent, les nez se collent, s’écrasent l’un contre l’autre.
    Puis, à un moment, tout doucement, les deux saillies commencent à glisser l’une sur le côté de l’autre.
    Soudainement, Jérém a un mouvement brusque de recul.
    « Je vais faire un tour… » il annonce, la voix basse, le regard fuyant, avec un ton qui est sans appel.
    « Jé… » tente de le retenir son pote.
    Mais déjà le jeune serveur a passé la porte de l’appartement et disparaît dans le couloir sombre.

    Dans ses draps, le bomécano se demande si ça a été une bonne idée d’accepter que son Jéjé s’installe chez lui. Certes, il ne pouvait pas laisser tomber son meilleur pote au moment où il se retrouvait dans la panade… mais c’est la troisième fois que les choses manquent de déraper entre eux. Et ça, ça ne doit plus jamais arriver.
    Pourtant, l’envie est bel et bien là, et elle grandit chaque jour depuis que son pote s’est installé chez lui. Partager l’appart, c’est affronter la promiscuité du quotidien ; c’est regarder son pote dormir sur le canapé, tout en le sachant nu sous la couette ; c’est l’entendre prendre la douche et le voir sortir de la salle de bain juste en boxer, la peau dégageant mille odeurs de propre et de bon.
    Le bomécano se dit que c’est bien que le recrutement de son pote arrive maintenant… il se dit que lorsqu’il sera parti à Paris, la distance l’aidera à oublier tout ça, à empêcher le désir sensuel de venir troubler leur belle amitié.






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