• Doha, le vendredi 31 mars 2018.

    Hier matin, Ewan est parti tôt au boulot. Il a eu la délicatesse et de nous laisser nous dire au revoir, seul à seul, Jérém et moi.
    Les adieux ont été durs à Bellbrae. Les mots avaient du mal à sortir. Nous sommes restés longtemps dans les bras l’un de l’autre. Nos larmes silencieuses se sont mélangées les unes aux autres.
    Puis, Jérém est parti vers Bells Beach. Et moi, je suis parti vers Melbourne. J’ai rendu la voiture, j’ai pris un taxi pour l’aéroport, j’ai fait le check-in, j’ai passé la douane. J’étais comme un zombie, j’avançais à marche forcée, j’avançais malgré moi. Une partie de moi a espéré qu’il y aurait un problème avec mes papiers, ou avec mon ticket d’avion, ou avec mon bagage. J’ai espéré que quelque chose m’empêche de partir. Lors d’un long voyage, on redoute toujours l’imprévu, le grain de sable dans le rouage qui ferait tout foirer. Moi, je l’ai souhaité. Mais tout s’est passé comme une lettre à la poste.
    Depuis que j’ai quitté Bellbrae, je ressens une oppression de l’esprit et du corps, j’ai l’impression d’avoir la tête emplie de brouillard, le ventre lesté par un bloc de fonte. J’ai du mal à respirer. Je cumule le décalage horaire et le manque de sommeil. Je sais qu’une fois revenu chez moi, je serai HS.
    Je sais qu’une fois revenu chez moi, Jérém va me manquer à en crever. Je sais qu’il va me falloir des semaines, des mois, peut être des années pour me remettre de toutes ces émotions. Une nouvelle longue période de deuil sentimental se profile dans mon horizon.
    Et là, pendant cet interminable voyage de retour, je fais le triste décompte du temps et de l’espace qui me sépare chaque instant un peu plus de l’amour de ma vie. Je ne réalise toujours pas, et en même temps très bien, que c’est peut-être la dernière fois que je vois Jérém. Je suis comme sonné.
    Par moments, je me demande si finalement j’ai fait le bon choix d’aller à sa rencontre. Mais au fond de moi, je sais que ce choix n’a été ni bon, ni mauvais. Il était juste inéluctable. Pour qu’il ne le soit pas, je n’aurais pas dû appeler Maxime. Je n’aurais pas dû aller passer le dernier réveillon à Campan pour questionner Charlène. Je n’aurais pas dû aller fouiller dans le passé. Avant que j’ouvre la boîte de Pandore, tout se passait si bien dans ma vie. Mon présent avait la couleur intense et pétillante d’un blouson bleu, il avait le regard doux et touchant du garçon qui le portait le jour de notre rencontre. Mais je n’ai pas pu m’en empêcher.
    Je sais que s’il y a une personne qui peut m’aider à me remettre de tout ça, c’est bien Anthony. L’idée de le retrouver est l’une des seules auxquelles je peux m’accrocher pour ne pas sombrer. La simple idée de sa présence dans ma vie, même à 10000 bornes de Toulouse, suffit à me faire me sentir mieux.
    Mais est-ce qu’il m’a attendu, comme il me l’avait promis lorsque je lui avais annoncé mon départ pour l’Australie ? Je le souhaite, de toutes mes forces.
    Mais est-ce que je le mérite ?
    J’ai peur de renouer le contact, j’ai peur de son regard, de ses mots, de ses intentions. J’ai peur de l’avoir perdu. Une partie de moi se demande si c’est vraiment honnête de ma part d’essayer de rattraper le coup, après ce que je lui ai fait endurer. Je me dis que ce serait pénible pour Anthony de revoir ma sale gueule, et que le silence serait peut-être la meilleure option, celle qui lui permettrait de passer à autre chose et de m’oublier.
    Une option, une esquive à la Jérém, en somme, à la Jérém d’il y a quelques années encore. Parce que le Jérém d’aujourd’hui, il a enfin appris à assumer ses choix. Le Jérém d’aujourd’hui, c’est un sacré bonhomme.
    Alors, je choisis de l’être aussi. Dès que je serai chez moi, je vais appeler Anthony, et je vais assumer les conséquences de mes actes.


    Martres Tolosane, le dimanche 1er avril 2018.

    A mon retour d’Australie, ma cousine Elodie est là pour m’accueillir. J’avais besoin d’un sas de décompression entre « Là-bas » et « Ici ». Et elle est parfaite dans ce rôle. Elle sait écouter, apaiser, consoler. Et surtout ne pas juger.
    Lucie arrive en début de soirée, de retour d’un après-midi en ville avec ses copines. Elle va sur ses seize ans, comme le temps file vite !
    Elle me questionne sur mon voyage à l’autre bout de la planète. Elle m’appelle « Tonton » avec un naturel et un entrain touchants. C’est une marque d’affection, et je la reçois comme telle. Mais elle est aussi la marque du temps qui passe et qui me fait avancer dans l’âge. Être tonton, cela oblige à se resituer dans la vie.
    Mais cette soirée est aussi l’occasion des retrouvailles avec Galaak, mon chien d’amour qu’Elodie a gardé en mon absence. Ces retrouvailles me tardaient ! Il me tardait de retrouver son regard plein d’amour, son poil doux, son envie de jouer. Son amour inconditionnel.
    Je me suis royalement planté. Je m’attendais à ce qu’il me fasse la fête, il me fait la tête. Je constate que trois semaines de séparation ont laissé des traces. C’est certainement sa façon de me montrer que je lui ai manqué. Toujours est-il que ce soir je ne retrouve pas le Galaak affectueux et joueur que j’attendais.
    Son « mauvais poil » dure pendant tout le voyage vers Martres. Il continue le lendemain, et même le surlendemain. Mes câlins, il ne les refuse pas, mais il affiche une indifférence certaine à leur égard. Lorsque je l’appelle pour jouer, j’ai droit à des regards pleins de dédain. Je pense qu’en partant aussi longtemps, je l’ai blessé.
    Ce n’est qu’au troisième soir que je retrouve The Galaak. Alors que je suis sur le canapé, saisi par un bon coup de blues, la labranoir vient se coller lourdement contre ma jambe. Il sent que je ne vais pas bien et il vient chercher le contact. Il vient réclamer le câlin, il vient m’offrir du réconfort.
    Toutes les larmes que j’ai retenues pendant les voyages en avion qui m’ont ramené en France, celles que je n’ai pas laissé couler depuis que je suis rentré, refusant inconsciemment d’admettre qu’il y a à nouveau vingt mille bornes entre Jérém et moi, toutes ces larmes qui pèsent sur mon cœur rompent enfin le barrage de ma pudeur et de mon déni. Les vannes s’ouvrent, je pleure par flots incessants. Je m’assois au sol, et Galaak vient se blottir dans mes bras. Sa présence est essentielle pour amortir le véritable choc de mon atterrissage.


    Avril 2018.

    Après mon rabibochage avec Galaak, après avoir vidé mon cœur de toutes ses larmes, je me suis senti assez « fort » pour reprendre contact avec le garçon au blouson bleu. Ça n’a pas été facile de franchir le pas. Lorsque son visage est apparu sur l’écran, j’ai tout de suite compris que, comme je m’y attendais, mon voyage en Australie l’avait beaucoup affecté lui aussi. Son regard était grave, son attitude distante, détachée. Je me suis dit que ce serait autrement plus difficile de rattraper le coup qu’avec Galaak.
    Ça n’a pas été facile de lui parler de mon voyage à l’autre bout de la planète, de lui expliquer ma relation actuelle avec Jérém, mes sentiments à son égard. J’ai essayé d’être le plus sincère possible. Anthony m’a laissé parler, il n’a pas fait de scène. Il ne m’a même pas demandé s’il s’est passé quelque chose entre Jérém et moi. Il a voulu tout simplement savoir si j’avais trouvé la réponse à mes questions. Je lui ai répondu que c’était le cas.
    —    Tu n’auras plus besoin de retourner en Australie ? il m’avait questionné.
    —    Je crois bien que non.
    —    Ne pars plus jamais aussi loin de moi, Nico !
    Je sais que ce « loin » n’implique pas qu’une distance géographique.
    —    Je te le promets.

    Je crois qu’Anthony a été sensible à ma franchise. Au fil des appels visio, je retrouve sa présence, sa douceur, son regard plein d’amour. Nous recommençons à parler de mon futur voyage à New York. Nous recommençons à nous dire qu’il nous tarde de nous retrouver.
    Mon « retour vers le futur » est amorcé.


    Mi-avril 2018.

    Un jour, je découvre en visio un Anthony particulièrement excité et souriant. Une belle opportunité vient de se présenter à lui, par le biais de la boîte de production pour laquelle il travaille. Un blog newyorkais vient de signer une commande pour un projet qui l’emballe tout particulièrement.
    Dans ce processus, Anthony sera l’exécutant graphique. En fait, il est co-exécutant, car il travaille en étroite collaboration avec un auteur et deux autres dessinateurs. Il s’occupe de la conception du dessin de base, avant les retouches informatiques.
    « Boys and the city » – c’est le nom de la rubrique web, faisant écho à une célèbre série télé des années ’90 – brosse en quelques bulles des petites histoires de mecs qui se croisent dans la Grande Pomme.
    Au fil des semaines, je suis tout ça sur Internet. Ce sont très souvent des histoires de désir à sens unique, d’occasions manquées, de frustrations. Rien de plus ou de moins que le quotidien ordinaire de la plupart des garçons et des hommes qui aiment les garçons. Dans ces « strips », je reconnais bien la patte d’Anthony, la précision du trait et la tendresse dégagée de ses dessins « cachés », ceux qu’il m’avait montrés le dernier soir avant son départ pour New York.
    Parmi les publications, j’ai été particulièrement touché par « Orange boy », récit d’une rencontre fugace dans un métro bondé entre un fan de Lady Gaga et un garçon au parfum d’orange. Mais aussi par « Waiter boy », le récit d’un homme foudroyé par la jeunesse d’un petit serveur dont il a croisé l’existence lors d’un déjeuner dans un restaurant. Ou encore par « The apprentice », l’histoire d’un apprenti cuisinier dont la présence bouleverse la vie de son patron, un homme à l’approche de la cinquantaine.
    Ces petites histoires en images sont hyper percutantes, et dégagent d’intenses émotions. En lisant les commentaires des lecteurs, je constate sans surprise que « Boys and the city » a d’excellents retours.
    —    Finalement, tu es arrivé à ouvrir ton « jardin secret », je considère un soir, en visio.
    —    On dirait bien…
    —    Je suis tellement fier de toi !
    —    Merci, Nico !


    New York, mai 2018.

    La première fois où j’ai atterri dans la Grande Pomme, c’était il y a trois ans, et c’était pour retrouver Madonna. J’y reviens aujourd’hui pour retrouver Anthony.
    Et là, alors que le compte à rebours de nos retrouvailles touche à sa fin, pendant ces interminables dernières heures de séparation, je ne tiens plus en place. J’ai envie de le serrer dans mes bras, j’ai envie de le couvrir de bisous et de câlins. J’ai envie de sentir son amour.
    Anthony a pu prendre son après-midi et m’attend sur le quai du métro. Et lorsque je le vois, je suis instantanément ému aux larmes. C’est fou à quel point ce garçon m’émeut. Son regard un peu triste, un peu timide, empli de douceur me fait fondre. Il me fait penser à celui d’un chiot, empli d’une tendresse infinie, exprimant un besoin de recevoir de l’affection tout aussi grand que celui d’en donner. Un chiot qu’on a envie de protéger, de rassurer, et de câliner.
    Nous tombons dans les bras l’un de l’autre, et nous osons même un petit bisou au milieu de la foule. Nous remontons à la surface en nous tenant par la main.
    A l’appart – désert à cette heure-ci, car son frère et sa femme ne rentrent qu’en fin d’après-midi – nos envies de bisous et de câlins se mélangent à nos envies de sensualité.
    —    Je peux te faire confiance ? il me questionne, alors que je viens de lui chuchoter que j’ai envie de lui.
    —    Je n’ai couché avec personne depuis que tu es parti de Toulouse.
    —    Même pas en Australie ?
    —    Non, je t’assure. Et toi non plus ?
    —    Non plus. Je t’ai dit que je t’attendrais, et je t’ai attendu.
    —    Merci, Anthony !

    La distance, la séparation, nos inquiétudes respectives ont exacerbé le désir. Nos accolades sont sensuelles, intenses, nos gestes précipités, empressés. Nos corps, nos désirs, nos sexes se cherchent, se mélangent, se reconnaissent, se redécouvrent. C’est intense, immensément bon.
    Après l’amour, Anthony affiche cet air un peu sonné qui le rend craquant. Il est tellement beau !
    Après une petite sieste, le petit mec en vient à me parler de son travail. Et comme à chaque fois qu’il a abordé le sujet à l’occasion de nos échanges en visio, son enthousiasme est beau à voir. Et il l’est encore plus « en présence ».
    —    J’ai appris tellement de choses depuis que je bosse ici ! En fait, je n’ai pas l’impression de bosser. Je suis comme un gosse dans un magasin de jouets. Il y a tellement de choses à découvrir ! J’ai envie de tout voir, de tout essayer. Je me tape des journées de dingue, mais je m’en fous. Je suis tellement bien devant mes planches et mes écrans. Je suis entouré par des mecs qui ont dix, vingt, certains trente ans de métier et qui n’ont pas peur de partager leur savoir-faire. Je ne vois pas le temps passer, je suis comme dans une bulle. Je n’aurais pas cru que je m’y plairais autant ici, il conclut, l’air rêveur.
    —    Tu ne vas plus vouloir revenir en France, je plaisante, tout en ressentant un petit pincement au cœur à l’idée que ma boutade puisse devenir réalité.
    —    Si, je vais revenir. Parce que tu me manques de fou !
    —    Bonne réponse ! je plaisante, soulagé et touché.
    —    Je suis tellement content d’être là ! je lui lance, ému.
    —    Je suis tellement content que tu sois là, enfin. Je ne vais plus te laisser repartir !
    Et là, dans l’élan de mon émotion, j’ose enfin ce que nous n’avons pas osé depuis mon retour d’Australie :
    —    Je t’aime, Anthony !
    —    Je t’aime aussi, Nico !
    Quel soulagement de l’entendre me le dire enfin, à nouveau !

    Après quelques échanges à distance avec ses collègues, Anthony s’est arrangé pour dégager un max de temps pendant la durée de mon séjour. Avec le p’tit brun, je visite New York. Et c’est pour moi une toute nouvelle découverte.
    Déjà, parce que j’ai davantage de temps qu’il y a trois ans. Aussi, parce que le fait de parcourir une ville en compagnie de quelqu’un qui connaît les lieux permet d’avoir l’esprit léger, délesté des petits tracas qui parasitent souvent les vacances, notamment en solitaire, lorsqu’on est obligé de s’occuper de toute l’organisation.
    En quelques mois, Anthony s’est bien acclimaté à l’« écosystème » newyorkais. Le jeune dessinateur possède désormais une solide connaissance de la géographie de la ville, de ses transports en commun, de ses bons plans. Il sait faire la différence entre les incontournables et les « pièges à touristes », il sait où bien manger sans se ruiner. Anthony est à la fois mon GPS et mon Routard.
    Mais aussi, par l’intermédiaire de son frangin, mon hôte. Grâce à Anthony, j’ai à ma disposition non seulement un logement, mais carrément un foyer chaleureux, avec un beau frère et une « belle-sœur » on ne peut plus accueillants, toujours prêts à ajouter deux assiettes à table si besoin.
    Mais, par-dessus tout, ce qui rend cette nouvelle visite de New York comme une nouvelle découverte, presque une nouvelle « première fois », c’est le bonheur de partager tout cela avec Anthony.
    Il y a trois ans, j’avais fait beaucoup de photos. Lors de cette nouvelle visite, je me fabrique beaucoup plus de souvenirs. Des souvenirs d’autant plus vivants qu’ils sont partagés avec Anthony, le garçon qui détient le pouvoir magique d’apaiser mes blessures, de supporter mes errances, de pardonner mes erreurs, et de me rendre heureux.
    Oui, pour que les souvenirs restent vivants, il est nécessaire qu’ils soient partagés. Pour que plus tard on puisse s’adresser à l’autre et lui lancer :
    —    Tu te souviens de cette attente interminable pour visiter la Statue de la Liberté ?
    —    Tu te souviens du vent froid lors de la croisière nocturne autour de Manhattan et de Ellis Island ? Je me souviens quand tu m’as pris dans tes bras pour me réchauffer.
    —    Je me souviens de comment tu étais ému devant le mémorial du 11 septembre et je me souviens quand tu as pris ma main pour sentir ma présence.
    —    Tu te souviens de la gare ferroviaire Grand Central Terminal, de ses escaliers que nous avons descendus en revoyant dans notre tête la scène de la poussette du film « Les incorruptibles » ?
    —    Tu te souviens de cette balade à Central Park ? Nous avons passé un super moment. (Je ne te l’ai pas dit, mais un souvenir m’a happé lorsque j’ai reconnu la façade d’un immeuble « familier ». C’est le souvenir de Justin, un sublime petit con avec qui j’ai eu une aventure il y a trois ans. Mais ta présence a très vite fait de l’ombre à ce souvenir. Car je sais que je suis tellement plus heureux aujourd’hui, avec toi, qu’il y a trois ans, avec lui).
    —    Tu te souviens de cette comédie musicale à laquelle nous avons assisté à Broadway et de comment nous avons tous les deux été soufflés par la musique, par les couplets coupants comme des lames, par ses tableaux de danse millimétrés ?



    Une chanson m’a particulièrement touché :

    « Vous pouvez aimer la vie que vous vivez, vous pouvez vivre la vie que vous aimez ».



    Dans le petit lit de la chambre d’amis de l’appart, nous faisons l’amour aussi souvent que nous en avons l’occasion. Nous profitons de l’absence, le jour, ou du sommeil, la nuit, des propriétaires pour nous faire du bien. Qu’est-ce que j’aime faire l’amour avec ce petit mec ! Son petit physique me rend fou, ses tétons me rendent dingue !
    Je passe des journées comme autant de rêves éveillés. Je suis tellement heureux que j’en perds la notion du temps. Mais le temps n’oublie jamais de nous rattraper.


    New York, mai 2018.

    J’ai l’impression d’être arrivé hier, je viens tout juste de surmonter le décalage horaire, mais la fin de mon séjour arrive impitoyablement. Demain, un avion va me ramener à Toulouse. Cette semaine est passée si vite ! Je n’ai vraiment pas envie de repartir, de quitter cette ville qui a encore tant de choses à offrir, ce foyer si accueillant, ce quotidien enchanté. Et, par-dessus tout, de quitter ce garçon qui emplit de joie mon quotidien.
    A l’aéroport, les « adieux » sont très durs. Tout comme moi, Anthony est triste comme les pierres.
    —    Je vais venir cet été, il me glisse, les yeux embués de larmes.
    —    Je vais compter les jours…
    —    Ne m’oublie pas… il me lance, triste à me fendre le cœur.
    —    Comment je pourrais t’oublier ? Tu es tellement adorable, je suis tellement bien avec toi !
    Je le prends dans mes bras. Dans cette dernière, longue accolade, nos baisers se mélangent à nos larmes. Ses grands yeux tristes de labrador sont la dernière image que je garde de lui en passant le sas d’embarquement.
    Je quitte New York le cœur en miettes. Je sais que j’ai eu une chance inouïe qu’il m’ait attendu.
    Déjà, parce que je l’ai délaissé pendant mon voyage en Australie. Et puis, j’ai vu comment certains garçons le regardent dans la rue. Mon petit Anthony plaît, je ne sais même pas s’il se rend compte à quel point il plaît. Un garçon si mignon, avec son joli accent frenchie, livré à lui-même dans cette ville pleine de tentations, de regards, de désirs, peut se trouver rapidement sollicité. Je sais qu’il m’aime. Et je l’ai cru lorsqu’il m’a assuré qu’il n’avait pas été voir ailleurs. Mais d’autres mois de séparation se profilent devant nous. Et un moment de solitude, de mélancolie, de tristesse, de faiblesse peut arriver. Et ça peut être tentant de le combler avec un peu de compagnie. Et puis, tout simplement, nous sommes des garçons. Parfois, nous avons envie de nous sentir désirés, parfois nous avons tout simplement envie de sexe.
    Encore, qu’il ait une aventure, s’il se protège et que je n’en sais rien, soit. Mais un danger plus grand se niche dans les rencontres possibles. Celui qu’il tombe sur un garçon qui le fasse vibrer, rêver davantage que moi. Un garçon « sur place ».
    Ce garçon me rend tellement heureux. Je crois que je l’aime vraiment. A dix-mille mètres au-dessus de l’Atlantique, je prends une grande résolution. Lorsqu’il reviendra de son apprentissage à New York, où que son futur emploi l’amène, que ce soit loin de Toulouse, ou même de France, je suis prêt à le suivre. Je repense aux mots du pauvre M. Charles de Biarritz et à ses regrets de ne pas avoir suivi l’amour de sa vie sur un autre continent. Je me souviens de mon erreur avec Jérém, celui de ne pas être allé le voir en Australie des années plus tôt. Je ne ferai plus la même erreur. Je ne laisserai pas passer le Bonheur. Je suis prêt à suivre le garçon que j’aime au bout du monde.


    Août 2018.

    Après mon retour d’Australie, j’ai eu besoin de temps pour remettre de l’ordre dans mon cœur. Je savais que ça viendrait, mais je ne savais pas quand. J’ignorais quand j’aurais la force de me poser pour raconter le dernier chapitre de mon histoire, ce chapitre que je suis allé chercher en Australie.
    Cette force, cette envie, s’est manifestée à moi quelque temps après les retrouvailles avec Anthony, à la veille de mes vacances d’été. Soudain, l’envie d’écrire s’est présentée à moi. Imposée à moi, plutôt. Soudain, j’ai eu envie de calme et de solitude pour me consacrer à cette maîtresse exigeante qui réclame une attention toute particulière.
    D’emblée, j’ai pensé à Gruissan. Je me sens bien à Gruissan. J’ai plein de bons souvenirs à Gruissan. Des souvenirs des vacances avec ma cousine Elodie, de nos discussions interminables, de notre complicité parfaite. Des souvenirs de quelques garçons qui m’ont fait vibrer de désir à la plage. Des souvenirs de vacances avec Jérém, juste avant notre fabuleux voyage en Italie. Les jours heureux.
    Gruissan me connaît bien. Gruissan me manque. Alors, c’est décidé, j’y retourne. Mais ce ne sera pas à l’appart des parents d’Elodie. Cette année, mes oncles ont choisi de le louer pendant la saison.
    Je me suis souvenu d’un gîte en lisière du massif de la Clape sur lequel j’étais tombé une année au gré d’une balade. Je me suis souvenu du grand jardin ombragé par de grands pins parasol, de la charmante bâtisse en pierre, du chant des cigales, de cette ambiance de garrigue et de langueur estivale qui apaise l’esprit. Je me suis souvenu du nom du Gîte. J’ai appelé et, par chance, l’un des logements était vacant pendant la période de mes vacances.
    Là-bas, je ne serai pas loin de Gruissan, mais je serai au calme. Je pourrai facilement me rendre à la plage pour me baigner, mais je serai loin de l’agitation du monde des vacanciers. Je serai loin des distractions. Là-bas, je pourrai passer de longues journées à avancer sur mon histoire sans être perturbé par le Masculin.

    Jour 1.

    Le gîte est un ancien mas reconverti en accueil touristique, une grande bâtisse en pierre jaune avec un toit en tuiles rose. Le tout posé au centre d’un grand jardin ombragé où règne un calme presque palpable, avec le concert incessant des cigales en fond sonore. Ici, le temps semble s’écouler au ralenti. Ici, on a envie de se poser et de se laisser porter. En quittant la route pour emprunter le petit chemin qui mène au mas, on a l’impression de laisser ses soucis derrière soi, d’être délesté de toutes ses tentations, de toutes ses pulsions, de tous ses regrets. Ce lieu a des allures de havre de paix hors du temps et de l’espace.
    Marie-Line, la propriétaire des lieux, est une femme d’un certain âge, accueillante et avenante. Elle m’explique que j’aurai le gîte « La Clape » et que je serai tranquille car le deuxième gîte « La Plage » est occupé par Valentin, son petit-fils, qui vient de passer son bac et qui est animateur de camping à Gruissan pour se faire un peu d’argent, et qui n’est pas souvent là. Car, soit il rentre à pas d’heure, soit il découche.
    Ma première rencontre avec toi, Valentin, je la fais donc à travers des mots de ta grand-mère. Et rien que ces quelques premiers éléments attisent furieusement ma curiosité à ton sujet.
    Déjà, « Valentin » est un beau petit prénom de mec. « Il vient de passer son bac », ça donne une indication au sujet de l’insolence de ta jeunesse. Tu dois donc avoir 18 ou 19 ans. C’est l’âge de l’insouciance, l’âge de tous les possibles, de toutes les impertinences, de toutes les découvertes. « Animateur de camping », ça laisse imaginer un garçon exposé à d’infinis regards, un garçon désiré, convoité, sollicité. « Il rentre à pas d’heure », ça suggère un garçon qui aime faire la fête avec ses potes, un « couche-tard », « un fêtard ». Quant à la dernière indication « il découche », ça pourrait même indiquer un « petit queutard ». Il ne m’en faut pas plus pour me faire de toi l’image d’un beau petit con, possiblement bien foutu, charmant par destin et charmeur par choix délibéré. Ma curiosité piquée à vif, je suis très impatient de faire ta connaissance en vrai, p’tit Valentin.
    Après m’être installé dans mon gîte, je sors faire quelques courses et je rentre pour dîner. Je lis un bouquin. Ce n’est que la nuit tombée que je me cale enfin devant mon ordinateur. Je m’installe à la table située juste à côté de ma porte d’entrée, que la chaleur de cette chaude soirée m’impose de laisser ouverte.
    Le chant incessant des cigales se mêle au tapotement discret des touches de mon clavier et au très léger ronronnement du refroidissement de mon ordinateur, doux accompagnement de mes heures d’introspection et d’évasion dans le monde de mes souvenirs et de mes plus belles années.
    Et très vite, tu « disparais » de ma mémoire, p’tit Valetin. Car, si je te fantasme déjà, je ne te connais pas encore. De ce fait, ta présence n’a pas encore marqué mon esprit de façon indélébile comme une image aurait impressionné la pellicule d’un appareil argentique.
    Mais tu ne vas pas tarder à faire ton apparition dans ma vie. Une entrée marquante, fracassante même.
    Il est environ deux heures du matin lorsque ton arrivée m’est annoncée par le bruit d’un moteur de voiture, d’un claquement de porte dans l’allée de la maison, puis par le crissement de baskets sur les gravillons de la cour. C’est un pas rapide, cadencé, lourd. Pas de doute, c’est un pas de jeune mec.
    Je détourne le regard de mon écran pour le glisser dans l’embrasure de ma porte d’entrée. Et là, je vois une silhouette avancer rapidement dans la cour et approcher du mas. Et lorsque tu sors de la pénombre, lorsque tu arrives dans le champ d’action des lumières du jardin, j’ai envie de hurler de toutes mes forces :
    « Oh, p-u-t-a-i-n, Valentin, mais qu’est-ce que tu es beaaaaaaaauuuuuuuuuu ! ».
    Tu n’es ni petit ni très grand, je dirais un mètre soixante-dix environ. Tu arbores une belle petite gueule aux traits à la fois quelque peu enfantins et déjà masculins, un brushing de bogoss – les cheveux bruns coupés à blanc autour de la tête, insolemment plus longs au-dessus, coiffés de façon instable vers l’avant, t’obligeant à les rajuster régulièrement avec ta main, geste que tu fais en traversant le jardin – l’ensemble te donnant un air canaille à craquer !
    Et puis, il y a la tenue. Ce soir, tu portes un t-shirt assez ajusté pour mettre en valeur ton torse élancé, tes pecs déjà bien dessinés, pour coller à tes biceps. Le t-shirt est noir comme pour bien insister sur ta brunitude. Tu portes également un short en jeans avec les lisières plus claires, des baskets blanches, et un sac à dos rouge sur les épaules. Une tenue très « p’tit mâle sexy ».
    Je ne peux m’empêcher de me demander si tu rentres directement du taf ou bien si tu as passé du temps avec tes potes. Est-ce que tu étais avec une nana ?
    Et, pour achever le tableau, il y a l’attitude. Tu traverses le jardin d’un pas assuré et nonchalant, et d’emblée je me prends à imaginer que cela puisse refléter ta façon de traverser ta jeunesse, en profitant des meilleures années de ta vie sans trop te poser des questions, en regardant tout droit devant toi, sans remords, sans regrets. Avec le sentiment que rien ne peut te résister, rien ne peut t’atteindre. L’air de te sentir tout puissant, invincible, et immortel. C’est beau l’insouciance. Je crois que cela est même l’une des définitions de la jeunesse.
    Ta présence tout entière dégage une telle impertinence que ça en donne le tournis. Ton allure me fait immédiatement te caser dans la catégorie de bogoss que j’appelle « le parfait p’tit con à la fraîcheur bouleversante ». C’est fou comme tu me fais penser à Jérém, lorsqu’il avait ton âge.
    Tu approches de la bâtisse, et de moi, et mon regard est toujours rivé sur toi. Comment pourrait-il en être autrement ? Le mélange de beauté et de jeunesse est une drogue dure et violente, elle crée une addiction instantanée. J’ai désormais besoin de m’abreuver de ta présence, sans discontinuer.
    Tu m’aperçois enfin, nos regards se croisent. Ça ne dure qu’une fraction de seconde, le temps que je réalise à quel point le mien puisse sembler déplacé. Mais dans le reflet du tien, j’ai le temps de percevoir une certaine douceur, pourtant mélangée à une insolence certaine. J’ai le temps de percevoir l’esquisse d’un petit sourire qui m’apporte un frisson inouï.
    —    Bonsoir, tu me lances, sur un ton anodin, sans doute par politesse vis-à-vis d’un client de ta grand-mère. Ta voix est douce, mais déjà virile.
    —    Bonsoir, je te salue, définitivement chamboulé par ton arrivée.
    Comme une comète, ta trajectoire t’amène à t’approcher de moi, à environ deux mètres, puis à l  t’éloigner à nouveau, tout droit vers ton logement situé juste à côté du mien.
    Contact fugace, mais intriguant. Je n’en ai pas assez, j’ai envie de te regarder encore et encore, mais de plus près, de m’imprégner de ta beauté, de ta jeune mais déjà affolante virilité. Mais tu ne t’arrêtes pas. De toute façon, tu n’as aucune raison de t’arrêter. Tu ne me connais pas, je ne suis qu’un « type » de passage, et pas non plus du genre causant ou avenant, et surtout pas du genre à avoir le culot et le moyen de faire la conversation à un beau garçon comme toi. Même pas pour lui demander s’il a pleine conscience de sa beauté bouleversante.
    Mais alors que je m’attends à t’entendre rentrer dans ton logement, j’entends le bruit du sac qui rencontre le sol sans trop d’égard, puis celui du frottement de la pierre d’un briquet. Tu fumes, petit mec. Je tends l’oreille et j’entends le bruit léger de tes expirations. Des volutes de fumée passent devant l’embrasure de ma porte, et l’odeur de la cigarette arrive jusqu’à mes narines. Je crève d’envie de sortir, de poser une nouvelle fois mon regard sur toi, de te mater en train de fumer. Je suis certain que la cigarette doit te rendre encore plus sexy.
    Mais je n’ose pas. Mes jambes n’obéissent pas à mon désir. Les secondes passent, une minute, deux minutes. Je t’entends pousser une expiration un peu plus appuyée que les autres, que je devine être la dernière. Je t’entends bouger, ramasser ton sac à dos. J’entends le bruit de la porte qui s’ouvre, qui se referme derrière toi, accompagné d’un petit grincement des gonds qui, je l’ignore encore à cet instant, va vite devenir la signature sonore de l’achèvement de ces nuits d’été.
    Je tombe de fatigue, et je sais pertinemment que je n’ai plus rien à attendre de cette nuit chaude. Je sauvegarde mon fichier, je ferme mon ordinateur et la porte de mon gîte. Je me glisse dans mon lit, j’éteins la lumière. Et dans le noir, je me branle en pensant à toi, beau Valentin, juste de l’autre côté de la cloison. Je me branle, mon excitation décuplée par les bruits venant de « ton côté », qui me parlent de ta présence. Celui de la douche, sous laquelle tu restes un bon petit moment, celui des sons des notifications de ton téléphone qui m’intriguent un peu plus à chaque fois.
    Et je jouis en pensant à toi, beau jeune mâle de près de vingt ans mon cadet, et néanmoins capable, en une poignée de secondes, d’éveiller en moi un désir brûlant.
    Juste avant de m’endormir, une chanson résonne dans ma tête :

    Il venait d'avoir 18 ans
    Il était beau comme un enfant
    Fort comme un homme



    Je suis venu ici chercher de la tranquillité pour l’esprit. Mais je sais déjà que c’est foutu. Car ta présence va me hanter pendant tout mon séjour.


    Septembre 2018.

    Anthony n’a pas pu venir en France pendant l’été comme prévu. Son travail l’en a empêché.
    Pendant ces longs mois de séparation, j’ai été occupé. J’ai passé mes vacances et mes congés à écrire. Le récit de mon histoire avec Jérém enfin terminé avec le chapitre consacré à mon voyage en Australie, j’ai senti qu’une page se tournait dans ma vie. Et que la nouvelle page qui s’offrait à moi était emplie par le bonheur que m’apportait un garçon au blouson bleu.
    Et pourtant, je n’ai pas tardé à réaliser que dans cette nouvelle page, il y avait comme un vide.
    Depuis près de dix ans, l’écriture m’a permis de me trouver moi-même, elle m’a appris à me connaître. Elle a été mon amie fidèle, ma confidente, mon pansement, l’instrument de ma rééducation sentimentale.
    Et je crois bien qu’au fil du temps, elle est devenue bien plus que ça. L’écriture a été pour moi un clair exemple de sérendipité. Une découverte qui s’est avérée fructueuse bien au-delà de l’objectif visé au départ. En cherchant à essuyer mes larmes, j’ai trouvé une source de joie.
    Alors, après avoir mis le mot fin à mon histoire, cette source de joie m’a très vite manqué. Je n’ai pas eu le choix, j’ai dû y revenir.
    Je ne suis pas allé très loin pour chercher mon inspiration. J’ai repris les centaines de pages consacrées à « Jérém&Nico » et j’ai commencé à les trier et à les structurer. Ce long journal intime, qui au départ n’était destiné qu’à moi-même – sorte de « Pensine » de Dumbledore dans laquelle déposer mes souvenirs pour ne pas les oublier, ma nostalgie et ma solitude pour m’en délester – a peu à peu pris une autre direction.
    C’est à l’automne 2018 que le projet « Julien & Nathan » a commencé à prendre forme dans ma tête.
    « Julien & Nathan » est l’histoire de deux camarades de lycée qui deviennent amants à la veille du BAC et dont la relation se poursuit pendant de nombreuses années jusqu’à leur séparation.
    Je suis curieux de voir où est-ce que cette nouvelle aventure narrative va me conduire.


    Martres Tolosane, le mardi 16 octobre 2018.

    Aujourd’hui, Jérém a 37 ans.
    J’ai très envie de l’appeler. Mais j’y renonce. Le décalage horaire, ainsi que la présence d’un garçon dans sa vie, tout cela rend délicate la tâche de trouver le moment opportun pour envisager un coup de fil. Et puis, je crois que malgré tout, entendre la voix de Jérém venant de vingt mille bornes de distance ce serait trop dur pour moi. Je me contente de lui envoyer un message.
    « Bon anniversaire, Jérém ».
    Sa réponse ne tarde pas à arriver. Elle aussi, par message. Le décalage horaire, j’imagine, et tout le reste, pour lui aussi…
    « Merci, Nico ».
    Et puis le silence, à nouveau.


    Launaguet, le lundi 31 décembre 2018.

    Anthony est revenu pour les fêtes de fin d’année. Il est venu avec son frère et sa belle-sœur. Nos retrouvailles ont été pleines d’émotion, de larmes, de bonheur.
    Ce soir, toute la famille d’Anthony est réunie pour le réveillon dans la maison de Launaguet. Ses parents, que je rencontre pour la première fois, se montrent aux petits soins pour moi. Ce soir, je me sens bien. C’est tellement bon de se sentir accepté. C’est tellement bon de voir que, malgré la distance, « Anthony&Nico » est une histoire qui roule. Une nouvelle histoire à l’affiche de ma vie.
    Et pourtant, à l’approche de minuit, une pensée m’échappe, et je n’arrive pas à la rattraper. Elle s’envole de moi, se perd dans le ciel, dans le temps et dans l’espace. Elle s’envole à l’autre bout de la planète. Dans quelques minutes, l’année 2018 va se terminer. Elle a été l’année de mes retrouvailles avec Jérém. Et elle a certainement été aussi celle de nos adieux.
    Mais ce soir, entouré par l’amour d’Anthony et par la bienveillance de sa famille, je me sens fort, je me sens bien. Je me sens en bonne voie de guérison. Ça viendra, j’en suis convaincu.
    La vie est belle.


    L’année 2019.

    Anthony a attendu le lendemain du Jour de l’An pour m’annoncer que « Boys and the city » a été renouvelé pour une année supplémentaire et qu’on lui a proposé de rester travailler à New York sur ce projet jusqu’après l’été. Je suis triste de le voir repartir pour plusieurs mois. Mais je suis heureux pour lui, heureux de sa réussite, de son bonheur. Je prends sur moi, et je l’encourage à poursuivre son rêve.
    En ce tout début d’année, je me sens enfin prêt à partager mon histoire avec lui. Une nuit, je condense près de dix ans d’écriture dans un texte de dix pages, « De la cour du lycée de Toulouse à la plage de Bells Beach », que je lui envoie par mail lorsqu’il est dans les airs au-dessus de l’Atlantique.
    Deux jours plus tard, je reçois deux dessins. Sur l’un, un garçon en t-shirt noir et casquette à l’envers est en train de discuter avec des potes sous un arbre, alors qu’un autre garçon se tenant à l’écart le regarde, visiblement aimanté par sa présence. Sur le second, deux hommes sont assis côte à côte sur la plage et semblent regarder l’horizon, tout en semblant nostalgiques.


    Martres Tolosane, le mardi 12 mars 2019.

    Il y a un an, j’étais à Bells Beach avec Jérém.
    Je n’ai pas de ses nouvelles depuis, à part mes vœux pour son anniversaire, et je crois bien que je n’en aurai plus jamais.
    La vie continue, à chacun la sienne.
    J’espère qu’Ewan sera là pour lui pendant longtemps. J’espère qu’il est et qu’il sera heureux avec Ewan, je l’espère, de tout mon cœur.
    Je ressens un certain apaisement en regardant le passé devenir enfin le passé.


    Martres Tolosane, le vendredi 4 juin 2019.

    Après la sortie officielle de nombreux titres sur les plateformes officielles, le nouvel album « Madame X » est enfin livré. Un nouvel album de Madonna est un événement pour le fan que je suis, d’autant plus qu’il sort 4 ans après le précèdent, et qu’il est le dernier prévu au contrat avec sa maison de disque. A 61 ans désormais, on est en droit de se demander s’il y aura un autre contrat et un autre album, un jour.
    Je dévore les quelques titres encore inédits et je me laisse porter par la très belle surprise musicale qu’est « God Control », pamphlet contre les armes à feu en vente libre aux Etats Unis, et « Batuka », évocation de l’horreur de l’esclavage.
    Dans un registre un peu plus fun, pour le titre d’ouverture de l’album, « Medellin », Madonna est accompagnée par cette bombasse colombienne qu’est Maluma.



    Pendant l’été, je prends deux semaines pour aller retrouver Anthony à New York.


    Octobre 2019.

    C’est au début de l’automne qu’Anthony revient enfin en France. En attendant de voir venir, je lui ai proposé de venir s’installer directement chez moi à Martres Tolosane. Et il a accepté.
    Près de deux mois que je ne l’ai pas vu en vrai. Et je le trouve plus mignon et craquant que jamais.
    Dans ses valises, Anthony a de belles planches à me montrer, des instantanés de bonheur entre petits mecs. Son trait s’est encore amélioré, il a trouvé un style original et attachant pour célébrer la beauté du Masculin dans toutes ses nuances. C’est réaliste, poétique et sensuel, tout à la fois.
    —    J’aimerais dessiner une vraie histoire, mais je n’ai pas de scénario, il m’avoue un jour.


    Martres Tolosane, le samedi 19 octobre 2019.

    Quelques jours après le retour d’Anthony, près de deux ans après notre première rencontre, j’organise enfin les présentations avec mes parents, chose que je n’ai pas eu l’occasion de faire jusqu’à présent.
    C’est également l’occasion de leur annoncer qu’Anthony a eu une proposition de travail à Paris, ainsi que notre intention de nous installer dans la capitale dès le printemps 2020.
    En évoquant Paris avec mes parents, des souvenirs remontent. En pensant à Jérém, je réalise que pour la première fois de ma vie, j’ai oublié son anniversaire trois jours plus tôt.


    Toulouse, réveillon de Noël 2019.

    C’est Papa qui m’a proposé de fêter le réveillon de Noël en famille, avec Anthony. Je suis heureux de voir que mes parents ont bien accepté le garçon qui emplit ma vie de lumière.
    —    Il est vraiment charmant ce garçon, me glisse discrètement Maman, alors que nous sommes tous les deux dans la cuisine en train de couper le rôti.
    —    Il est adorable ! je confirme.
    —    Tu es heureux avec lui ?
    —    Très heureux, comme je croyais ne plus pouvoir l’être un jour.
    —    Je suis très heureuse pour toi !
    —    Merci Maman.
    —    Il a l’air très amoureux.
    —    Je le suis aussi.
    —    Aimer et être aimé, c’est quelque chose de précieux.
    —    Je sais, Maman.
    —    Il faut choyer chaque jour l’Être qui nous rend heureux.
    —    Je fais de mon mieux. C’est pour ça que je pars à Paris avec lui.
    —    Tu vas me manquer, P’tit Loup !
    —    Toi aussi, Maman !

    L’année 2019 se termine avec un horizon plus que jamais dégagé pour moi.
    Un horizon à peine assombri par une info inquiétante qui commence à circuler dans les actualités. Mais les autorités se veulent rassurantes. Ce virus est loin, et il n’arrivera pas jusqu’à nous.


    L’année 2020.

    Un an que j’ai acheté les tickets, un an que j’attends ce rendez-vous avec la plus grande impatience.
    Mais à l’approche de la date du concert, l’inquiétude grandit. Madonna souffre d’une fragilité au genou et à la hanche. Dans les villes américaines, certains soirs les concerts sont écourtés. Des annulations commencent à tomber, au gré du bulletin de santé de la Star.
    « C’est pour moi une punition de ne pas pouvoir assurer mon show ce soir » écrit-elle dans l’un de ses posts Instagram.
    J’ai prévu d’y aller le 8 mars avec Anthony, et d’y retourner seul le 11 mars, date du tout dernier spectacle de la tournée. J’espère pouvoir assister à au moins l’une des deux dates.


    Paris, début mars 2020.

    Anthony et moi nous sommes rendus à Paris quelques jours avant les concerts. Anthony a rencontré son futur employeur, et a signé son contrat de travail. Nous avons visité plusieurs logements, et nous en avons retenu un qui nous a plu. Notre future installation se concrétise. Elle est prévue pour la mi-avril. J’ai donné ma démission à Toulouse, et j’ai commencé à chercher du travail sur place. Ça n’a encore rien donné, mais je reste confiant.
    A Paris, dernière ville de la tournée, Madonna doit se produire une quinzaine de fois au Grand Rex entre fin février et mi-mars. Mais après des mois de concerts, la fatigue s’accumule, ses douleurs s’accentuent, et les annulations sont de plus en plus fréquentes. Je croise les doigts, ceux des mains et ceux des pieds.
    Finalement, le spectacle du 8 mars est maintenu.
    Ça fait bizarre de venir retrouver Madonna dans une salle de moins de trois mille places, après l’avoir vue en concert dans des arénas et des stades. Mais l’ambiance plus « intime » offre une expérience différente avec l’artiste. Elle interagit davantage avec le public que par le passé.
    Oui, Madonna a mal au genou et à la hanche. Ça se voit, ses mouvements sont parfois gênés. Oui, Madonna est humaine, elle est faite de chair et de sang. C’est dur mais il faut s’y faire, le meilleur de sa carrière est derrière elle. Un jour, elle sera obligée de raccrocher.
    Mais qu’importe, elle avance, comme elle l’a toujours fait, malgré les coups durs et les critiques. C’est ça qui me touche chez elle, sa résilience, son coté fonceuse.
    « La chose la plus controversée que j’ai faite dans ma vie, est de m’accrocher » est justement le propos initial du Madame X Tour.
    Je suis ravi par cette soirée. Et Anthony a l’air de l’être tout autant que moi. Je m’estime chanceux d’avoir pu y assister, d’autant plus après avoir craint une annulation jusqu’à la dernière minute.
    Les deux dernières dates de la tournée, celles du 10 et du 11 mars 2020, sont annulées non pas à cause de sa condition physique, mais à la suite des dispositions du gouvernement pour tenter de faire face à la pandémie du COVID19 qui a finalement réussi à arriver jusqu’à nous.


    Martres Tolosane, le mardi 17 mars 2020.

    Et puis, un jour, le monde s’est arrêté de tourner. Du jour au lendemain, des millions de gens se sont vu notifier une interdiction de circuler sur le territoire national.
    Le premier confinement vient de tomber. Et, avec lui, une avalanche d’infos anxiogènes.
    Un virus mortel sorti d’un laboratoire chinois. Accident ou sabotage ? On évoque un complot entre le pangolin (animal inconnu jusque-là) et les chauves-souris. Une affection pour laquelle il n’existe ni de vaccin, ni de traitement efficace. Les infos officielles font état de morts, nombreux, de services d’urgences saturés.
    Même pas de masques disponibles pour se protéger. La peur de la contagion. La peur pour nos proches.
    Un pays à l’arrêt, un confinement qui est sans cesse rallongé, des gens pris de psychoses qui font des provisions pour des régiments, les difficultés de réapprovisionnement, les étals des supermarchés qui se vident, des images de pays en guerre.
    Les chaînes télés qui multiplient les éditions spéciales et les intervenants autoproclamés experts, contribuant ainsi à l’alarmisme et la diffusion de la psychose. Les annonces parfois contradictoires et incohérentes des autorités. Les désaccords dans le monde scientifique. La perte de confiance dans les institutions et autorités politiques, sanitaires et scientifiques. Des prévisions apocalyptiques. Les théories du complot qui fleurissent de partout. Internet qui plus que jamais se substitue à la vie réelle et qui se fait vecteur de la désinformation.
    Bref, un monde qui semble partir totalement à la dérive.

    Perso, si je fais abstraction du fait que le confinement reporte notre installation à Paris, ainsi que d’une certaine crainte pour mes proches, je vis plutôt bien cette période. Je suis confiné avec le garçon que j’aime et avec mon labrador, soit les deux êtres qui m’apportent le plus de bonheur au monde.
    Je profite de cette période surréaliste pour avancer dans le projet « Julien&Nathan ». J’en fais lire des extraits à Anthony, qui a l’air d’apprécier. C’est lui qui m’encourage à diffuser mon histoire sur le Net. Je repère un site qui publie des histoires entre garçons. J’en lis certaines. J’en apprécie quelques-unes.
    J’hésite à poster mon premier texte. Car, même si j’ai changé pas mal de choses par rapport au premier jet, il reste beaucoup de moi dans cette histoire romancée. Malgré la protection garantie par l’anonymat, l’idée de publier mes écrits me donne l’impression de me mettre à nu.
    Après une longue hésitation, je décide de me lancer. C’est décidé. Le premier épisode de mon histoire, « Julien a 19 ans » va paraître. Après avoir longtemps hésité, je finis par cliquer sur le bouton « Poster ».
    Et là, il se produit quelque chose que je n’avais pas prévu. Les jours se suivent sans que rien ne se passe. Deux, trois, dix jours. L’attente me paraît interminable. Je finis par me dire que les modérateurs ont dû trouver ça nul, qu’ils ont foutu ça à la poubelle en se moquant de l’« auteur ».
    Et lorsque ça paraît enfin, je sens mon cœur bondir dans ma poitrine. Et je ne suis pas rassuré pour autant. Je me dis que personne ne va le lire, et que si quelqu’un devait le faire, il trouverait ça ridicule. Je n’ose même pas imaginer recevoir des commentaires, qui me démoliraient à coup sûr.
    Et non, contre toute attente, le compteur des vues se met à tourner. Dix, cent, mille. Il se stabilise autour de 3500. Quelques commentaires apparaissent, et sont même plutôt élogieux.
    —    Tu as vu ? fait Anthony, plein d’enthousiasme. Tu as un vrai talent, Nico, n’en doute pas !

    Mais l’engouement d’Anthony ne s’arrête pas là. Un jour, de retour de ma sortie courses, une surprise m’attend. Sur la table du séjour est posée une feuille A3. L’espace est divisé en cases de différentes dimensions. Et les visuels, les personnages, les situations, les décors ébauchés dans ces petits espaces me rappellent étrangement une histoire.
    Première case, un garçon, prénomme Nathan sa balade dans des allées un jour de grand vent. Cases suivantes, le même garçon hésite, puis recommence à avancer vers sa destination. Il arrive face à un petit immeuble, il appuie sur une sonnette, monte des escaliers. Un autre garçon, prénommé Julien lui ouvre la porte en affichant un sourire ravageur et conquérant.
    Le trait est épuré, sobre, et pourtant précis, net. C’est beau, spontané, émouvant. C’est tellement saisissant que de voir mon histoire mise en images. De voir mes souvenirs mis en images. J’en ai les larmes aux yeux.
    —    Tu aimes pas ? m’interroge Anthony en rentrant du jardin avec Galaak.
    —    Si, j’adore !
    —    Si tu es d’accord pour me céder les droits, je crois que j’ai trouvé le scénario de ma première BD…

    Depuis ce jour, Anthony s’est attelé à mettre en images les premiers épisodes de mon histoire. Les planches s’entassent rapidement. Le petit brun me demande souvent mon avis sur ses dessins, sur la représentation de tel ou tel personnage, d’un visage, d’une attitude, d’une mise en scène, d’un décor. Il est très attaché de mon texte et il semble vraiment mettre un point d’honneur à respecter fidèlement mes intentions narratives.
    Et moi, je suis ravi du résultat. Ses dessins, ce regard tendre qu’il porte sur les garçons, ce trait si particulier qui est le sien, subliment l’univers de mon histoire. Mes personnages sont plus vivants que jamais.
    Les jours, les semaines de confinement     défilent dans une ambiance créative très stimulante. Je passe mes journées à écrire, Anthony passe ses journées à dessiner. Ce travail en tandem est vraiment très excitant. Notre complicité n’a jamais été aussi forte que depuis que nous partageons ce projet.
    L’énergie créative est une force puissante qui illumine nos journées, allant jusqu’à exacerber notre libido. J’ai tout le temps envie de lui. Et Anthony n’est jamais en reste. Nous faisons l’amour, souvent. L’énergie sexuelle est une énergie puissante qui illumine elle aussi nos journées, allant jusqu’à exacerber notre créativité. Un sublime cercle vertueux.
    Pendant toute cette période, je finalise et publie un épisode par semaine. Un lecteur me contacte en message privé et me propose de faire une relecture avant publication pour vérifier l’orthographe et me donner ses premières impressions. Bien évidemment, j’accepte son aide bienvenue.
    L’écriture m’accapare totalement, et je ne vois pas le temps passer. Parfois, du matin au soir, je ne me lève de mon ordi que pour aller aux toilettes et pour manger un bout. Je suis tellement happé par les destinées de mes personnages que j’ai tendance à moins m’occuper de Galaak.
    Parfois, au bout de longues heures passées à l’ordi, le Labranoir vient se manifester pour obtenir un peu de mon attention. Il vient à mon bureau, il se colle contre ma jambe, il déplace ma chaise à roulettes avec toute sa masse, il pousse mon avant-bras avec son museau pour que je le décolle du plan de travail, et mes mains du clavier, il me montre fièrement la « carotte » qu’il tient dans la gueule, tout en la mâchouillant pour la faire « chanter » (elle a remplacé le ballon de rugby, ayant cessé de faire « pouic pouic » sous ses crocs, paix à son âme), et il finit par la faire tomber juste à côté de moi.
    Lorsqu’il vient me bousculer de la sorte, je sais que je ne me suis pas assez occupé de lui, et je m’en veux. Je m’octroie une pause, et je lui donne un peu de mon temps. Je caresse son corps massif, son museau tout doux. Lorsque je lui caresse le poitrail, il est comme en état d’hypnose. Et je peux en faire ce que je veux, saisir ses grosses patounes, le faire rouler sur le dos, comme une boule. Ce chien est prêt à jouer dès qu’on le touche. Je me ressource de sa douceur, je suis ému par son excitation pour une carotte en plastique qui fait « pouic pouic », un son qui est presque sa voix, la voix de Galaak.
    Mais parfois, je résiste à ses appels au jeu et au partage. Il arrive que son envie de jouer tombe au mauvais moment, lorsque je suis au beau milieu d’un passage « important », un moment où je ne peux pas quitter le clavier, de peur de perdre le fil de mon récit. Alors, je lui demande d’attendre, encore. Parfois, quand je suis enfin disponible, Galaak est déjà retourné sur son tapis, il est enroulé en boule, endormi, et il n’a plus envie de jouer.
    Je m’en veux terriblement de ne pas savoir lui donner plus de mon temps. Je sais que l’horloge tourne, Galaak va déjà avoir 9 ans ! Du poil blanc a fait peu à peu son apparition sous son menton. Il me fait de plus en plus penser à Gabin ! Je sais que je devrais profiter davantage du temps qui nous reste. Je sais que je vais regretter le temps que je ne lui aurai pas consacré.


    Début mai 2020.

    Après plusieurs reports, le confinement est enfin levé. Le monde reprend peu à peu son rythme habituel. Mais les gestes barrière demeurent d’actualité. Et parmi eux, l’un est particulièrement dérangeant. Je veux bien entendu parler de l’obligation du port du masque dans l’espace public. D'abord manquant, puis conseillé, imposé, subi, critiqué, détesté, il est désormais partout.
    C’est un simple bout de papier ou de tissu qui cache la moitié inférieure du visage. Il dissimule la bouche, les lèvres, nous prive de ce cadeau précieux qu’est le sourire d’un garçon. Le masque qui crée la frustration, qui tente de bâillonner la bogossitude.
    Mais la bogossitude refuse pourtant de se laisser censurer, elle trouve d’autres moyens pour s’exprimer. Comme dans le regard. Un regard qui est devenu généralement plus charmant, plus charmeur, plus appuyé, plus intriguant, plus intrigué, plus insistant, plus mystérieux, plus interrogateur.
    En cette période de déguisement, la bogossitude se laisse imaginer, deviner, désirer, fantasmer.
    Anthony et moi profitons de ce retour à la normale, que certains annoncent d’ores et déjà comme n’étant pas définitif, pour finaliser notre installation à Paris. Ça me fait bizarre de remonter à la capitale après toutes ces années. Je crois que je n’y suis pas retourné depuis l’agression il y a bientôt quinze ans. Ça me fait tout drôle de remonter à Paris et de ne pas y aller pour voir Jérém.
    Un soir, Anthony me propose de monter à Montmartre pour dîner. Le petit brun ignore les souvenirs que cette ascension, que ce lieu, que cette soirée font remonter en moi. Je n’ai pas envie de lui en parler, de prendre le risque de gâcher ce moment, sa bonne humeur, son enthousiasme. Mais les souvenirs sont là, et je dois produire un effort considérable pour ne pas les laisser m’envahir. Je redouble d’attention pour le petit brun, et tout se passe bien.


    Eté 2020.

    Nous profitons de l’été et de l’absence du confinement pour prendre quelques vacances. C’est bon de retrouver le plaisir de sortir de chez soi et de circuler sans restriction.
    En redescendant de Paris, une halte au Futuroscope ravive de nouveaux souvenirs. Quelques jours au Pays Basque en réveillent d’autres encore.
    Les souvenirs des jours heureux avec Jérém sont partout. Je ne peux pas y échapper. Je ne peux pas les éviter. Il va falloir apprendre à vivre avec.


    Septembre 2020.

    A la rentrée, Anthony prend enfin son poste dans la boîte parisienne qui l’a embauché. Son taf consiste à réaliser des visuels pour des publicités et des sites Internet. Un job « alimentaire » lui permettant d’avoir un salaire correct, tout en continuant à dessiner à côté, en attendant de terminer le premier volume de son adaptation de mon histoire, sobrement intitulé « Julien, qui est-il ce garçon ? », titre qui est une référence à un tube de Madonna, « Who’s that girl ? ».
    C’est un travail de longue haleine auquel Anthony se consacre avec acharnement et passion. Ça se voit qu’il a ça dans le sang, qu’il est dans son élément, et qu’il est heureux quand il dessine.
    Avant de voir le petit brun à l’œuvre, je ne réalisais pas la masse de travail que représente la création d’une BD, plus imposante encore que l’écriture elle-même.


    Octobre 2020.

    Les oiseaux de mauvais augure ne s’y étaient pas trompés. Ça n’en était pas fini avec cette sale bête de COVID. Lors d’une intervention à la télé, notre Manu national nous annonce un deuxième confinement à partir du 30 octobre.
    C’est à ce moment, pendant cette nouvelle période qui nous offre beaucoup de temps pour nos passions respectives, que nous décidons de nous lancer dans un nouveau projet. Celui de créer un site Internet pour héberger mes écrits et ses planches. C’est Anthony qui s’attèle à concevoir l’environnement numérique qui va accueillir nos loulous.
    Le site « julien-nathan.com » voit le jour le 1er décembre 2020.

    http://www.jerem-nico.com/julien-nathan-com-a215457009

    Au fils des semaines, je constate une forte tendance des lecteurs à migrer vers le site nouvellement crée. Je dois beaucoup au premier site où j’ai publié mes écrits, car il m’a permis une visibilité que je n’aurais pas pu atteindre par moi-même. Je continue d’ailleurs à y publier les épisodes de mon histoire. Mais julien-nathan.com est plus soigné (Anthony a fait un très beau travail), uniquement centré sur mon histoire, magnifiée par les quelques dessins qu’Anthony y a publié. Et les lecteurs apprécient.
    Les commentaires sont nombreux. « Julien et Nathan » est en train d’attirer un certain public de « fidèles ». Parmi eux, beaucoup d’hommes gays, bien entendu. Certains m’ont raconté s’être reconnus dans mes personnages, dans leurs hésitations, leurs bonheurs, leurs désirs, leurs peurs, leurs erreurs. Ils m’ont affirmé que mon histoire avait ravivé des souvenirs. Qu’elle les avait accompagnés lors d’un cap difficile de leur vie, d’une rupture, ou dans ces périodes surréalistes de confinement. Certains d’entre eux sont devenus des amis.
    J’ai été étonné de recevoir également de nombreux retours de la part de femmes de tout âge. Intrigué, j’ai voulu savoir ce qu’une nana pouvait bien trouver « intéressant » dans une histoire entre garçons. Il en est ressorti que l’élément « marquant » de ce genre de récits est le côté « interdit », clandestin, entravé, toujours présent. Dans les histoires entre garçons, il y a souvent des obstacles – l’amour impossible, à sens unique, le regard de l’autre, des autres, le rejet de la société, la difficulté à s’assumer – qui rendent le bonheur plus difficile à atteindre, et donc plus « précieux ». C’est le côté « Roméo et Juliette », en version « Roméo et Julien », bien entendu, qui semble faire mouche.


    L’année 2021.

    L’année 2021 commence plutôt bien. Dans le monde, car des vaccins contre le COVID sont annoncés. Une sortie définitive de l’époque COVID se laisse entrevoir. La campagne de vaccination se met en branle. Les antivax, aussi. On ne sait plus qui croire, qui écouter.
    Perso, il me semble que la validité d’une solution à un problème se situe toujours dans le point d’équilibre entre avantages et inconvénients, entre bénéfices attendus et risques encourus. Et c’est toujours par le vaccin que l’Humanité a vaincu des épidémies virales.
    Cette année commence également très bien pour Anthony et moi. Mi-janvier, nous recevons sur notre site « Julien&Nathan » un mail venant d’un éditeur parisien qui se dit très intéressé par la publication de mes écrits et des planches d’Anthony.
    Nous convenons d’un rendez-vous, début février. Au cours de cette première rencontre, un projet de publication est discuté. Quelques suggestions sont exprimées par le directeur de publication, à la fois pour mon livre et pour la BD.
    Les termes de l’accord nous semblent corrects, et une semaine plus tard, nous signons notre premier contrat d’auteurs.
    La publication du premier livre et de la première BD est prévue pour le mois de mai 2021. Le temps est compté, mais nous mettons les bouchées doubles. C’est grisant d’avoir ce projet commun. Cette considération, cette estime réciproque du travail de l’autre rend notre amour encore plus pétillant, plus excitant. L’amour avec Anthony est un pur bonheur. Je ne croyais pas retrouver un garçon avec qui je partagerais autant de plaisir.
    Début avril, la saison 3 de la série « Confinement » est annoncée sur tous les écrans. Une nouvelle pause hors du temps qui nous file un sacré coup de main pour arriver à livrer nos « manuscrits » dans les temps.


    Paris, le mercredi 12 mai 2021, 18h16.

    C’est en préparant le dîner que je découvre pour la toute première fois son regard, sa douceur, sa force, son courage, sa droiture, et son combat.



    Ce garçon crève littéralement l’écran. Ce garçon est beau, terriblement beau. Non seulement parce qu’il est à la fois bogoss et puits à câlins. Mais parce que c’est un garçon lumineux, solaire, terriblement émouvant. Ce garçon est beau à l’intérieur.
    Ce soir, il vient dénoncer la mentalité qui l’a détruit moralement et qui l’a privé de sa chance d’avoir une belle carrière dans le foot professionnel. Il vient dénoncer cette culture de l’homophobie qui détruit des jeunes hommes et des jeunes femmes. Mais il ne vient pas en criant, en accusant, en nommant. Il vient raconter ce qu’il a vécu, en montrant les dégâts que cela a occasionné, et en demandant que ça change. Ses propos sont justes, touchants, bouleversants.
    Ses mots ont un écho tout particulier en moi, car elles me ramènent à l’agression dont nous avons été victimes Jérém et moi, et à cette ambiance homophobe qui a détruit la carrière de Jérém. Ce soir, je me sens révolté comme jamais par l’Injustice.
    La voix de Ouissem est belle. Non seulement parce qu’elle est douce et chaude, comme le reflet de la nature profonde de son esprit, mais parce qu’elle porte un message de tolérance, de bienveillance et d’espoir.
    Son plus beau message, c’est de voir qu’il a surmonté tout ça, qu’il a dit adieu à la honte, qu’il a accepté qui il est, qu’il s’est battu et est devenu ce qu’il est. Et que l’homophobie, et la souffrance qu’elle engendre, ne sont pas une fatalité. Et que se reconstruire après avoir été détruit, c’est possible aussi.
    Son histoire est un bien bel exemple de résilience, de force, de noble courage, un espoir pour ceux qui doutent, qui ont peur, qui se cachent. Un témoignage pour tenter de faire changer les mentalités de ceux qui oppriment.
    Seule la parole peut faire avancer les choses. Et il faut des gens comme Ouissem pour la porter, pour la faire entendre au plus grand nombre, pour montrer qu’on ne doit pas avoir honte de qui l’on est, qu’on a le droit d’être soi-même, qu’on n’est pas seuls et qu’il ne faut pas laisser la peur, et encore moins les autres, décider pour nous.
    J’ai tellement envie de serrer ce garçon dans mes bras !
    Lorsque sa belle petite gueule à bisous disparaît de l’écran et que la pub arrive, je réalise que ma pizza a commencé à cramer dans le four.


    Paris, le mercredi 26 mai 2021.

    La maison d’édition a mis elle aussi les bouchées doubles. Les réseaux sociaux ont été mis à contribution pour promouvoir la sortie de « Julien&Nathan ». Le site a bénéficié d’un relooking. Nous recevons pas mal de messages d’encouragement et de félicitation.
    C’est aujourd’hui que le livre et la BD sortent enfin. Une sortie d’abord sur les sites de commerce en ligne. Pour les libraires, on verra plus tard.
    Je suis fier de notre travail. Et je suis tout particulièrement touché par le travail d’Anthony, par sa capacité à transcrire mon texte en images percutantes. Et par sa capacité de prendre du recul pour dessiner une histoire qui est très fortement inspirée par celle que son petit ami, moi en l’occurrence, a vécu avec un autre garçon.


    Paris, le samedi 16 octobre 2021.

    L’été est passé sans encombre. Il semblerait qu’il n’y aura plus d’autres confinements.
    Le livre et la BD marchent un peu, mais pas autant qu’on l’aurait espéré. La gratuité des publications précédentes sur notre site Internet limite l’intérêt de la sortie physique. Et pourtant, notre éditeur a confirmé la sortie des tomes 2. Il semble croire dur comme fer dans le potentiel de notre histoire. Et nous y travaillons d’arrache-pied.
    Je redoutais de m’installer à Paris et d’avoir beaucoup de mal à côtoyer les lieux chargés des souvenirs de mon histoire avec Jérém. Ça a été le cas au début, mais j’ai fini par m’y faire. Plus le temps passe, plus je me sens plus « fort ».
    Aujourd’hui, Jérém a 40 ans. Et c’est par le biais d’un simple message que je lui souhaite un bon anniversaire.
    Quelques messages, voilà qui résume notre relation depuis trois ans. Les coups de fil, il n’y en a jamais eu. Le décalage horaire, ajouté au décalage de nos vies, les rendent presque impossibles de toute façon. Et puis, nous appeler, pour nous dire quoi ?
    Alors, nous nous contentons de messages. Bon anniversaire, le mien, le sien. Bonne année…
    Oui, aujourd’hui, Jérém a 40 ans. C’est un cap important. Je me demande comment il le vit, si ce changement de dizaine a impacté le regard qu’il porte sur sa vie, et sur la vie en général. Je le sais bien entouré, et ça me rassure.
    L’anniversaire de Jérém me fait prendre conscience que j’approche moi aussi de la quarantaine, et que cette « échéance » arrivera dans moins d’un an. Mais elle ne me fait pas particulièrement peur. Car j’ai l’impression d’avoir enfin trouvé un certain équilibre dans la vie.
    Je suis avec un garçon qui m’aime et que j’aime. J’ai une passion dans la vie, l’écriture, qui m’apporte beaucoup de joie. Je viens de trouver un emploi dans les services d’eau potable de la Mairie de Paris qui va m’assurer un certain équilibre financier.
    Aussi, je crois que je suis enfin en paix avec moi-même et avec mon passé.Vendredi 31 décembre 2021

     

    Toulouse, le vendredi 31 décembre 2021.


    Une nouvelle année s’achève, une autre arrive. A l’approche de ma quarantaine, la course inarrêtable du temps me titille de plus en plus. Je regarde impuissant les jours et les mois se succéder, entraîné par la course du quotidien, au fond de moi l’impression de rater l’essentiel. Lorsqu’un nouveau jour s’achève, c’est comme une petite mort. Lorsqu’une nouvelle année s’achève, ça l’est un peu plus encore.
    Mais l’âge a du bon aussi. On arrive à regarder les choses avec plus de recul.
    Avec le temps, j’ai fini par réaliser que si j’ai eu autant de mal à renoncer à Jérém, c’est parce qu’il a été le garçon qui m’a fait ressentir le bonheur vertigineux qu’on ressent quand on aime pour la toute première fois. Il a été le garçon qui a foudroyé mon cœur le premier jour du lycée, celui qui m’a fait connaître le plaisir entre garçons et qui me l’a instantanément fait adorer. Celui qui m’a fait me sentir vivant pour la toute première fois de ma vie. Celui qui m’a offert les plus beaux frissons de mes dix-huit ans, les frissons d’aimer en cachette – c’était avant mon coming out, avant le sien – le frison de l’interdit, le frisson qu’était la peur qu’il disparaisse de ma vie après chacune de nos rencontres. Jérém m’a fait connaître des joies insensées et des souffrances inouïes. Des frissons exacerbés, que je ne retrouverai plus jamais avec la même folle intensité.
    Jérém a été toutes mes premières fois.
    J’avais dix-huit ans. Et on ne vit plus jamais les choses avec l’intensité des dix-huit ans quand tout est découverte et émerveillement. Quand on n’a pas peur de souffrir.
    Si notre séparation m’a longtemps empli de tristesse, si le deuil de cet amour a été pendant longtemps chose impossible, c’était parce qu’au fond de moi, je savais que c’était la fin d’une époque de ma vie, l’époque de l’insouciance, et de l’amour fou. Et au fond de moi, j’étais persuadé que non seulement elle avait été la plus heureuse de toutes celles que j’avais vécues, mais aussi la plus heureuse de celles que je vivrai à tout jamais. J’ai cru pendant longtemps que je ne pourrais plus jamais être aussi heureux que je l’ai été avec Jérém.
    Dès lors, je n’avais plus grand chose à espérer de la vie. Je pensant que tout m’aurait paru fade.
    Aussi, j’avais peur qu’en m’autorisant à être heureux à nouveau, je finirais par oublier le bonheur avec un grand « B » que j’avais vécu avec Jérém.

    Je sais à présent que je peux être heureux à nouveau. Et que je n’oublierai pas Jérém pour autant. J’oublierai certains détails, certainement. J’en ai déjà oubliés, d’ailleurs. Mais je sais que je n’oublierai pas ce qu’il a représenté pour moi.

     



    Je me souviendrai
    De la force que tu m’as donnée
    De l’amour que tu m’as donné
    De la façon dont tu m’as changé

    Je sais désormais qu’il ne faut pas fuir ses souvenirs. Au contraire, il faut les aimer, les chérir, même si parfois ils peuvent faire mal. Il faut apprendre à se réconcilier avec. Car les souvenirs sont les témoins vivants de nos expériences de vie. Ils déterminent qui nous sommes et pourquoi nous le sommes devenus. Mes expériences ont fait de moi celui que je suis aujourd’hui. Il faut juste leur trouver une bonne place dans notre présent pour ne pas qu’ils nous empêchent d’avancer.
    Mais il ne faut jamais oublier d’où l’on vient.
    Mon amour pour Jérém sera toujours là. Mais désormais il ne m’empêchera plus d’être heureux à nouveau. D’aimer à nouveau. Tout ce qui m’a longtemps paru inconcevable me semble enfin envisageable, possible, souhaitable. La vie est trop courte pour ne pas écouter le Bonheur quand il toque à notre porte et nous appelle à le suivre.
    Finalement, mon escapade en Australie, m’a fait du bien. J’avais besoin d’entendre ses mots, j’avais besoin d’entendre sa voix. J’avais besoin de revoir Jérém une dernière fois, de voir qu’il était bien dans sa nouvelle vie. Et son nouveau bonheur m’a autorisé à vivre le mien sans plus culpabiliser. Son bonheur m’a fait accepter que la vie nous a séparés, mais que chacun aura toujours une place spéciale dans le cœur de l’autre.
    Oui, aujourd’hui, près de quinze ans après la fin de notre histoire, je me sens enfin apaisé.

    « Bonne année » je lui envoie par message. Je sais que ce sera mon dernier message.
    Tout comme je sais que le « Bonne année à toi aussi » que je reçois en retour quelques minutes plus tard sera son dernier message. Je crois que tout est fait, que tout est dit.
    Je crois que je n’attends plus. Que je ne l’attends plus.

    Je crois que je n’attends plus. Que je ne l’attends plus.



    Mais tu m’as dit (…)
    S'il te plait ne m'attends pas
    Attends patiemment l'amour
    Un jour ça viendra sûrement

    Et il est venu. Anthony est là, à côté de moi, à cette soirée de réveillon.

    Oui, ma séparation d’avec Jérém m’a longtemps empli de tristesse. Mais c’est fini. Je ne serai plus triste en pensant à cette époque de ma vie. D’autant plus que je le sais désormais, notre séparation a eu pour effet de préserver le souvenir de notre amour. Un amour foudroyé en plein vol, un amour sur lequel l’usure du temps n’aura pas eu d’effet.
    Un amour qui restera à tout jamais comme une pure représentation de l’insouciance de notre première jeunesse.


    Tu peux contribuer à l'aventure Jérém&Nico !

    Avec tes commentaires, toujours bienvenus.

    Avec une contribution du montant que tu veux,

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    J&N

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  • Dimanche 11 mars 2018, 10h16.

    Une nouvelle fois aujourd’hui, je cherche mon vol sur le tableau des départs. La porte d’embarquement n’est pas encore affichée. Normal, je viens d’atterrir et mon escale est de plus de trois heures. Il va falloir attendre.
    Pour tromper le temps, je m’installe à une terrasse de café. En buvant mon cappuccino, j’observe le flux ininterrompu de voyageurs qui transitent dans les deux sens de ce grand couloir, qui se croisent sans jamais se rencontrer, et souvent sans même se voir. Certains se pressent, d’autres avancent avec nonchalance.
    J’ai toujours adoré l’ambiance si particulière des aéroports, ou des gares, cette ambiance de « départ » vers d’infinis « ailleurs », avec toutes les possibilités que cela ouvre.
    Bien entendu, mon attention et mon émotion sont tout particulièrement attirées par les beaux garçons. Et dans un aéroport international, il y en a, des beaux garçons.
    Mon regard est capté, aimanté par une Bogossitude pendant quelques secondes à peine, le temps qu’elle pénètre, traverse et quitte mon champ de vision comme un étoile filante. Un brushing, un regard, une barbe, une façon de marcher, de porter un t-shirt. Des épaules solides, une plastique bien proportionnée, un tatouage, un brillant à l’oreille, une chaînette. Parfois un détail suffit pour m’enivrer du Masculin.
    Depuis ma position stratégique, j’ai l’impression de prendre des gifles en rafales incessantes.
    Ça me donne le vertige d’imaginer les attentes de tous ces voyageurs, leur état d’esprit vis-à-vis de leurs déplacements. Vers quelle destination se dirige ce petit con, cette formidable petite tête à claques ? Vers qui se dirige ce beau petit brun barbu à casquette à l’envers ? Quelles attentes, quels espoirs placent-ils dans leurs voyages vers « Je-ne-sais-pas-où » ?

    En attendant mon vol, je repense également à ces premiers mois de l’année 2018.


    Début février 2018.

    Pendant ces dernières années, l’écriture m’a beaucoup aidé. Elle a été la béquille de ma phase de rééducation sentimentale après le départ de Jérém. Elle m’a accompagné jour après jour. Elle est devenue comme une amie fidèle à laquelle je me confiais. Et maintenant, après lui avoir tout confié, je ressens un grand vide intérieur. Et je me sens seul, très seul.
    Anthony me manque beaucoup. D’autant plus qu’avec six heures de décalage horaire entre Toulouse et New York, il n’est pas toujours évident de garder le contact.
    Au fil du temps, nous testons toutes les combinaisons possibles.
    Au saut du lit, le mien, vers 6 heures. A New York, il est minuit. J’ai la tête dans le coltard, alors qu’Anthony a la tête d’un petit mec à qui on envie de faire l’amour.
    Au saut du lit, le sien, alors que chez moi, c’est la pause déjeuner. J’ai envie de le prendre dans mes bras et de le couvrir de bisous, il est pressé de démarrer sa journée.
    A sa pause déjeuner. Chez moi, il est entre 18 et 20 heures, je viens de rentrer du taf. Ce serait le moment le plus cool des journées en semaine. Le fait est qu’Anthony est tellement accaparé par ses dessins qu’il en oublie parfois même le repas de midi.
    A la sortie de son taf, s’il ne rentre pas trop tard, pas trop après 18 heures. Chez moi il est minuit ou plus. J’ai envie d’aller au lit, alors qu’il a encore des courses à faire, un métro à prendre pour rentrer.
    Heureusement, pendant le week-end nous pouvons parler plus tranquillement.
    Mais malgré ça, nous sommes en déphasage perpétuel.
    Un déphasage qui empire avec le temps. Car le décalage horaire n’est pas la seule complication liée à la distance. A cela s’ajoute le fait de ne rien partager au quotidien, ce qui finit par assécher nos sujets de conversation.
    J’ai peur qu’Anthony s’éloigne de moi. J’ai l’impression de m’éloigner de lui. Et j’ai peur que, malgré mes efforts pour cacher ma mélancolie, il capte que je ne vais pas bien.

    Car je ne vais pas bien.

    C’était illusoire de ma part de me dire que d’écrire le dernier chapitre de mon histoire avec Jérém m’aurait aidé à tourner la page pour de bon. Après un premier soulagement, mes regrets et ma frustration sont revenus. Ce que Charlène m’a appris m’a bouleversé plus encore que je ne l’ai cru sur le moment.
    —    J’ai toujours pensé qu’il était venu surtout pour te retrouver. Mais il était trop mal, il était trop déçu de lui-même, et il s’est dégonflé. Il se voyait comme un looser et il ne voulait pas que tu le voies comme ça. Jérém a eu peur de ton regard. Il a eu peur que tu le rejettes. Et ça, il n’aurait pas supporté.
    Ce sont ces mots qui font le plus mal, qui m’ont le plus bouleversé. Que Jérém ait pu penser que je pourrais le rejeter, que je ne l’aimerais plus parce qu’il avait tout perdu du prestige de sa vie d’avant, parce qu’il n’arrivait pas à remonter la pente.
    J’y pense sans cesse. Et à chaque fois, j’ai envie de pleurer, j’ai envie de hurler.
    J’en perds mon équilibre émotionnel, j’en perds carrément mon appétit et mon sommeil. Je n’aurais pas dû aller fouiller dans le passé. A croire que parfois il vaut mieux rester avec des questions qu’avoir trop de réponses.


    Mi-février 2018.

    J’ai de plus en plus de mal à cacher mon mal être à Anthony. Pour l’instant, il se contente de me demander si je vais bien. Et moi, je me contente de lui répondre que oui, je vais bien, que je suis juste un peu fatigué. Je redoute le moment où il me posera des questions plus précises.
    Pendant ce temps, le jeune dessinateur s’installe à New York. Il a posé ses valises dans la famille de son frère, il adore son travail qui est aussi sa passion, et il est en train de se faire de nouveaux potes. Malgré nos échanges quotidiens, malgré ses « tu me manques », « je t’aime, Nico », je le sens de plus en plus inquiet.
    Je m’en veux de le faire s’inquiéter à 6000 bornes de distance. Je m’en veux de lui faire de la peine.
    Par moments j’ai l’impression qu’il s’éloigne de moi. Je me fais des idées, assurément. Je ne suis pas bien, et tout me paraît noir.
    Je ne veux pas perdre Anthony. L’idée de le retrouver me fait du bien. Je me dis que ma mélancolie se calmera quand je serai dans l’avion pour New-York.


    Un peu plus tard en février 2018.

    Les jours passent, et ça ne va pas mieux. Désormais, mon mal-être je le porte sur moi. Je me regarde dans le miroir, et je vois un zombie. Mes parents l’ont relevé, mes collègues aussi. Et Anthony ne tarde pas à le relever à son tour. Lors d’un appel en visio, il finit par me lancer :
    —    Dis-moi ce qui ne va pas, Nico.
    Et avant que j’aie pu commencer à dégainer des excuses vaseuses, il enfonce le clou :
    —    Et ne me dis pas encore que c’est la fatigue, parce que c’est pas ça. Je vois bien que quelque chose te tracasse. C’est depuis le réveillon que tu as changé. Si tu es allé voir ailleurs, tu peux me le dire.
    —    Non, c’est pas ça.
    —    Et c’est quoi, alors ?
    Au bord des larmes, je décide d’être franc avec lui.


    Dimanche 11 mars 2018, 14h34.

    Avec une petite demi-heure de retard, mon avion va enfin décoller de l’aéroport de Hong Kong. C’est la dernière ligne droite vers Melbourne. Neuf heures de vol sans escale.
    Jérém n’est pas au courant de ma venue. Il aurait à coup sûr tenté de m’en dissuader, et il aurait été capable d’y parvenir. Je ne sais pas comment vont se passer ces retrouvailles. En attendant, je traverse la planète tout entière sans savoir ce que je vais trouver au bout de mon périple. Si ça se trouve, il n’y aura qu’un immense précipice. S’il le faut, je ne vais même pas pouvoir l’approcher. S’il le faut, la présence d’Ewan sera un obstacle insurmontable. S’il le faut, Jérém m’en voudra de cette « intrusion » dans sa nouvelle vie.
    J’ai passé deux heures à regarder des gens défiler dans le hall de l’aéroport en me demandant quelles étaient leurs attentes vis-à-vis de leurs destinations. En réalité, je ne sais même pas exactement quelles sont les miennes.
    Je crois que j’ai besoin de revoir Jérém une dernière fois.
    J’ai besoin de lui parler, d’avoir des réponses à des questions qui me hantent toujours. J’ai besoin d’entendre ses mots.
    J’ai besoin de dissiper les malentendus, de lui dire que jamais il n’aurait dû craindre et que jamais il n’aura à craindre mon regard.
    J’ai besoin de savoir ce que nous serons dorénavant. Je ne veux surtout pas que nous ne soyons « rien ». Notre histoire ne peut pas se terminer ainsi, dans un silence infini et assourdissant.

    Le personnel de bord nous fait la démonstration usuelle des gestes d’urgence, tandis que l’avion se positionne pour le décollage.
    Une minute plus tard, les moteurs s’emballent, l’accélération me colle à mon dossier. Le moment où l’avion lève le nez et quitte le sol est toujours une expérience un tantinet bouleversante.
    Ça y est, c’est parti. Dans 9 heures, je serai plus proche de Jérém que je ne l’ai été depuis onze ans. Dans moins de 24 heures, je pourrai le voir de mes propres yeux, entendre sa voix, croiser son regard, après onze ans de « black out ».
    Comment va-t-il réagir en me voyant débarquer ?
    Maintenant, ce n’est plus qu’une question d’heures pour en avoir le cœur net.
    L’avion se stabilise en altitude. Mon esprit, mon cœur, mes tripes entrent en résonance. Je ne sais pas si je suis en train de faire la bonne chose.
    Je m’en veux d’imposer ça à Anthony.
    Je repense à notre dernière conversation avant mon départ.

    —    Visiblement, il y a des choses non réglées entre ton ex et toi. Je pense qu’il faut que tu les règles.
    —    Je ne veux pas te perdre.
    —    Fais ce que tu as à faire, Nico. Je suis bien placé pour savoir que tant qu’on n’a pas fait la paix avec son passé, il revient toujours nous hanter.
    Quelle sagesse, quelle grandeur d’esprit dans ce jeune, adorable garçon.
    —    Je t’aime, Nico.
    —    Moi aussi je t’aime, Anthony.
    —    Je t’attendrai, Nico.
    Malgré ses mots, il y avait dans son regard triste une immense inquiétude. Son regard triste, mon déchirement intérieur je les porte avec moi, dans mon cœur, à 10000 bornes de chez moi, à 10000 mètres d’altitude.


    Melbourne, le lundi 12 mars 2018, 1h45.

    Il fait nuit lorsque je pose le pied en terre australienne. Ces deux jours de voyage et toutes ces heures de décalage horaire m’ont mis KO. A bout de forces, je prends un taxi pour rejoindre l’hôtel que j’ai réservé. Je ne mange même pas. Je tombe sur le lit et je m’endors instantanément.


    Melbourne, le lundi 12 mars 2018, 13h22.

    Je n’émerge qu’en début d’après-midi, après quelque douze heures de sommeil. Après avoir pris un repas copieux, je ne sais pas quoi faire. En fait, je me sens un peu perdu. Même complètement perdu. J’avais prévu de louer une voiture pour aller à Bells Beach au plus vite. Mais là, j’hésite. Ma détermination flanche. Ces retrouvailles que j’ai appelées de toutes mes forces, cette motivation, cette évidence, cette urgence, cette nécessité qui m’ont poussé à traverser la planère tout entière pour aller à la rencontre de Jérém semblent complètement éclipsées par l’inquiétude vis-à-vis de sa réaction lorsqu’il me verra débarquer à l’improviste.
    J’envisage d’attendre le lendemain pour pouvoir m’y préparer davantage. Mais au fond de moi, je sais que je ne serai jamais prêt pour ces retrouvailles. Et que je n’ai pas de temps à perdre.
    Alors, malgré la fatigue persistante liée au décalage horaire, je décide de foncer.

    Il me faut un certain temps pour me familiariser avec la conduite à gauche, ainsi qu’à son corollaire – les ronds-points à l’envers, les priorités à l’envers – tout comme avec la boîte automatique de ma voiture de location.
    Mon trajet vers Bells Beach m’amène à parcourir une centaine de bornes en marge de l’immense Baie de Port Philip. Les paysages, la végétation, l’architecture du bâti, la configuration et la signalétique des routes, les toponymes, les couleurs, la lumière : ce sont autant de signes caractéristiques d’un lieu, autant d’éléments contribuant à cette sensation de « bout du monde » qui nous saisit lorsque nous découvrons un pays lointain.
    Et dans cette terre immense à l’autre bout de la planète, au fil de ces grands espaces agricoles inhabités que je rencontre sur mon parcours, tout m’apparaît si différent, si nouveau, si fascinant. Un émerveillement qui arrive pendant un temps à détourner ma conscience de ses inquiétudes vis-à-vis des retrouvailles qui m’attendent au bout de ce trajet.
    Je me demande comment il a changé en onze ans. J’imagine qu’il doit porter sa maturité de la même façon qu’il portait sa première jeunesse, avec un naturel désarmant et une aisance fabuleuse. Je l’imagine toujours aussi beau, toujours aussi sexy. Et peut-être même plus.
    Quant à moi, je sais que j’ai changé depuis la dernière fois que nous nous sommes vus. Est-ce qu’il va seulement me « reconnaître » ? Ce que je veux dire, la question qui me taraude, est : est-ce que l’écart entre le Nico qu’il a quitté il y a onze ans et l’actuel ne va pas être trop important à ses yeux ? Au fond de moi, j’aimerais encore me sentir désirable dans son regard. Mais j’ai peur que ce ne soit plus le cas.  Je sais qu’il a un copain, Ewan, qui non seulement est beaucoup plus jeune, mais qui a été capable de l’apprivoiser et de le sauver de lui-même. J’ai peur que son regard sur moi ne soit plus du tout le même qu’il y a onze ans.


    Bells Beach, le lundi 12 mars 2018, 17h44.

    La simple vue du panneau « BELLS BEACH » me donne d’immenses frissons, comme un vertige. Mon cœur s’emballe, devient lourd comme du plomb, écrase mes entrailles. J’ai froid, j’ai chaud, je tremble, je transpire, ma vue se brouille, la lumière m’aveugle, j’hyperventile, j’étouffe.
    Je ressens les mêmes sensations, la même ivresse que j’avais ressenties en découvrant le panneau « CAMPAN », en son temps, lors des retrouvailles après notre premier clash.
    En réalité, le vertige d’aujourd’hui est encore plus déstabilisant. Parce que la distance temporelle qui nous a séparés est infiniment plus grande qu’à l’époque. Et parce qu’aujourd’hui je ne suis ni invité, ni attendu. Je viens par surprise, et la surprise va être totale. Je prends un gros risque. Car il existe une possibilité, qui dans mon esprit se transforme en une probabilité de plus en plus importante au fur et à mesure que je m’approche de ma destination, que cette surprise ne soit pas bien accueillie.
    S’il le faut, je vais me faire jeter. S’il le faut, j’ai mis en danger mon histoire avec Anthony pour rien.
    Anthony, qui a été vraiment adorable. Anthony qui a compris que je ne serais pas bien tant que je n’aurais pas revu Jérém une dernière fois. Peu de garçons auraient cette empathie, cette compréhension.
    Au détour d’un virage, l’océan apparaît au loin. Je sillonne désormais une route en bord de falaise surplombant les plages, les vagues, les surfeurs. Je roule jusqu’à rencontrer un panneau qui finit de transformer mon vertige en début de malaise.

    « WELCOME TO BELLS BEACH ».



    J’y suis. La quitte la route, je rentre sur le parking. Je suis en apnée, en surchauffe mentale, j’ai l’impression que je vais disjoncter. Avec une voiture qui n’a pas le volant du bon côté, l’esprit secoué par une tempête de mille sentiments contradictoires, le cœur qui cogne tellement fort dans ma poitrine que tout mon corps en tremble, j’ai un mal de chien à me garer.
    Et une fois garé, j’ai tout autant de mal à m’extirper de la voiture. Je suis arrivé jusqu’ici, après un voyage de plus de deux jours. Je suis au plus près de Jérém, quelques pas seulement me séparent de lui. Et pourtant j’ai l’impression que je ne vais pas y arriver, que je ne vais jamais pouvoir traverser le parking, que mes jambes ne vont pas me porter.
    L’idée de retrouver Jérém après onze ans, à l’autre bout de la planète, me paraît tellement irréelle ! J’ai l’impression que lorsque je vais le revoir, je ne vais pas tenir le choc. Le choc de le revoir. Le choc de croiser son regard. Quel sera-t-il donc, ce regard ?
    Est-ce qu’il va seulement être là ? Il est bien possible que je tombe sur Ewan. Je doute de plus en plus de la pertinence de mon voyage.
    Je tremble. Mes jambes refusent de se mettre en branle. J’étouffe. J’ouvre la fenêtre de la voiture dans l’espoir de retrouver mon souffle, et un peu de mon calme. Je regarde la plage en contrebas, l’océan et ses vagues impressionnantes chevauchées par un certain nombre de surfeurs.
    Je reste là, immobile, assis devant mon volant, le regard perdu dans l’horizon, pendant peut-être une demi-heure. Tout en considérant de plus en plus sérieusement l’idée de faire demi-tour pour revenir demain, ou un autre jour, ou quand je serai mieux préparé, ou peut-être même jamais.
    Je ferme les yeux. Je me concentre sur le bruit des vagues, sur l’odeur d’eau salée qui remonte de l’océan, sur la caresse insistante du vent sur ma peau. J’essaie de me calmer. J’essaie de reprendre le contrôle sur mon corps et de mon esprit.
    Je prends une profonde inspiration, puis une autre, et une autre encore. L’excès soudain d’oxygène qui monte à mon cerveau m’apporte un regain d’énergie, accompagné d’une sorte de petite euphorie. Je sais que cet état ne va durer que quelques secondes. Alors, j’en profite. Je rouvre les yeux, j’ouvre la porte de la voiture, je bondis dehors.
    Je trace comme un fou, avant que mon carburant mental ne me lâche. J’ai l’impression de voler, le léviter, comme si mon corps était devenu léger tout d’un coup, presque inconsistant. J’ai l’impression d’être une voile, poussée par le vent qui remonte de la plage. Ce soir, le vent de Bells Beach semble me pousser vers le pavillon du club de surf, tout comme le vent d’Autan semblait me pousser vers la rue de la Colombette, le jour de ma première révision avec Jérém avant le bac, en cet après-midi du mois de mai d’il y a 17 ans.
    Mais une fois devant l’entrée du pavillon où Maxime m’a indiqué que je pourrai retrouver son grand frère, je stoppe net, comme épuisé par un marathon complet.
    Avant de partir, j’ai regardé sur internet. J’ai vu la photo de la façade du club de surf. Et de son entrée. Et le fait de la retrouver en vrai, après ce long voyage, de la voir se matérialiser devant mes yeux, devenir enfin réelle, me dire qu’il ne me reste qu’une porte à passer pour retrouver Jérém, ça me fait un choc.
    Dans cet instant d’hésitation, je perds tout le bénéfice de mon élan. Mon cœur s’emballe un peu plus encore, j’ai à nouveau l’impression d’être plombé sur place.
    Une nouvelle fois, je ferme les yeux et je fais le plein d’oxygène. Et dès que mes neurones se mettent à crépiter, je passe la porte du pavillon comme une furie.
    En passant ce seuil, j’ai l’impression de basculer d’un niveau de « Tetris » au suivant. Le décor change, l’ambiance avec. Mais au lieu de voir tout s’accélérer, j’ai l’impression que tout se passe désormais au ralenti autour de moi.
    J’ai l’impression que chaque mouvement, y compris ceux de mes yeux, me coûte un effort de plus en plus immense. Et qu’il me faut un temps infini pour balayer le grand espace du regard. Comme un scanner avec le réglage de la définition paramétré trop haut.
    Je LE cherche. Dans les moindres recoins de cet espace désert, je guette les signes de sa présence. Mais ma recherche n’aboutit pas. A la fois épuisé et déçu par cet « échec », je me laisse happer par la grande baie vitrée qui surplombe la plage et les vagues de l’océan. Pas dégueu comme décor de travail.
    Dans un reflet pâle de la baie vitrée, j’aperçois une plastique solide, un short rouge, un t-shirt blanc. Mais le visage reste flou.

    —    ‘Evening ! Needing some help ?

    Des frissons, des frissons, des frissons. Si forts que j’ai l’impression que je vais faire un malaise. Car, cette voix, c’est SA voix. Je ne l’ai pas encore vu, je n’ai entendu que sa voix. Une poignée de mots, dans une langue qui n’est même pas celle dans laquelle nous avions coutume de communiquer. Et tout remonte en moi. En dépit des années écoulées, des pages noircies pour raconter notre histoire et pour trouver un sens à sa fin, en dépit de ce que je me suis astreint à croire, non, le deuil n’est pas fait.
    Mais est-ce qu’on peut vraiment faire le deuil d’un amour dont on a été privé si brutalement ?

    Cet instant, c’est l’instant d’AVANT.
    AVANT qu’il ne capte qui je suis.
    AVANT que sa présence traverse ma rétine après onze ans d’absence.
    AVANT ces retrouvailles que j’ai appelées de mes vœux les plus chers, et qui en même temps me donnent AVANT que je croise son regard.
    L’instant AVANT d’être fixé sur sa réaction en me voyant débarquer à l’improviste dans sa nouvelle vie.

    —    Hey, man, may I help you ? il revient à la charge.

    Les secondes passent et je n’arrive pas à me retourner. J’ai peur de me montrer à lui, j’ai peur des émotions qui vont me submerger, et qui me submergent déjà. Alors, je me cache derrière mon anonymat éphémère.
    Les émotions qui m’envahissent sont trop puissantes, j’ai l’impression que je ne vais pas tenir, que je vais faire un malaise. J’ai envie de rebrousser chemin, de partir très loin d’ici.
    Mais non, non, non ! Je suis là pour lui, je suis là pour le revoir, pour lui apporter mon soutien. Il faut y aller, Nico ! Vas-y, putain, tourne-toi !

    —    Enjoy the view ! je l’entends me lancer, sur un ton un brin agacé.
    Une seconde plus tard, le bruit de ses pas qui s’éloignent agit comme un déclencheur.
    —    Jérém ! je m’entends finalement l’appeler, au prix d’un effort surhumain.
    Plus de dix ans que je n’ai pas prononcé ce beau prénom en m’adressant directement à son propriétaire. Ça fait tellement bizarre. Et c’est tellement bon de recommencer !
    Les pas s’arrêtent d’un coup. Je me retourne enfin, et sa présence embrase ma rétine, transperce mon cœur, achevant le travail commencé par sa voix.
    Jérém est de dos, à l’autre bout de la grande pièce, et il a l’air comme foudroyé sur place. A l’évidence, il a reconnu ma voix. Il reste ainsi pendant une poignée de secondes, d’interminables secondes. Je commence vraiment à redouter sa réaction, à me dire que je n’aurais jamais dû venir ici.
    Mais lorsque Jérém se retourne enfin, il l’air à la fois surpris, touché, ému. Je cours vers lui, je le serre très fort dans mes bras. Jérém me serre à son tour dans les siens, il s’accroche à moi comme s’il m’avait attendu depuis longtemps.
    Je m’étais attendu qu’il me demande « qu’est-ce que tu fiches ici ? » qu’il soit contrarié, et même agressif. Je m’étais complètement trompé. Ses larmes et son accolade me donnent la mesure d’à quel point ça lui fait plaisir de me revoir.
    Je caresse son cou, sa nuque, ses épaules, son dos, ses cheveux. Je retrouve sa signature olfactive, ce mélange si familier d’odeur de cigarette froide et d’intense parfum de mec. Je retrouve, je redécouvre sa présence. Comment elle m’a manqué, sa présence !

    Quelques instants plus tard, nous descendons l’un des grands escaliers en bois qui mènent à la plage.
    Nous marchons pendant plusieurs minutes, en silence, l’espace sonore saturé par le sifflement du vent et par le rugissement des vagues. Nous marchons jusqu’à ce que Jérém se pose enfin sur le sable. Et je m’installe aussitôt à côté de lui.
    —    Salut, toi, il finit par me lancer.
    —    Salut, Jérém.
    Nous avons tellement de temps à rattraper, j’ai tellement de choses à lui dire, à lui demander, que je ne sais même pas par où commencer. Et j’ai l’impression que c’est la même chose de son côté. Mais les mots ne viennent pas, ni de lui, ni de moi.
    Car, avant les mots, ce sont les informations visuelles que nous devons appréhender. Pendant ces premiers instants de retrouvailles, nous essayons de nous remettre de notre surprise, de notre incrédulité, de nos émotions. Nous comparons le passé et le présent.
    Je retrouve sa belle petite gueule, ces traits de mecs que le temps a un peu marqués. Des cernes se sont dessinées sous ses yeux, son sommeil ne semble pas être au beau fixe. Je retrouve son arête nasale un peu cassée, ce « stigmate » au beau milieu de son visage qui rappelle notre agression parisienne, l'instant où il a failli se faire tuer pour me sauver la vie. L’instant où notre bonheur a pris fin.
    Je retrouve sa crinière brune, qui n’est d’ailleurs plus tout à fait aussi brune qu’auparavant. Quelques cheveux blancs se sont glissés ci et là, et notamment au niveau des tempes. Le brushing est moins soigné qu’avant, il est plutôt laissé en bataille. Et dans sa barbe, un peu négligée, des poils blancs ont là aussi fait leur apparition. Quant à sa plastique, elle s’est un brin épaissie.
    Il est cependant des choses qui n’ont absolument pas changé. Jérém porte toujours aussi fabuleusement bien son t-shirt blanc, le coton fin mettant toujours aussi bien en valeur ses pecs, ses épaules, ses biceps, son cou, son torse, ses tatouages, sa peau mate et délicieusement bronzée au soleil d’Australie.
    Posée sur le coton immaculé, je reconnais la chaînette que je lui avais offerte pour ses vingt ans. Il ne l’a jamais quittée. Tout comme moi je n’ai jamais quitté la chaînette qu’il m’a offerte lorsque nous quittions Campan au moment où la vie nous séparait géographiquement, lui s’installant à Paris pour débuter sa carrière dans le rugby professionnel, moi à Bordeaux pour mes études.

    —    Toi, ici ? il finit par me lancer, comme s’il venait enfin de retrouver ses esprits après le choc de ces retrouvailles.
    —    Je passais par là et je me suis dit que je pouvais passer te faire un petit coucou, je tente de plaisanter.
    —    Comment tu m’as retrouvé ?
    —    Un petit oiseau… ton frère !

    Jérém se laisse basculer contre moi, la tête appuyée contre mon épaule. Un geste plus explicite que mille mots. A mon tour, je cherche le contact. Je passe un bras autour de son cou et de son épaule. A cet instant précis, je suis ému comme je l’ai rarement été dans ma vie.
    Onze ans que j’attends cet instant. Et qu’est-ce que c’est bon de le retrouver !
    Au-dessus de nous, le ciel est bleu et immense, le soleil couchant est aveuglant. Le vent souffle avec insistance, crée des vagues puissantes et sonores, nous amène des embruns parfumés. Il fait onduler les cheveux de Jérém, fait s’agiter son t-shirt sur ses pecs.
    De longues minutes de silence s’écoulent ainsi. Nous restons là, immobiles et silencieux devant la puissance des éléments. Jérém se repose littéralement contre mon épaule.
    Et moi, je fonds. Et je me liquéfie littéralement lorsque je sens son bras passer dans mon dos. La chaleur de son corps contre le mien fait remonter une foule de souvenirs, de sensations, d’émotions. Et de sentiments.

    Pour cette nuit, j’avais prévu de prendre une chambre dans un hôtel. Mais Jérém me propose de dîner et même de dormir chez lui à Bellbrae, un village à quelques bornes de Bells Beach.
    —    Mais tu es sûr que ça ne dérange pas Ewan ?
    —    Certain !
    —    Tu lui as dit quoi de moi ?
    —    Pour l’instant, juste que tu es un très bon pote de lycée qui est venu visiter l’Australie et qui en a profité pour venir me retrouver après tout ce temps. Je lui dirai le « reste » plus tard.
    —    Et il est ok pour que je reste dormir chez vous ?
    —    Il n’y a pas de problème. Enfin… je ne veux pas te forcer. Si tu penses te sentir plus à l’aise à l’hôtel, je peux te déposer.
    Je suis touché par son élan de m’accueillir chez lui alors que je viens de débarquer dans sa vie avec la soudaineté d’un voyageur dans le temps. Et j’apprécie son attention de me laisser le choix de ne pas l’accepter, au cas où sa nouvelle vie et son nouveau bonheur pourraient m’affecter. Jérém ne sait pas encore quelles sont les raisons qui m’ont amené à traverser la moitié de la planète pour venir le retrouver. Il ne sait pas quels sont mes sentiments actuels à son égard. Alors, il essaie de me protéger. Je trouve ça adorable.
    En vrai, j’hésite un peu. Je repense à cette soirée à Paris où j’ai dormi chez Rodney et Jérém, je repense à comment ça m’a fait mal d’assister à leur complicité, à leur amour. Je me demande si je suis prêt à dormir cher Jérém et Ewan, à assister à leur complicité, à leur amour.
    Onze ans ont passé depuis la fin de notre histoire. Il serait temps que je sois prêt.
    Et puis, si je n’accepte pas l’invitation à dormir proposée par Jérém et approuvée par Ewan, cela pourrait d’une certaine façon paraitre suspect.

    A l’approche de Bellbrae, je ressens un stress immense s’emparer de moi. J’appréhende l’instant où je croiserai le regard d’Ewan. J’ai peur qu’il détecte la multiplicité de mes sentiments vis-à-vis de Jérém. J’ai peur d’y voir de l’hostilité.
    La petite maison en bois est située en marge du petit centre, installée sur un terrain très plat, entourée de quelques arbres solitaires et d’un sol mis à nu par la sécheresse. Une nouvelle fois, cette impression de « bout du monde » me saisit. Une sensation à la fois de déracinement, de solitude, de lâcher prise, de nouveau départ et de confiance en l’avenir. La sensation qu’ici, maintenant, tout serait possible.
    Lorsque Jérém franchit la porte de la maison, j’ai l’impression que mon cœur tourne à mille battements par minute. En dépit de mes craintes, je suis accueilli plutôt chaleureusement.
    Ewan est un sublime petit mâle à poil blond et aux yeux clairs. Ses cheveux, coupés presque à blanc autour de la nuque, sont plus denses au-dessus de la tête, ondulés, ils ont l’air très doux. En bon surfeur, c’est un garçon solide, musclé. Il a une belle petite gueule d’ange entourée par une petite barbe bien taillée. Ce qui, avec ce chapelet de petits grains de beauté dans son cou, le rend carrément craquant. En dépit de sa jeunesse, ce garçon semble solide et rassurant. Je comprends parfaitement comment Jérém ait pu tomber sous son charme.
    Jérém s’approche de lui et l’embrasse. Puis, il fait les présentations.
    —    Ewan, here is Nico, the high school friend I told you about. Nico, this is Ewan…
    Ewan est un garçon plutôt sympathique, son sourire est magnifique. Et son rire, cristallin, sonore, spontané, possède quelque chose d’enfantin qui le rend craquant.
    Ce soir, j’assiste à leur complicité, à leur tendresse. Une main qui se pose sur l’épaule, des taquineries, des regards, des sourires d’amoureux. Ils ont l’air heureux. Une partie de moi ressent une profonde tristesse. Une partie de moi ne peut pas s’empêcher de se dire que c’est moi qui devrais être à la place d’Ewan aux côtés de Jérém.
    Sur une étagère de la pièce de vie trônent de nombreux trophées, ainsi que des photos d’Ewan. Sur la plupart d’entre elles, il est en tenue de surfeur, planche sur l’eau ou tenue à la main. Le petit mec a l’air d’être un crack de cette discipline.
    Ewan est vraiment un très beau garçon. Il a une tête d’ange posée sur un corps de statue grecque. Et ses cheveux blonds, mon dieu comment ils sont beaux et fournis, et comment ils ont l’air doux ! Et sa jeunesse, elle est si aveuglante !
    Sa passion, ainsi que son club, me donnent quelques bons sujets de conversation pour la soirée, ce qui m’aide à dissiper le malaise de m’être d’une certaine façon incrusté dans l’intimité de ce foyer.
    Mais lors de retrouvailles après tant d’année, le passé finit toujours par s’inviter dans la conversation et par l’accaparer entièrement.
    Ewan tente d’abord de prendre part aux échanges entre Jérém et moi, en posant des questions. Mais le fait est que ni moi ni Jérém ne possédons une assez bonne maitrise de l’anglais pour tenir une longue conversation, sans compter l’effort qu’il faut produire pour s’astreindre à parler avec un compatriote une langue autre que notre langue natale.
    Ainsi, peu à peu, nous glissons vers le français, excluant ainsi Ewan de notre conversation. J’ai de la peine pour lui, et j’essaie parfois, tout comme Jérém, de traduire, de l’impliquer. Mais c’est trop dur. Jérém s’excuse auprès d’Ewan, et ce dernier lui dit que ça ne fait rien, qu’il comprend.
    Nous passons un certain temps à évoquer l’insouciance des années de lycée, à nous souvenir des camarades, des profs, des bêtises faites entre et pendant les cours. Son regard empli de nostalgie et de tristesse me touche profondément.
    Assez vite, je suis saisi par l’impression que le jeune surfeur passe de l’écoute poli à l’ennui, puis carrément à l’agacement. En clair, j’ai l’impression que non seulement il se fait de plus en plus chier en écoutant deux anciens camarades de lycée évoquer leurs jeunes années, dans une langue qu’il ne comprend pas en plus, mais qu’il est de plus en plus crispé par notre complicité.
    Aussi, certains de ses regards, lancés à Jérém, d’autres que je capte sur moi, me font me poser des questions. Est-ce qu’il ne s’en pose pas, lui, Ewan, des questions au sujet de ce pote qui débarque à l’improviste venant de l’autre bout de la planète, ainsi que sur cette complicité si évidente avec son mec ?
    Ewan finit par prendre congé, nous souhaitant une bonne soirée. Jérém me lance « Je reviens », il disparait un moment, probablement pour aller s’excuser encore auprès d’Ewan pour l’avoir exclu de la conversation, pour le rassurer, pour lui faire un bisou, pour le serrer dans ses bras.

    Lorsqu’il revient, il semble plus à l’aise. Et je suis interloqué dès les premiers échanges.
    —    Tu travailles toujours à Toulouse, dans le truc de l’eau ?
    —    Et tu habites toujours Martres ?
    —    Et comment va ton labrador… Galaak, c’est ça ?
    Je suis surpris par la quantité d’informations qu’il connait à mon sujet, signe qu’il n’a jamais cessé de s’intéresser à moi, même à l’autre bout de la planète, même après toutes ces années.
    —    Mais qui t’a raconté tout ça ? j’ai envie de savoir.
    —    Mon frère ! Ça ne va pas que dans un sens, tu sais !
    —    Ah, sacré Maxime !
    —    Et tes parents, comment ils vont ?
    —    Pas mal, ils t’envoient le bonjour.

    Ce soir, je suis ivre, presque assommé, plongé comme dans un état second par le vertige d’avoir retrouvé Jérém à l’autre bout du monde, et après tout ce temps. Je n’arrive toujours pas à croire que je peux le regarder, là, devant moi, derrière une bière. Et que je pourrais le toucher, le serrer fort contre moi, si je le voulais.
    Ce qui me bouleverse le plus, c’est de mesurer le temps que nous avons passé loin l’un de l’autre, les choses que nous n’avons pas vécues ensemble pendant toutes ces années. Et de me dire qu’au fond, ça aurait été facile de faire en sorte que notre séparation ne soit pas aussi longue. Que ça aurait été facile de prendre un billet d’avion plus tôt, il y a des années déjà, qu’il aurait suffi que je vienne plus tôt pour le retrouver plus tôt. Je me dis que j’aurais dû venir dès que j’ai su qu’il était revenu en Australie, après le coming out de Rodney. Rodney ou pas Rodney, j’aurais dû venir le voir. Rodney ou pas Rodney, peut-être nous aurions pu nous retrouver.
    Ou alors, j’aurais dû venir il y a cinq ans, quand j’ai appris qu’il n’était plus avec Rodney, quand j’ai appris qu’il était venu en France sans passer me voir. J’aurais dû venir pour lui demander pourquoi il n’était pas venu me voir. Il n’avait pas osé, j’aurais dû oser. Mais je n’ai pas osé non plus. Et je ne saurais jamais si on aurait pu se retrouver à ce moment-là.
    C’est toujours tellement facile de faire le bon choix « a posteriori », quand on sait ce qui s’est passé, une fois délivrés de l’inconnu et des peurs de l’instant où nous avons eu à faire ce choix.
    Au fond de moi je me dis que si c’était à refaire, je n’oserai toujours pas. J’ai passé toutes ces années à me dire que Jérém voulait garder ses distances avec moi. Et puis, il y avait ma souffrance, la souffrance jamais éteinte de la séparation. L’idée de le retrouver amoureux d’un autre m’était insupportable.
    En fait, l’idée la plus insupportable de toutes était celle de le retrouver et de constater qu’il n’était plus amoureux de moi, de nous retrouver en tant qu’« ex ». Cette idée est toujours difficile à accepter, même aujourd’hui, même à cet instant. Mais le temps a apaisé ma souffrance.
    Tout au long de cette nuit, je retrouve d’autres détails de sa personne, de sa présence. Ce petit grain de beauté au creux de son cou qui m’a toujours rendu dingue, le teint mâte de sa peau, quelques poils du torse qui dépassent du col de son t-shirt. Je retrouve le son de sa voix, ses intonations, désormais teintées d’un léger accent anglo-saxon. Mais aussi les expressions de son visage, sa façon de bouger, de manger. Et chacun de ces détails retrouvés appelle à des sensations jamais oubliées, à des souvenirs vivants, et provoque des déflagrations émotionnelles à répétition.
    Peu à peu, je prends pleinement conscience d’une impression qui m’avait déjà saisi tout à l’heure, lorsque nous étions sur la plage. Le fait que le changement de Jérém est moins dans son allure que dans son attitude. Plus je l’observe, plus je l’écoute parler, plus je me rends compte que son insolence, son impulsivité, son impatience, tous ces traits marquants de son caractère d’antan, semblent avoir disparu.
    Le Jérém d’aujourd’hui, à quelques mois de son 37ème anniversaire, semble avoir été adouci par les années. Dans son regard, dans son attitude, une certaine fragilité semble s’être installée. Une fragilité qui a toujours été en lui, mais qu’il cachait auparavant derrière une assurance de façade. Une fragilité que les coups de la vie ont mis à nu. Une fragilité qu’il semble désormais assumer.
    Je repense au sublime petit con du premier jour du lycée, au jeune loup sexy et insolent que j’ai désiré pendant les trois ans du lycée, au serial baiseur que j’ai connu pendant nos révisions avant le bac, au Jérém amoureux pendant les dernières années de notre histoire. Toutes ces images, tous ces Jérémies se superposent dans mon souvenir.
    Et lorsque je réalise qu’entre mon premier souvenir de Jérém et le Jérém que je retrouve aujourd’hui en Australie se sont écoulés près de vingt ans, mon esprit est saisi par un immense vertige.

    Notre conversation est plus fluide en l’absence d’Ewan. Nous passons une bonne partie de la nuit à parler de ces dix dernières années que nous n’avons pas partagées, de ce que nous avons fait chacun de notre côté. Tout en évitant toujours aussi soigneusement d’aborder notre séparation, ainsi que nos histoires sentimentales successives. Cette nuit, nous avons avant tout besoin de nous apprivoiser à nouveau. Avant d’aborder, peut-être plus tard, les sujets qui demeurent toujours sans réponse entre nous.
    Oui, cette nuit nous évitons d’évoquer les souvenirs qui peuvent faire mal, ceux d’après Ourson et P’tit Loup. Cette nuit, je ne lui apprends pas l’existence d’Anthony.
    Mais Anthony « s’invite » à sa façon dans nos retrouvailles. Mon portable se met à sonner. Je coupe au plus vite, je le mets « en vibreur ». Mais quelques minutes plus tard, la vibration vient renouveler mon malaise.
    —    Tu peux répondre… me glisse Jérém, l’air détaché.
    —    C’est juste ma mère, je mens. Je la rappellerai demain, je mens encore. Tout en essayant de cacher mon embarras grandissant.
    Mais j’ai l’impression de ne pas y arriver, j’ai l’impression d’avoir les joues en feu, j’ai l’impression que tout trahit mes mensonges. Je me sens mal vis-à-vis de Jérém, mais aussi d’Anthony.
    En dépit de mon malaise, Jérém fait mine de ne rien remarquer.
    J’ai tellement envie de le serrer dans mes bras et de le couvrir de câlins !
    Et en même temps, je ne peux ignorer le fait que j’ai terriblement envie de lui.

    Il est près de quatre heures du matin lorsque je l’entends me lancer :
    —    Allez, on va dormir…
    Je suis un peu déçu que notre première soirée en soit déjà au coup de sifflet final. Je n’ai pas envie de me séparer de Jérém. Mais je tombe de fatigue et je le suis docilement vers la chambre d’amis.
    Au moment de nous souhaiter bonne nuit, je croise son regard.
    Ah, ce regard ! Il était déjà magnifique il y a vingt ans, lorsqu’il était le reflet de sa petit conitude, de son insolence, de son effronterie. Il est carrément insoutenable désormais, alors que les coups de la vie ont ajouté de la douceur à sa mâlitude, de la tendresse à sa sensualité, de la vulnérabilité à son assurance, de la gravité à son insouciance d’antan.
    Je ne peux renoncer au besoin irrépressible de le prendre une dernière fois dans mes bras, et de le serrer très fort contre moi. Je suis bouleversé par le bonheur de sentir ses bras m’enserrer à leur tour. Le contact avec son torse puissant et chaud, la proximité avec sa mâlitude provoque en moi une émotion insoutenable. Je pleure en silence.
    Quelques instants plus tard, Jérém a disparu dans le couloir, après avoir refermé la porte de la chambre derrière lui. Je reste là, debout, le cœur qui bat la chamade, le ventre balayé par les vents puissants d’envies complètement déraisonnables, à fixer la porte pendant de longues minutes. Jusqu’à ce qu’un silence parfait se fasse dans la maison.


    Mardi 13 mars 2018, 10h49.

    Lorsque j’émerge le lendemain matin, Jérém et Ewan sont déjà partis au taf. Jérém a laissé un mot sur la table de la cuisine.
    « Fait comme chez toi. Vien au club à midi on dejeune ensemble ».
    Son écriture n’a pas changé depuis le lycée. Elle a gardé quelque chose d’enfantin dans le trait, ainsi que ses erreurs d’orthographe. Elle est toujours aussi touchante à mes yeux.
    Le temps de prendre un café et de m’habiller, je vais le rejoindre à Bells Beach.
    Contrairement à la veille, en cette fin de matinée le club est bondé de monde. Jonglant entre les moniteurs, les surfeurs, les employés, et des gars qui ont tout l’air d’être des commerciaux, des publicitaires et/ou des journalistes, Jérém a l’air débordé et tendu. Le téléphone de l’accueil ne cesse de sonner, tout comme son téléphone portable à lui. Dans la pièce, le brouhaha est assourdissant. J’imagine que toute cette agitation est le raz de marée qui précède la fameuse compétition qui doit avoir lieu la semaine prochaine.
    Je cherche Jérém dans ce fourmillement. Aujourd’hui, c’est t-shirt noir. Et le t-shirt noir lui va lui aussi toujours aussi fabuleusement bien.
    Jérém est la cible de mille sollicitations, et il semble très tendu. On dirait un élastique sur le point de casser. Il est tellement absorbé par tout ce bordel qu’il ne m’a même pas vu arriver.
    Ewan, de son côté, a l’air beaucoup plus détendu. C’est lui qui me capte en premier et qui vient me dire bonjour. Ce matin, son sourire est de retour, et son agacement de la veille semble avoir totalement disparu. Je lui explique que je voudrais me rendre utile, filer un coup de main, mais que je ne sais pas par où commencer.
    Ewan appelle Jérém, qui vient nous rejoindre.
    —    Tu ne t’es pas tapé deux jours d’avion pour venir t’empêtrer dans ce bordel ! il me lance
    (Non, je me suis tapé deux jours d’avion pour te retrouver !).
    —    Profite de ton séjour en Australie !
    (Rester à tes côtés, est pour moi la plus belle façon de profiter de mon séjour en Australie).
    —    J’en profiterai plus tard. Dis-moi comment je peux vous aider, j’insiste.
    Finalement, Jérém me demande d’aider Emily, c’est le prénom de l’employée que j’avais aperçu la veille dans le magasin, à trier et ranger du matériel de surf. Emily se révèle être une nana plutôt sympathique, ainsi nous travaillons en bonne entente pendant un bon petit moment.
    A la machine à café, Jérém m’explique la situation.
    —    Une grande compétition de surf va avoir lieu à Bells Beach la semaine prochaine. Les sponsors et les organisateurs de la compétition se tirent la bourre pour se mettre au premier plan. Les journalistes veulent des infos, ils me saoulent. Je n’ai jamais aimé donner des interviews, et j’aime toujours pas, et encore moins en anglais !!! J’en ai marre !!!
    —    Mais c’est une compétition si importante ?
    —    L’une des plus importantes d’Australie, et l’une des plus réputées au niveau mondial. Le gratin des surfeurs de la planète entière va débarquer sur cette plage en fin de semaine. Ça va être un bordel monstre !
    —    Je veux t’aider, Jérém. Dis-moi ce que je peux faire !
    Ewan et Jérém finissent par décréter que deux bras de plus au club ne seront pas de refus, surtout pendant ces quelques jours de préparation de la compétition.

    Ce soir, après qu’Ewan soit parti se coucher, Jérém me parle longuement de l’Australie. Au fil de son récit, je réalise à quel point il a aimé découvrir ces paysages, ces décors, ces grands espaces, prendre un nouveau départ, redevenir anonyme, rencontrer plein de gens différents, apprendre une autre langue, découvrir une autre culture, une autre ouverture d’esprit.
    Sans qu’il prononce la formule « bout du monde », je comprends qu’il a ressenti cette même sensation qui m’a cueilli dès que j’ai posé le pied en terre australienne. Cet état d’esprit si particulier, une sorte de « saudade » des antipodes, entre nostalgie d’un bonheur perdu et envie irrépressible d’un sursaut vital vers l’avenir.
    Je suis fasciné par son récit. Tout comme je le suis de sa façon de fumer, plus sensuelle que jamais. La sensualité est dans la lenteur du mouvement, dans ces inspirations voluptueuses, ces longues pauses, ces lentes expirations. Elle est dans l’attitude, une sorte d’abandon de toute sa personne, le regard dans le vide, et dans le silence absolu par lequel ce moment est enveloppé.
    —    Pourquoi l’Australie ? je m’entends le questionner. Je veux dire… pourquoi tu as choisi l’Australie parmi d’autres destinations ?
    Sa réponse vient après une nouvelle, lente expiration de fumée grise.
    —    Parce qu’un jour j’ai croisé un gars qui venait d’y passer un an. Il avait l’air de dire que ça lui avait fait un grand bien de venir ici. Il regrettait carrément d’être retourné en France. Alors, quand j’ai eu besoin de prendre l’air, je me suis souvenu de ce qu’il m’avait raconté et j’ai voulu venir à mon tour me perdre ici.
    —    Et tu as trouvé ce que tu cherchais ?
    —    J’ai trouvé le calme qu’il me fallait…
    —    Pourquoi tu es revenu en France, alors ?
    —    Tu te souviens de cette soirée à Toulouse après mon retour d’Australie ?
    —    Je m’en souviens comme si c’était hier ! Depuis près de onze ans, il ne s’est pas passé un jour sans que je me demande pourquoi tu m’as dit que tu voulais renoncer au rugby, et rester avec moi, alors que quelques semaines plus tard tu étais à Londres, chez les Wasps, et en couple avec Rodney !
    —    Ce soir-là, j’étais sincère.
    —    Et qu’est-ce qui s’est passé alors, pour que tu changes tes plans du tout au tout ?
    —    Ce soir-là, tu m’as dit que si j’avais renoncé au rugby j’aurais été malheureux.
    —    Je me souviens…
    —    Tu m’as fait regarder la réalité en face. Et la réalité c’était que je n’aurais pas supporté de rester en France et d’être regardé comme « le mec qui avait foiré sa carrière parce qu’il était pédé ». Et je n’aurais pas supporté non plus de regarder mes potes continuer à jouer, alors que j’avais tout perdu.
    Le lendemain de cette soirée, je ne savais vraiment pas quoi faire. Je ne voulais pas te perdre. Mais je ne pouvais pas me résigner à renoncer au rugby. Pas à ce moment-là, pas encore, alors que j’étais au top de ma forme physique ! Pas parce que les autres m’y obligeaient.
    Alors, je suis parti à Londres pour rencontrer le coach des Wasps. J’espérais qu’il m’aide à prendre une décision. Je lui ai dit « qui » j’étais, je lui ai raconté ce qui m’était arrivé à Paris. D’un côté, j’espérais qu’il m’offrirait une deuxième chance. Mais au fond de moi, je m’attendais à ce qu’il tique, de peur que le harcèlement me rattrape même dans son équipe, et que ça m’empêche de faire le job. S’il m’avait dit que j’étais foutu en tant que joueur, ça aurait mis un terme à mes ambitions.
    Mais le coach m’a dit : « Si j’arrive à te faire recruter, tu joues du mieux que tu peux, et tu te fiches du reste. Et si on te fait chier, tu viens me voir, je m’en occupe personnellement ! ».
    L’après-midi, il m’a fait participer aux entraînements de l’équipe. C’est là que j’ai rencontré Rodney. Rodney est un garçon adorable. On a sympathisé tout de suite. Le soir même, il m’a proposé de crécher chez lui en attendant de voir venir.
    Le lendemain, le coach avait convaincu la direction de m’engager à l’essai. En tout juste 24 heures, ma vie avait basculé. J’ai enfin recommencé à croire que j’y arriverais. Et que je pouvais emmerder tous ceux qui m’avaient humilié, que je pouvais faire bien mieux que tous ces cons. Et cette idée me faisait un bien fou.
    La clope de Jérém arrive à sa fin. Il expire un dernier nuage de fumée avant d’écraser son mégot.
    —    Je ne savais pas comment t’annoncer que je ne reviendrais pas en France, et encore moins que j’étais avec un autre gars, alors que quelques jours plus tôt je t’avais promis de ne pas partir, et de rester avec toi. J’ai été lâche. Comme d’hab.
    Mon esprit semble flotter, poussé par les mots de Jérém, porté par le calme et le silence presque irréel de cet endroit. Ici, cette nuit, le temps semble s’écouler au ralenti. Et mes pensées, mes émotions semblent elles aussi peu à peu s’adapter à ce rythme, à cette douceur.
    —    Rodney était l’un des meilleurs joueurs de sa génération, il continue. Il était aussi le capitaine de l’équipe, l’une des plus grandes d’Angleterre. En plus, c’est un garçon très charismatique, droit dans ses bottes, et il a le cœur sur la main.
    A côté de ça, il est gay, et il s’assumait sans faire des vagues. Tout le monde était au courant, mais tout le monde le respectait. Personne n’aurait pensé à l’emmerder.
    Jusque-là, je n’avais entendu que du mépris dans le milieu sportif pour les gars comme nous. Et je m’étais toujours senti en danger. Et là, entre la côte de Rodney et le soutien du coach, je me suis dit que personne n’aurait osé me faire chier. Pour la première fois dans ma vie, je me suis senti en sécurité. Tant que j’étais avec Rodney, j’avais l’impression qu’il ne pouvait rien m’arriver.
    —    Rodney a réussi là où j’ai échoué, je considère tristement.
    —    Eh, Nico ! Ne dis pas ça ! Tu m’as aidé, tu m’as soutenu, tu m’as fait m’accepter tel que je suis. Tu as toujours été là quand j’avais besoin de toi, alors que je t’en ai fait baver plus que de raison.
    Jérém marque une nouvelle pause, scandée par le rythme à trois temps de la cigarette.
    —    De toute façon, ce n’était qu’une illusion…
    —    Quoi donc ?
    —    Quand ces putains de photos sont apparues, j’ai cru que le ciel me tombait sur la tête. Je me suis senti humilié comme jamais. Je me suis senti à poil devant la terre entière. J’ai compris que je ne serais en sécurité nulle part, que la faute d’être pédé me suivrait où que j’aille, quoi que je fasse. Je savais que je ne me relèverai pas de ça, et que c’était la fin de ma carrière au rugby. J’étais démoli.
    Et Rodney, lui, il vivait ça très bien, il prenait ça avec le sourire. Je ne comprenais pas comment il pouvait rester si cool. Quand il a accepté de faire son coming out devant les caméras, je me suis senti encore plus mal, car je savais que cela attirerait encore l’attention sur moi. Et moi je voulais juste qu’on m’oublie !
    —    Je trouve qu’il a été courageux de faire ce qu’il a fait, je considère. Il a été couillu de se montrer à la télé « la tête haute » et de dire « je suis gay, et alors ? », et d’attirer l’attention sur le fait qu’on peut être gay et être un excellent sportif. C’était un message d’encouragement aux sportifs qui vivent cachés de peur de voir leur carrière brisée à cause de ce qu’ils sont. Je l’ai trouvé juste, ferme, sincère.
    —    Je sais qu’il a fait ce qu’il fallait. Mais sur le coup, je n’avais pas la lucidité de l’admettre.
    —    J’imagine que ça n’a pas été facile de supporter toute cette exposition médiatique, je considère.
    —    C’était affreux ! J’ai cru devenir fou. Alors, j’ai voulu fuir le plus loin possible. J’ai repensé à mon voyage en Australie deux ans plus tôt, j’ai repensé à comment je m’y étais senti bien, loin de tout. Je me suis dit que j’y serais bien à nouveau, et que ce serait plus facile de surmonter ce qui m’arrivait.
    —    Que ce serait plus facile avec Rodney… je m’avance.
    —    J’ai été étonné qu’il vienne me rejoindre.
    —    Il t’aimait…
    —    Je crois, oui, je crois qu’il m’aimait.
    —    Et toi, tu l’as aimé ? je veux savoir.
    —    Rodney a beaucoup compté pour moi. C’est en bonne partie grâce à lui si j’ai pu retrouver mon niveau sportif d’avant l’agression…
    —    Je te demande si tu l’as aimé, j’insiste.
    —    Je crois que j’aimais surtout sa façon de rendre les choses simples, de me redonner espoir, et de me faire me sentir bien. J’aimais sa générosité et j’admirais sa capacité à concilier sa vie privée et sa carrière.
    Je comprends sa souffrance de l’époque, je la touche de près. Et je comprends aussi qu’il ait pu trouver en Rodney un soutien que je n’aurais jamais pu lui apporter.
    —    Tu sais, raccrocher le maillot a été vraiment très dur. J’ai bossé dur, très dur. Je voulais y arriver coûte que coûte. Et j’y suis arrivé. J’ai eu une belle carrière. J'ai porté des maillots prestigieux, j'ai joué dans des stades de dingue. J'ai été champion de France avec des gars en or. Je n’oublierai jamais la sensation quand j’ai soulevé le bouclier de Brennus. J’étais si heureux ! J’ai joué dans le XV de France, j'ai gagné un Tournoi des Six Nations et j'ai même joué en Coupe du monde.
    Le plus dur a été d’accepter l’injustice de me voir privé de ma carrière parce que j’étais pédé. Et accepter que le rugby continue sans moi.
    Je n’allais pas bien, j’ai fait la misère à Rodney. Pourtant, ce mec a tout fait pour me faire me sentir bien. Lui aussi, je l’ai fait souffrir. De toute façon je ne sais que faire du mal aux personnes qui m’aiment. Tu es bien placé pour le savoir.

    La compétition approche, les préparatifs s’intensifient, le stress monte. Le club devient un hall de gare aux va-et-vient incessants. Le téléphone chauffe. De plus en plus de monde envahit cette plage paisible. Les organisateurs installent des chapiteaux, des estrades, des gradins, des aménagements de sponsoring. Des enceintes puissantes émettent de la musique si fort qu’elle couvre même le bruit des vagues.
    Jérém ne quitte pratiquement plus la plage. Grandes lunettes de soleil sur le nez, la plupart du temps en t-shirt blanc, il lui arrive parfois de se laisser surprendre torse nu. Je peux ainsi constater que sa plastique a évolué, que ses muscles ne sont plus aussi saillants que lorsqu’il était rugbyman, mais que son torse demeure très bien dessiné. Et que dans sa toison mâle, tout comme dans sa chevelure et sa barbe, quelques poils blancs ont trouvé le moyen de se faufiler. Ce qui n’empêche pas sa peau bronzée, ses pecs et ses tétons de demeurer furieusement appétissants.
    La maturité lui va si bien. A l’aune de ses 37 ans, Jérém est plus séduisant que jamais.
    Parfois, la nuit, je ressens un pincement au cœur en entendant des petits bruits venant de la chambre de Jérém et d’Ewan, et en m’imaginant qu’ils font l’amour.


    Bells Beach, le vendredi 16 mars 2018.

    L’ambiance à Bells Beach est de plus en plus survoltée. Peu à peu, tout se met en place. Jérém est toujours autant débordé. Mais il a l’air plus serein, plus détendu.
    Au détour d’une conversation, presque de but en blanc, Jérém me glisse une petite phrase qui m’émeut aux larmes.
    —    Je suis content que tu sois là.
    —    Si tu savais comme je suis content d’être là, moi aussi !


    Dimanche 18 mars 2018.

    Bells Beach, le mardi 20 mars 2018 et suivants.

    Jour après jour, la compétition se passe sans accrocs. Pas d’accident grave, pas de débordement. Dans ce cadre naturel magnifique, sur cette plage entre falaise et océan, balayée par la puissance du vent et des vagues, l’ambiance est cosmopolite.
    Jérém et Ewan sont très occupés, beaucoup de monde vient les voir, s’adresse à eux pour la logistique.
    Un jour, je me retrouve seul avec Ewan, Jérém étant parti faire une course. Soudain, je panique à l’idée de rester seul à seul avec lui. Je redoute les questions qu’il pourrait me poser seul à seul.
    Et ça ne rate pas.
    —    Nîcô ! il s’adresse à moi, en faisant bien claquer les voyelles, une poignée de secondes après que Jérém ait passé la porte du club.
    —    Thank you for helping us, il enchaîne.
    —    You’re welcome ! je lance, sur un ton badin, tout en sachant que cela ne va pas éviter « la suite », cette explication que je sens dans l’air depuis quelques jours déjà.
    —    Jérémy told me that you were in love in high school.
    —    Yes, we were, j’admets.
    —    But now, he is really in love with you, je m’empresse d’ajouter. And I’m so happy for you, for both of you.
    —    Thank you, Nico. I’m sure he was really in love with you too.
    —    He did, yes, he did. But this is the past. We are friends now.

    Chaque soir, c’est la fête sur la plage au frais des sponsors qui ne lésinent pas sur les moyens.
    Mais le dernier jour de la compétition est clôturé par une soirée hors-normes. Le stress est retombé pour tout le monde et l’ambiance est vraiment à la fête. Un DJ de marque est derrière les platines, il y a des danseuses, des lumières, et la boisson coule à flots.
    Ce soir Jérém arbore une belle chemise noire manches courtes, le col ouvert sur trois boutons, laissant une belle vue sur la naissance de ses pecs et sur leur délicieuse pilosité, ainsi que sur sa chaînette de mec. Un short blanc et une casquette noire, portée à l’envers, complètent sa tenue de bogoss.
    Le beau brun a changé sur beaucoup de points, mais pas sur sa faculté à se mettre en valeur sans grand effort. C’est l’une des propriétés de la bogossitude.
    Pour lui aussi le stress vient de retomber, après une période particulièrement intense. Lui, qui a été plutôt raisonnable pendant toute la durée de la manifestation, se lâche ce soir. A dix heures, il est déjà bien démarré. A minuit, il est bien éméché.

    C’est vers une heure du matin que je perds sa trace. Je me balade partout dans la fête, je commence à m’inquiéter, je l’appelle sur son portable, il ne répond pas.
    Je finis par le retrouver, seul sur la plage, au bord de l’eau, à l’écart de la fête.
    —    Tu fais quoi, la, tout seul alors que tout le monde fait la fête ?
    —    Je réfléchis.
    —    Tu réfléchis à quoi ?
    —    C’est rien, juste un petit coup de blues. Allez, on y retourne, il me lance, comme pour éviter une discussion qu’il n’a pas envie d’affronter.
    Ce « petit coup de blues » me touche, m’intrigue. Je le sens depuis mon arrivé, il est des mots qui ont besoin de sortir, mais qui sont toujours restés bloqués au fond de sa gorge.
    Dans un peu plus de 24 heures, je serai dans l’avion qui me ramènera en France. Et Jérém restera ici, en Australie. Nous nous reverrons peut-être dans onze ans. Ou peut-être jamais. Alors, j’ai besoin de savoir.
    Mais Jérém est déjà loin, et je n’ai pas le courage de le rattraper.
    Il est déjà quatre heures du matin, et je tombe de fatigue. Je lui envoie un message pour lui dire que je rentre, et je prends la route dans la foulée.


    Bellbrae, le mercredi 29 mars 2018, 11h07.

    Sur la « Great Ocean Road », le soleil est chaud, le ciel d’un bleu intense. Pour mon dernier jour ici, l’Australie m’offre une journée magnifique. Je sais que ce sera un déchirement de partir, de quitter cette terre du bout du monde qui m’a ravi le cœur. Je sais que ce sera un crève-cœur de remettre près de 20.000 bornes entre Jérém et moi.
    J’ai envie de pleurer, mais j’essaie de profiter de ces derniers instants avec lui, de graver son image dans ma mémoire. L’image de Jérém à 37 ans, avec ses lunettes noires et son t-shirt blanc furieusement sexy sur sa peau mate et bronzée, tenant fermement le volant, sur fond d’océan de de vagues et de ciel bleu. Un Jérém cabossé par la vie, mais qui a retrouvé le sourire. Je me risque à prendre une photo, il me sourit.
    Nous roulons pendant des heures le long des falaises abruptes qui surplombent l’océan. Nous faisons une première escale à Apollo Bay, un site spectaculaire composé de deux plages immenses balayées par de belles vagues et animées par la présence de nombreux surfeurs.
    Pour la prochaine étape de notre périple, Jérém m’amène au « London Bridge », un site naturel jadis caractérisé par un pont naturel à double arche jusqu’à l’effondrement de l’une des deux voûtes dans les années ’90.
    C’est vers la fin de l’après midi que nous arrivons à « Twelve Apostles ». Les « apôtres » ne sont pas 12 mais 8 et sont représentés par de grandes aiguilles calcaires balayées par les vagues.
    Nous descendons à la plage. Jérém s’assoit sur le sable, je m’assois à côté de lui. Il s’allume une clope, la fume lentement, le regard perdu vers l’océan.
    —    J’adore cet endroit. Je viens ici quand je ne suis pas bien, il me glisse.
    —    Ça t’arrive souvent ?
    —    De venir ici ?
    —    Euh… oui…
    —    Moins, maintenant…
    Je ferme les yeux et je me concentre sur le bruit du vent et des vagues, la bande son de mon séjour en Australie. Et je suis happé par un constat, par une pensée troublante. Je réalise que ces vagues étaient là bien avant que Jérém et moi ne voyions le jour. Qu’elles l’étaient quand nous avons fait nos premiers pas, quand nous avons prononcé nos premiers mots, quand nous avons ressenti notre première émotion en regardant un garçon, quand nous nous sommes rencontrés et quand nous avons fait l’amour. Elles étaient là au temps d’Ourson et P’tit Loup, elles ont survécu à leur séparation. Et elles seront toujours là bien après que de nous il ne restera plus le moindre souvenir. Un constat qui me donne le vertige, comme une vision de l’Eternité et de la finitude de l’existence.
    Ça va me manquer, tout ça, les couleurs, les sons, les paysages de ce Pays du bout du monde. Et mon Jérém, il va me manquer à en crever.
    —    Je suis désolé… je l’entends se lancer, puis s’arrêter net, comme s’il n’osait pas aller au bout de ses propos.
    Les secondes s’écoulent et plus rien ne vient, à part la voix des éléments. Je ne veux pas le brusquer, ça viendra quand il sera prêt.
    —     Je regrette d’être parti après ce qui nous est arrivé à Paris. J’aurais dû rester avec toi, comme je te l’avais promis…
    —    J’aurais tellement aimé que tu restes. J’avais tellement besoin de toi à ce moment-là !
    —    Et moi, j’avais besoin de toi.
    —    Mais tu avais encore plus besoin de continuer ta carrière au rugby.
    —    Quand on est jeunes on ne mesure pas bien la valeur des choses de la vie.
    —    Qu’est-ce que tu m’as manqué, Jérém !
    —    Toi aussi tu m’as manqué, Nico.
    —    Pendant toutes ces années, je n’ai jamais cessé de penser à toi, je pleure.
    —    Moi non plus.
    C’est maintenant ou jamais. C’est le moment de poser LA question qui m’a hanté depuis des mois et qui est l’un des moteurs qui m’ont poussé à traverser la planète pour venir à sa rencontre.
    —    Pourquoi tu n’es pas venu me voir quand tu es revenu en France après le départ de Rodney ?
    —    Un jour je me suis rendu dans la rue de tes parents et j’ai surveillé la maison pendant des heures, en espérant te voir. Et je t’ai vu rentrer avec des sacs de courses. Mais je n’ai pas pu sortir de ma voiture.
    —    Je ne t’ai pas vu… je sanglote, assommé par ses mots.
    —    Quand Rodney est parti, j’ai voulu revenir en France. J’ai voulu venir te retrouver. Mais une fois sur place, je me suis dit que je n’avais rien à t’offrir. Je n’avais pas de projet, tout ce que j’avais était ma colère d’avoir été privé du rugby.
    —    Ta présence m’aurait suffi !!!
    —    Je n’avais pas le droit de me pointer comme une fleur après le départ de Rodney, après ce que je t’avais fait vivre.
    —    Si, tu avais le droit !
    —    Et puis, de toute façon, au bout de quelques jours en France, j’ai compris que je n’y serais toujours pas bien.
    —    Tu aurais dû venir me voir quand-même !!! je me désespère.
    —    Et pour te proposer quoi ? De tout quitter pour venir t’installer avec moi, ici ?
    —    Je t’aurais suivi sur la Lune s’il l’avait fallu !
    —    Crois-moi, à cette époque, je n’étais pas un cadeau ! Si j’étais venu te voir à ce moment-là, nous aurions fini par nous fâcher et nous quitter.
    —    Comment tu peux être si sûr de ça ?
    —    Je n’étais pas bien. Et tu sais à quel point je peux être insupportable quand je ne vais pas bien. Tu aurais fini par partir, comme Rodney. On aurait tout gâché, même les souvenirs de notre première histoire.
    Je pleure, j’en tremble. Jérém se glisse derrière moi, et me prend dans ses bras. Le souvenir remonte d’un jour lointain, celui d’une même accolade, devant un autre spectacle naturel majestueux, celui de la grande cascade de Gavarnie.
    —    En vrai, quand j’étais avec toi, j’avais tout ce qu’il me fallait, je l’entends me glisser à l’oreille. Il fallait juste que je cesse d’avoir honte de moi.
    —    Est-ce que tu as cessé d’avoir honte ?
    —    Je crois que j’y suis arrivé, oui. Mais il a fallu que je touche le fond d’abord. Et je ne voulais surtout pas t’entraîner avec moi !
    —    Tu es heureux avec Ewan ?
    —    Je crois, oui, il admet, avant d’ajouter : Et toi, tu es heureux avec le gars qui n’arrête pas de t’appeler ?
    —    Je crois, oui, j’admets à mon tour.
    Lui comme moi, nous avons fini par jouer cartes sur table.
    —    Je suis sûr que c’est un bon gars, il me glisse. Et il a de la chance de t’avoir rencontré.
    —    Ewan aussi a beaucoup de chance…
    —    Je ne sais pas. Je crois que c’est moi le plus chanceux. Il est arrivé pile au bon moment dans ma vie.
    —    On aurait pu être heureux tous les deux, je considère tristement.
    —    On aurait pu, oui. Et nous l’avons été. Mais c’était une autre époque de notre vie.

    Sur cette plage du bout du monde, nous sommes deux hommes à l’aune de leur quarantaine qui contemplent les enfants amoureux qu’ils ont été.
    Je suis content d’être venu, d’avoir traversé la planète pour revoir le premier garçon que j’ai aimé dans ma vie. J’avais besoin de savoir ce qui restait entre Jérém et moi. Je le sais désormais. Nous le savons.
    Nous savons l’un comme l’autre qu’une infinie et inaltérable tendresse nous lie pour toujours.
    Et nous savons également tous les deux que ça, personne ne pourra nous le voler.
    Même pas le Temps.


    Et je me souviendrai



    Je me souviendrai
    De la force que tu m'as donné
    De l'amour que tu m'as donné
    De la façon dont tu m'as changé
    J'ai appris à lâcher prise
    A voyager en silence
    Et je me souviendrai du bonheur
    Je m'en souviendrai
    Maintenant, j'ai enfin une raison pour laquelle
    Me souvenir

    Souviens-toi



    13 commentaires
  • Martres Tolosane, le vendredi 22 décembre 2017.

    Deux jours qu’Anthony est parti. Et il me manque à chaque instant de la journée. Sa présence remplissait mes journées de si belles couleurs. C’était délicieux de pouvoir penser à chaque instant au temps, quelques heures au plus, qui me séparaient de nos retrouvailles. Ça me faisait un bien fou. Et maintenant, tout cela n’est plus. Les appels vidéo quotidiens me font du bien, mais ne replacent pas la présence du garçon aimé. Je tente de me réconforter en m’imaginant aller le rejoindre à New York au printemps.


    Toulouse, le dimanche 24 décembre 2017, au soir.

    La nostalgie. Elle s’est présentée à moi, comme le premier éclair d’un orage qui approche, une première fois la veille de Noël.
    Le réveillon se passe en famille. Parmi les invités, mes oncles, les parents de mon cousin Cédric. Et comme à chaque Noël, les grands classiques reviennent. Je ne parle pas de « Maman j’ai raté l’avion », ou du cycle « Sissi », ou des dessins animés d’Astérix. Je parle du « live » de ma tante au sujet de son fils. Les années passent, et elle est toujours aussi intarissable sur le sujet, et elle l’est tout autant des deux mioches que celui-ci leur a pondu coup sur coup il y a quelques années. En faisant défiler une infinie farandole d’images sur son téléphone qu’elle veut à tout prix nous faire partager, elle nous explique avoir saturé la mémoire à force de les prendre en photo, tellement ils sont mignons ! Car ils ont bien pris du côté du père, son fils Cédric, quelle chance !
    Heureusement, Elodie et sa petite famille sont aussi de la partie. Heureusement, sinon je crois que je craquerais. Avec l’aide de Lucie, elle a discrètement attrapé une guirlande lumineuse à piles qui décorait le sapin, et l’a enroulée autour de Galaak, lui aussi de la partie, à l’écart des regards. Avant de lâcher le « tout » dans la salle à manger, provoquant ainsi l’hilarité générale et interrompant enfin le récit hagiographique de ma tante au sujet de son fils.

     

    0410 Dernier chapitre.

     

    Mais rien n’y fait, car elle revient vite à la charge. Malgré les années passées, malgré le fait que les ados que nous avons été sont devenus des hommes chacun avec leur vécu, elle ne renonce pas à la sempiternelle comparaison entre nos vies.
    —    Vous vous entendiez bien quand vous étiez ados ! elle me lance.
    —    Oh, oui, on s’entendait bien ! (J’avais envie de le sucer ! je manque de peu d’ajouter).
    —    Et vous n’avez pas du tout suivi le même parcours par la suite…
    —    Chacun suit le parcours qui se présente à lui…
    —    Ça ne te manque pas d’avoir une femme et des gosses ?
    Là, trop c’est trop. Il faut que ça cesse.
    —    Ecoute, Tata, je ne veux pas gâcher la soirée, mais il faut que je te dise un truc, une fois pour toutes.
    —    Quoi donc ?
    —    Voilà, tata, les nanas et les gosses, c’est pas pour moi. Moi, ce que j’aime, ce sont les mecs. Je suis gay, ok ? Et c’est pas la peine non plus de me comparer sans cesse à Cédric. J’aime beaucoup mon cousin et, si tu veux tout savoir, plus jeune je le trouvais vraiment mignon. Mais il a sa vie, qu’il a certainement mieux réussi que moi la mienne, surtout si ça te fait plaisir de le penser. Mais moi j’ai une vie aussi, et j’en suis content. J’ai mon travail, j’ai mes occupations, et j’aime le garçon avec qui je suis en ce moment.
    —    Ça, c’est fait, lance Papa sur un ton enjoué. Et maintenant on peut passer au dessert ?
    Papa ne cessera jamais de me surprendre.
    —    Décidemment, on ne s’ennuie jamais aux réveillons chez Tonton, fait Elodie, ma cousine, morte de rire, alors que je l’ai vue, un instant plus tôt, lever discrètement vers moi un petit pouce de soutien.

    Après cette petite mise au point, la soirée se poursuit sans accrocs. Tata ne revient pas sur le sujet « Cédric », elle se fait beaucoup plus discrète, elle évite mon regard. Quant à Galaak, sa présence – son regard mendiant quelques bribes de notre repas, son museau stratégiquement posé sur la cuisse des uns et des autres – est suffisante pour mettre de l’animation.

    Ce soir, Anthony m’appelle peu après minuit pour me souhaiter « Joyeux Noël ». Il n’est que 18 heures chez lui, mais il a voulu marquer le coup. Il se prépare à fêter ça avec la famille de son grand frère. Ça me fait du bien de l’entendre et de le voir, mais son image dans l’écran de mon téléphone me donne la mesure d’à quel point il me manque, d’à quel point la distance est là, et le partage absent, ce partage qui est la fondation des sentiments et des liens entre les Êtres. Ce partage et cette présence qui sont le seul remède contre la solitude.
    La solitude qui, elle, est un préalable à la nostalgie.

    Toulouse, le lundi 25 décembre, 2 h 41.

    La nostalgie. Je l’ai entendue gronder de plus en plus fort, de plus en plus inexorable, à l’approche des douze coups de minuit. Mais entre une coupe de vin blanc et une conversation avec ma cousine, j’ai réussi à ne pas me laisser happer. Elle était bien là, comme une ombre menaçante, mais je pouvais lui tourner le dos et essayer de l’ignorer.
    Mais cette nuit, dans mon lit, sans défense, elle revient et elle s’abat sur moi avec la violence brutale d’un orage d’été qui a longuement grondé au loin.
    Je suis happé par la nostalgie de CE Noël, celui d’il y a tant d’années déjà, le plus beau Noël de ma vie. Un Noël comme un conte de féé, un Noël dont le scénario vaut, à mes yeux, mieux que ceux de tous les téléfilms qui envahissent les chaînes de télé à cette période de l’année. J’ai la nostalgie de ce Noël où Jérém est venu me chercher chez mes parents, où il m’a amené à l’hôtel, où il m’a fait l’amour pendant toute la nuit. J’ai la nostalgie de ce réveil du lendemain sous la neige, de notre escapade improvisée et un peu folle vers Campan.
    Oui, cette nuit, la tristesse et la nostalgie m’empêchent de trouver le sommeil. Mais un autre sentiment vient se greffer et aggraver mon insomnie. Ce sentiment, c’est la culpabilité.
    Au fond de moi, je m’en veux de ressentir cette nostalgie pour un garçon que je n’ai pas vu depuis dix ans, pour une histoire déjà lointaine. Et, surtout, je m’en veux de ressentir cette nostalgie alors que l’adorable garçon au blouson bleu fait désormais partie de ma vie.
    Pendant les deux semaines heureuses que j’ai passées avec Anthony, ce passé était toujours présent mais de plus en plus loin, comme la lumière d’une étoile, ou celle de la Lune elle-même, complètement effacée par l’éclat intense du jour. Mais maintenant que le « jour » a changé de continent, la « nuit » qu’il a laissée dans ma vie me rappelle les fantômes jamais partis.
    Je m’en veux, car ce petit mec ne mérite pas ça. Je crois qu’il est sincèrement amoureux de moi, et je crois que je le suis aussi. Je crois que nous avons tout pour être heureux, et que ce garçon mérite bien que je l’attende pendant un an.
    Mais je ne peux rien y faire. La solitude est là, la nostalgie vient, et je n’arrive plus à la faire partir.
    Je voudrais le pouvoir. Je voudrais ne pas culpabiliser d’être à nouveaux heureux, je voudrais ne pas avoir peur que le bonheur présent me fasse oublier le bonheur passé.
    Je voudrais pouvoir penser à Jérém, à notre histoire, et à notre séparation, de façon apaisée. Mais à chaque fois que j’y pense, tout remonte en moi, la joie de cette période de ma vie, son sourire, le plaisir, la tendresse, le bonheur, notre complicité. Je n’arrive toujours pas à penser à Jérém sans me dire que notre séparation a été un effroyable gâchis. Le fait est que trop de questions sans réponse subsistent autour de notre séparation, et qu’elles me hantent toujours.
    Je voudrais avoir Anthony avec moi, ou l’avoir en visio H24, pour que sa présence tienne mes démons à distance.


    Martres Tolosane, le jeudi 28 décembre 2017.

    La nostalgie. Elle me poursuit tout le long de la période de Noël. D’autant plus que j’attends un coup de fil de la part de Charlène. Un coup de fil qui pourrait déboucher sur des retrouvailles à l’occasion desquelles je suis susceptible d’apprendre des choses elles-mêmes susceptibles d’entraîner encore plus de nostalgie.
    A partir du jour de Noël, accablé par une mélancolie persistante, je commence à redouter ce coup de fil. Une partie de moi n’a pas vraiment envie de savoir des choses sur Jérém, ne veut pas remuer le passé, ne veut pas avoir encore mal. Une partie de moi espère que Charlène ne tienne pas parole, qu’elle m’oublie. Cette partie de moi a envie d’éviter ces retrouvailles, d’inventer un empêchement, une grippe très opportuniste, de donner forfait, le cas échéant.
    Mais une autre partie a besoin de savoir, de remplir les lignes vides, et de mettre le mon « FIN » à cette histoire, préalable pour qu’une nouvelle soit bâtie sur des fondations solides.
    Mais Charlène n’oublie pas, et Charlène tient parole. Son coup de fil arrive au beau milieu de la semaine entre Noël et le jour de l’An.

    —    Désolé ne pas t’avoir appelé plus tôt, mais j’étais en déplacement, elle s’excuse.
    —    C’est pas grave…
    —    Ecoute, pourquoi tu ne viendrais pas pour le réveillon du 31 ?
    —    A moins que tu aies déjà prévu quelque chose de ton côté… elle tempère, devant mon silence, qui en réalité est surtout stupeur, car je ne m’attendais pas à ce genre d’invitation.
    Il y a également dans mon hésitation la peur de faire quelque chose qui ne serait pas vraiment correct vis-à-vis d’Anthony. Mais est-ce que revoir les amis communs de son ex qui habite désormais à l’autre bout de la Terre et que je n’ai pas vu depuis dix ans peut être considéré comme un manque de respect ? Est-ce qu’aller chercher des réponses aux questions qui n’en ont pas eues est un manque de respect ?
    Et puis, je m’étais dit jusque-là que je ne voulais pas y aller, que je ne voulais pas savoir.
    Il est clair que si Anthony était là, je ne pourrais pas envisager cela. En même temps, cela était prévu avant qu’Anthony rentre dans ma vie. En même temps, j’ai vraiment besoin de savoir.
    —    Non, je n’ai rien prévu… je finis par lâcher, sans vraiment savoir comment je vais présenter ça à Anthony.
    —    Bah, alors, viens. Et si tu as quelqu’un, tu peux l’amener.
    —    J’ai quelqu’un… je lui glisse, mais il ne sera pas avec moi pour le réveillon.


    Campan, le dimanche 31 décembre 2017.

    J’ai fini par raconter à Anthony qu’à l’occasion du réveillon du 31 j’allais retrouver des amis dans les Pyrénées chez qui j’allais faire du cheval plus jeune. C’est un demi-mensonge, certes.
    Les retrouvailles avec les cavaliers sont toujours aussi joyeuses. Et plus affectueuses encore que d’habitude, puisque depuis la dernière fois où je les ai vus, plus de dix ans se sont écoulées.
    Et dix ans, ce n’est pas rien. A priori, tous les cavaliers que j’ai connus sont encore de ce monde. Mais les années passent, c’est flagrant. Les silhouettes se sont alourdies pour certains. Les visages ont changé. Les cheveux ont grisonné, voire blanchi, pour à peu près tout le monde, sauf pour celles qui font des couleurs. Même le local du relais a pris un sacré coup de vieux. D’ailleurs, des travaux de rafraîchissement sont prévus au printemps. Dommage qu’on ne puisse rénover aussi facilement les gens que les bâtisses.
    Pendant ces dix ans, certains ont dû renoncer à partager des balades avec leur monture « historique », celle que je leur avais connue lors de ma première venue. D’autres ont dû se résoudre à contre cœur à mettre à la retraite un compagnon de cent randonnées, pour reprendre une monture plus jeune, et entamer ce long processus de création de ce lien privilégié que lie le cavalier et son cheval.
    Certains cavaliers regrettent de plus pouvoir monter, à cause d’un corps qui ne suit plus les élans de l’âme qui, eux, demeurent intacts. D’autres ont vu leurs compagnons à quatre fers dépérir et partir. D’ailleurs, ça a été le cas pour Bille, le premier poney de Jérém. Quant à Tzigane, Charlène m’annonce qu’elle ne passerait peut-être pas l’hiver. Pour Unico et Tequila, le temps de la retraite a sonné depuis quelques années déjà.
    Ça fait déjà quinze ans déjà. Quinze ans que j’ai randonné avec Jérém dans les bois de Campan.
    Par ailleurs, certaines amitiés se sont relâchées, certains anciens membres ont quitté l’asso. Certains des couples que j’avais croisés se sont séparés, d’autres ont déménagé aux quatre coins de l’Occitanie. Certains ont eu des pépins de santé graves, certains sont en train d’essayer de les régler en ce moment même, ce qui explique leur absence à ce réveillon.
    De nouveaux sont arrivés, et ils ont l’air de s’être bien intégrés au noyau historique. Noyau historique dont les seuls « survivants » sont Charlène, Carine et Jean-Paul, Daniel et Lola.
    Oui, depuis dix ans l’asso de cavaliers a fait peau neuve. Elle a perdu certains de ses piliers historiques, mais elle a accueilli de jeunes pousses qui seront les piliers de demain. L’asso de 2017 ne ressemble plus du tout à celle de 2001, ni même à celle d’il y a dix ans, mais l’esprit de partage, de bonne humeur, de bonne franquette, de complicité, d’amitié demeure. La bienveillance survit à ceux qui la dispensent.
    La bonne humeur de Jean-Paul et la guitare joyeuse de Daniel rendent ce moment fort en émotion.

    Campan, le lundi 1er janvier 2018, 2h23.

    A deux heures après minuit, après avoir aidé à ranger le relais, je me retrouve chez Charlène, devant le feu de cheminée. Dehors, il neige, et le crépitement du feu dégage un je-ne-sais-quoi de particulièrement réconfortant. Une tasse de chocolat chaud entre les mains, j’écoute Charlène me raconter le parcours des différents membres de l’asso depuis dix ans. C’est un instant d’une douceur exquise.
    Je l’écoute parler longuement, jusqu’à épuiser le sujet, jusqu’à que les silences dans son récit commencent à m’apparaître comme autant des perches tendues afin que je puisse enfin poser la ou les questions qui me brûlent les lèvres. Oui, elles me brûlent les lèvres, mais elles ne sortent pas.
    Je crois que Charlène sait que je suis venu pour savoir, et je crois qu’elle sait aussi que j’ai peur de savoir.
    C’est donc elle qui bâtit carrément le pont pour me faire traverser l’immense rivière de mes craintes.
    —    Alors, tu as quelqu’un ? elle me questionne à un moment.
    —    Oui, depuis deux semaines.
    —    Comment il s’appelle ?
    —    Il s’appelle Anthony.
    —    Et ça se passe bien ?
    —    Ça a l’air. Ce garçon est vraiment adorable. Et si tu voyais comment il est mignon !
    —    Pourquoi il n’est pas avec toi ?
    —    Il est dessinateur et il est parti à New York pendant un an pour se perfectionner.
    —    Il a fait un bon choix. Là-bas, il va pouvoir faire ses preuves.
    —    Oui, je pense…
    —    Il te manque ?
    —    Beaucoup.
    Le silence se fait autour des gorgées de chocolat que nous savourons lentement. Et c’est là que je trouve le courage de me lancer.
    —    Et Jérém ?
    J’ai l’impression de m’être lancé dans le vide sans parachute. Je vais me fracasser au sol, je ne vais pas survivre à l’impact. Pourquoi j’ai fait ça ?
    —    Jérém est toujours en Australie…
    —    J’imagine. Mais qu’est-ce qu’il devient ?
    —    Tu es vraiment prêt pour ça, Nico ?
    —    Il faut bien que je le sois un jour.
    —    On peut ne jamais l’être…
    —    Je n’en peux plus de me protéger, je pense que si je veux aller de l’avant, j’ai besoin de savoir.
    —    Je l’ai eu au téléphone cet été, elle m’annonce, après un petit moment d’hésitation.
    —    Ça faisait un moment qu’il boudait dans son coin. Mais là, je l’ai trouvé bien.
    La chute me donne des frissons, le vent me décoiffe, mais je tiens le coup pour l’instant.
    —    Qu’est-ce qu’il fait, là-bas ?
    —    Il travaille dans une boîte qui vend des équipements de surf, si j’ai bien compris…
    —    Et il fait du surf ?
    —    Je crois…
    Je sens que je tombe de plus en plus vite, j’ai l’impression que je ne peux plus respirer. Mais je serre les dents, de toute façon, je n’ai plus le choix, je ne peux plus revenir en arrière. Alors, je regarde tout droit en direction du sol qui approche à vitesse grand V, je tente de prendre une grande respiration, et je demande :
    —    Et… il a quelqu’un… dans sa vie ?
    —    Oui, elle assène avec une simplicité désarmante.
    Je vois le sol approcher, et je réalise que je ne vais pas survivre à l’impact.
    —    Il s’appelle Ewan, elle ajoute.
    J’ai l’impression que mes poumons sont en train de brûler à cause de la vitesse de la chute et que je ne peux plus respirer.
    —    Depuis longtemps ?
    —    Depuis ce printemps…
    Et là, elle me raconte ce que Jérém lui a confié pas plus tard que cet été. Sa souffrance et sa longue traversée du désert après l’arrêt brutal du rugby, de la belle vie, et de ses rêves. L’humiliation qu’a été pour lui l’agression parisienne, lorsqu’il s’était senti impuissant à assurer sa propre défense et la mienne, avant de l’exposer à au outing forcé. La nouvelle humiliation qu’avait été pour lui la publication de ces photos avec Rodney qui avaient inondé la presse il y a quelques années. Sa descente aux enfers après le départ de Rodney et son retour en Angleterre.
    Et elle me parle également de ce voyage de Jérém en France, en 2013, après le départ de Rodney. Et là, au détour d’une phrase, elle me glisse :
    —    J’ai toujours pensé qu’il était venu surtout pour te retrouver.
    Soudain, je ressens une sorte de vertige. Je réalise que ma chute s’est arrêtée, et que je flotte au-dessus du sol. Je suis bouleversé par la chute. Je crois que j’aurais préféré aller à l’impact, et ne plus rien ressentir, rien au lieu de cette douleur atroce qui me transperce comme une lame plantée en plein ventre.
    —    Tu crois ? je finis par lui demander, comme pour m’assurer d’avoir bien compris.
    —    J’en suis persuadée.
    —    Et pourquoi il ne l’a pas fait ???
    —    Parce son élan est retombé quand il a réalisé le mal qu’il t’avait fait. Tu sais, même quand il était avec Rodney, il n’a jamais cessé de prendre de tes nouvelles. Et il était triste d’apprendre que tu n’allais pas bien. Quand il est venu en 2013, il a beaucoup hésité. Et il a fini par penser que sa démarche était égoïste, car il était venu te retrouver parce que Rodney était parti…
    —    Il aurait dû venir me voir !
    —    En fait, je pense qu’il a surtout réalisé qu’il n’allait pas bien, et qu’il ne voulait pas que tu aies encore à supporter ses démons. Il a voulu t’épargner son mal-être. Il s’est dit qu’il t’avait déjà fait trop de mal, que tu en avais assez bavé. Alors il n’a pas osé venir te voir. Il ne m’en a jamais parlé explicitement, mais je pense que je le connais assez pour ne pas trop me tromper…
    —    Si seulement j’avais su qu’il était là ! je me désespère.
    —    Je lui ai dit, Nico, ce n’est pas faute de lui avoir dit et répété ! Je lui ai dit, va le voir, ça ne coute rien ! Si vous vous aimez toujours, et je suis certaine que c’est le cas, vous reprendrez là où vous vous êtes laissés. Mais il était trop mal, il était trop déçu de lui-même, et il s’est dégonflé. Il se voyait comme un looser et il ne voulait pas que tu le voies comme ça. Jérém a eu peur de ton regard. Il a eu peur que tu le rejettes. Et ça, il n’aurait pas supporté.
    —    Je l’aurais aimé quoi qu’il soit devenu !
    —    Je sais…
    —    Pourquoi tu ne m’as pas prévenu, Charlène ? je pleure.
    —    Il n’a pas voulu, on s’est même accrochés à ce sujet. Et il est reparti le lendemain.

    De cette rencontre avec Charlène, j’espérais obtenir des réponses, de l’apaisement, tout autant que je redoutais d’apprendre des choses capables de mettre à mal mon fragile équilibre miné par la nostalgie. Les rencontres ne se passent jamais comme nous les avons imaginées.
    J’avais anticipé qu’il puisse avoir retrouvé quelqu’un, et je m’étais (presque) préparé à cette éventualité. Mais je n’avais pas anticipé cet immense gâchis de sa venue en France en 2013.
    Une nouvelle blessure déchire désormais mon esprit. En écoutant le récit de Charlène, je réalise enfin à quel point nous nous sommes ratés. Complètement ratés.
    Et désormais, c’est foutu. Nous sommes chacun à un bout de la planète, on ne peut plus loin l’un de l’autre, chacun de nous deux en couple avec un autre garçon. Désormais, nous ne nous retrouverons plus jamais. Si seulement j’avais su, si seulement il avait osé !
    Quel gâchis, quel horrible, insupportable gâchis ! J’ai envie de pleurer ! J’ai envie de hurler !
    Aurions-nous pu nous retrouver ? Ou bien ça aurait été une immense déception ? Je ne le saurai jamais !

    Charlène m’a également parlé de la bagarre où Jérém avait tabassé un mec, ce qui lui avait valu quelques jours de garde à vue. Elle m’a raconté des déboires, des errances, des malheurs, de sa honte pour ce qu’il était devenu et qui lui faisait garder ses distances de tous ses amis en France.
    Charlène m’a raconté tant de choses tristes que j’en ai eu mal au ventre.
    Et puis, elle m’a parlé plus en détail de cette rencontre au printemps de cette année qui a été comme une renaissance pour Jérém.

    [Bells Beach, Etat de Victoria, début avril 2017.

    La fin de l’été approche. C’est à cette époque que sur cette plage se tient l’une des compétitions de surfs les plus renommées au monde.
    Tu ne t’es jamais encore essayé au surf, mais tu es venu par curiosité.
    Et il est là. Tu le regardes sortir de l’eau après une prestation assez impressionnante. Il ouvre sa combinaison, tu croises son regard et son sourire te foudroie.
    Il y a trop de monde sur la plage, vous vous contentez de vous apprivoiser à distance.
    Puis, le soir, autour du feu allumé sur la plage et de la grande fête organisée par le sponsor, vous vous retrouvez. Ses cheveux blonds en bataille, son visage viril et son regard doux, son corps solide, sa peau bronzée, te font vraiment craquer.
    Tu vas avoir 36 ans, il vient tout juste d’en avoir 24.
    Depuis tes errances et tes déboires, tu as perdu un peu de ta superbe. Mais dans ta tête, tu as l’impression d’avoir perdu beaucoup de ta superbe. Alors, qu’un si jeune et beau mec s’intéresse à toi, ça te met du baume au cœur. Son regard te fait du bien, il t’aide à retrouver confiance en toi.
    Mais c’est surtout son sourire qui t’a percuté de plein fouet et qui t’a mis KO. Un sourire qui, soudain, te fait reprendre espoir en l’avenir, et te fait envisager que tu puisses être heureux à nouveau].

    —    Je crois qu’il a trouvé le bon garçon, conclut Charlène, et je crois qu’il est enfin à nouveau heureux. Et ça me fait plaisir de voir que ça en est de même, pour toi…

    Au fond de mon cœur, un abysse sans fond vient de s’ouvrir. Et en regardant dedans, je suis pris par un intense, vertigineux tournis.

    Nous nous sommes ratés.
    Nous nous sommes ratés.
    Nous nous sommes ratés.
    Nous nous sommes ratés.
    Et comment, nous nous sommes ratés !

    Je n’arrête pas à penser à cela, à ce terrible, insupportable gâchis. Ça tourne en boucle, ça devient obsessionnel, j’ai l’impression que ma tête va exploser. Je n’arrive pas à réaliser, je n’arrive pas à accepter que nous nous soyons ratés à ce point.
    Je repense à la scène finale, l’« Epilogue » de ce film que j’ai vu avec Anthony. Sur le coup, je m’étais dit que cette scène faisait écho à la fin de mon histoire avec Jérém. Après les mots de Charlène, je réalise à quel point j’avais sous-estimé le parallèle.



    Je revois comme dans un kaléidoscope les souvenirs du temps heureux.
    Son sourire le premier jour du lycée.
    La première fois où je l’ai vu nu sous la douche dans les vestiaires du lycée.
    La première « révision », la première fois où je l’ai sucé.
    Le bonheur de le retrouver à son appart pour coucher avec lui encore et encore.
    Nos retrouvailles sous la Halle de Campan.
    Moi, dans ses bras, sur la butte devant la grande cascade de Gavarnie.
    Le premier « Je t’aime » qu’il m’avait glissé, à minuit pile, le soir du réveillon d’il y a bien des années déjà, dans la petite maison en pierre au pied de la montagne.
    Le soir où il a débarqué à Bordeaux par surprise pour fêter mon anniversaire.
    Le réveillon de Noël où il était venu me chercher chez mes parents.
    Nos voyages en Italie, en Islande, au Québec.
    Nos retrouvailles à Biarritz.
    Jérém heureux, souriant, amoureux.
    Non, Mia et Sébastien ne se remettront pas ensemble, leur séparation est définitive et irrémédiable, la vie les a trop éloignés. Tout comme Jérém et moi.

    J’ai longtemps cru que Jérém et moi nous retrouverions, que le destin nous réunirait un jour. C’était une promesse que j’avais cru lire dans ses yeux émus lors de cette belle soirée d'été d’il y a dix ans, la dernière que nous avions passée ensemble à Toulouse après son premier retour d’Australie. En fait, ce n’était peut-être qu’une illusion, une chimère dont j’avais besoin pour amortir le choc de mon cœur au moment de nous quitter, après avoir fait l’amour une dernière fois.
    C’est une illusion que j’ai serrée contre moi pendant dix ans.
    Mais je sais désormais qu’il est temps de se débarrasser de cette illusion, et de régler les derniers comptes avec le passé.
    J’ai essayé d’en vouloir à Jérém pour le fait d’avoir pris sa liberté si facilement après avoir reçu ma bénédiction. Je n’ai pas réussi. Car, au fond de moi, je suis heureux d’avoir, dans une certaine mesure, contribué à lui offrir quelques belles années de rugby supplémentaires.
    J’ai essayé de lui en vouloir pour m’avoir promis de ne pas m’oublier, et de l’avoir fait, si vite, dans les bras de Rodney. Je n’ai pas réussi non plus.
    Car, au fond, c’est à moi-même que j’en ai voulu. Je m’en suis voulu de ne pas avoir su trouver les mots qui auraient pu l’apaiser, ce petit rien qui aurait pu le retenir.
    Il m’a fallu longtemps pour comprendre que ces mots n’existaient pas, et que ce petit rien était en réalité un immense tout qui n’était pas à ma portée à cet instant.


    Dimanche 31 décembre 2017, 4h18.

    Cette nuit, j’ai encore des tas de questions à poser à Charlène au sujet de Jérém. Mais je n’en ai plus le courage, la force d’en entendre davantage. Cette nuit, j’en ai eu ma dose.
    Après ce que je viens d’apprendre, notamment au sujet du grand raté de son voyage en France après sa séparation d’après Rodney, après avoir appris l’existence d’Ewan, je sais désormais que nos planètes nous séparaient irrémédiablement. Et tout ce que je pourrais apprendre de plus ne ferait que me montrer un peu plus l’étendue de la catastrophe, de l’immense gâchis. Alors, à quoi bon continuer à me torturer ?

    J’ai été triste d’apprendre à quel point ces dernières années ont été difficiles pour lui. Je suis triste, révolté, assommé par la découverte du fait que nous aurions peut-être pu nous retrouver en 2013, mais que le destin en a décidé autrement. Je suis heureux qu’il ait trouvé un garçon qui l’ait remis sur des bons rails. Je me surprends à pleurer à chaudes larmes mon déchirement, tout en étant heureux pour son bonheur, même s’il se passe loin de moi. J’ai l’impression que dans ma tête et dans mon cœur, c’est tout et son contraire. Comme dans ces journées bizarres où il fait soleil et il pleut en même temps.

    Cette nuit, j’ai compris qu’avec Jérém tout est dit, tout est joué.



    Cette nuit, j’ai compris qu’il n’y aurait pas de suite à Jérém&Nico.


    Campan, le lundi 1er janvier 2018, 15h00.

    Le lendemain du réveillon de la nouvelle année, je suis tellement bouleversé par ce que m’a appris Charlène que j’ai du mal à faire bonne figure avec Anthony.
    —    Tu es sûr que ça va ? s’inquiète le petit mec en détectant ma tête de chiffon mal essoré, même à plusieurs milliers de bornes de distance, même d’après une qualité d’image très médiocre.
    —    Ça va, ça va, j’ai juste pas dormi, je mens.
    —    On dirait que tu as pleuré…
    —    J’ai des allergies…


    Martres Tolosane, janvier 2018.

    Lorsque j’ai commencé à écrire sur ma relation avec Jérém, je n’avais pas de but précis. J’ai commencé par ébaucher des notes lors des moments difficiles, des notes au sujet des moments heureux, pour garder espoir. Au début, ce n’était qu’une sorte de journal intime, quelques lignes, des petits textes en vrac griffonnés dans un carnet, puis dans des fichiers dans mon ordinateur.
    Après notre séparation, je m’y suis remis avec plus d’assiduité. Pour ne pas oublier, pour qu’il reste une trace de notre bonheur, pour que les mots en soient les témoins immémoriaux.
    J’ai alors repris mes notes en vrac et j’ai entrepris de les organiser. Au fil de l’écriture, la passion pour les mots s’est emparée de moi et est devenue peu à peu un fleuve rugissant qui a tout emporté tout sur son passage. Elle a occupé mes soirées, mes nuits, mes week-ends, mes solitudes.
    Elle m’a offert un bonheur intense. Lorsque j’écris, je suis dans une bulle où je ne vois pas le temps passer. Parfois, lorsque la fatigue me saisit, je regarde l’heure et je réalise qu’il est déjà deux heures du matin. Pas très judicieux, en sachant que je travaille le lendemain. Mais je ne peux rien y faire. L’écriture m’accapare à 100%.
    Plus je tape sur mon clavier, plus ça me prend aux tripes. L’écriture a été ma thérapie, mon « power-point » grâce auquel j’ai pu regarder l’ensemble de mon histoire avec Jérém. J’en avais besoin pour tenter de comprendre. Ou, du moins, pour me faire une raison.
    Avec Charlène, j’ai eu quelques réponses à mes questions. D’autres restent en suspens. Mais à quoi bon chercher toutes les réponses, remuer le passé sans cesse ? On peut se perdre dans cette recherche, en cherchant à tout comprendre, à tout décortiquer, et on court le risque de vivre une vie tout entière « dans le rétroviseur ».
    Tant pis, le tableau restera à tout jamais inachevé, et je vais devoir apprendre à vivre sans ces réponses. Parfois, dans la vie, on ne sait pas toujours tout. Et c’est peut-être mieux ainsi.
    Je crois que je vais désormais me laisser porter par la vie, découvrir et apprécier ce qu’elle me réserve. Je crois que je suis enfin prêt à laisser le passé au passé et à vivre le présent en essayant d’en profiter du mieux que je peux.
    Et mon présent, c’est Anthony. Avec Anthony, ma vie a repris de nouvelles couleurs, de nouvelles saveurs. C’est plus facile de tourner une page du passé, de chasser la tristesse, d’apaiser la mélancolie, lorsqu’un nouveau bonheur illumine notre existence.
    Le petit Anthony est un cadeau du ciel, et je me dois de le respecter, de le choyer, et de tout faire pour être à la hauteur de son amour.
    Il me tarde de le revoir, mon beau petit artiste !


    Martres Tolosane, le samedi 27 janvier 2018, 4h18.

    Cette nuit, j’ai veillé très tard. Car j’avais un rendez-vous important avec l’Écriture. Je savais que cela arriverait ce soir, cette nuit. La fin de mon premier « voyage » avec l’écriture.
    Qui sait, peut-être qu’elle me réserve d’autres belles aventures.
    Dans quelques mois, je vais retrouver Anthony à New York. Il faut donner une chance à la vie de nous apporter du bonheur.
    Il faut vivre pour aimer, ce qui nous donnera des choses dont nous nous souviendrons. Et puis, nous serons là pour les raconter.

    Living for love



    Something to remember



    Live to tell




    Oui, cette nuit, j’ai écrit le dernier chapitre de l’histoire de « Jérém&Nico ».
    Et j’ai aussitôt « commencé » à en écrire une autre. Avant d’aller me coucher, j’ai réservé un billet d’avion pour New York.


    Blagnac, dimanche 11 mars 2018, 7h55.

    Devant le tableau d’affichage, je cherche mon vol. Le voilà, perdu entre des dizaines d’autres départs. Il est toujours prévu à l’heure.  La porte d’embarquement vient d’être affichée, c’est la 46. Je parcours l’immense hall pour rejoindre les autres voyageurs avec lesquels je vais partager de nombreuses heures de vol.
    Un frisson me saisit lorsque je réalise que, dans une heure à peine, je serai dans les airs. Un frisson encore plus grand me secoue de fond en comble en essayant d’imaginer les retrouvailles au bout de mon voyage. Des retrouvailles qui sont devenues une évidence, une urgence, une nécessité.


    Cher lecteur, tu viens de lire le dernier épisode de la saison 4 de Jérém&Nico.


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  • Résumé des saisons 1-2-3 de Jérém&Nico

     (pour les lectrices et lecteurs qui découvrent Jérém&Nico en 2024)


    (Mai 2001).

    Je m’appelle Nicolas, Nico pour presque tout le monde. J’ai 18 ans et je vais bientôt passer le bac dans un lycée de la plus belle ville au monde. Laquelle ? Toulouse, bien évidemment, ma ville à moi.
    En cet après-midi très ensoleillé du mois de mai, je marche dans les allées, je marche en direction de l’appart de Jérém, le bogoss sur lequel je fantasme depuis le premier jour du lycée.

    C’est le début de cette histoire, de mon histoire.

    C'était le printemps, c’était la première année du nouveau millénaire. Mais c’était surtout et avant tout l’année de mes 18 ans.
    Ce jour-là, le vent d’Autan soufflait très fort dans les rues de la ville Rose. Puissant, insistant, il caressait ma peau, chatouillait mes oreilles, me parlait du printemps, un printemps qui se manifestait partout, dans les arbres des allées au feuillage triomphant, dans les massifs fleuris du Grand Rond, dans les t-shirts qui mettaient en valeur la plastique des garçons.
    J’ai le net souvenir de la sensation de ce vent dans le dos, accompagnant mes pas, encourageant ma démarche, comme pour faire taire mon hésitation.
    Tant d’années plus tard, lorsque je me pose devant ce clavier pour rassembler mes souvenirs, pour partir en quête de moi-même, après la tornade sentimentale qui a tout balayé dans ma vie, j’ai presque l’impression que le vent d’Autan semblait ce jour-là souffler dans mon dos comme pour me pousser à la rencontre de mon destin.
    Tant de fois, dans la suite de cette histoire, il sera question de vent d’Autan, ce vent qui est à Toulouse une institution au même titre que le Stade Toulousain, le cassoulet, le TFC, le foie gras.
    Et à chaque moment clef de cette histoire, et jusqu’au dernier chapitre, il sera là, glissant sur ma peau, semblant parfois me pousser, parfois me retenir. Comme s’il voulait me parler, me conseiller.
    C’est drôle la signification qu’on a parfois envie d’accorder à certains signes.
    Ce jour-là, le vent d’Autan me poussait à aller au bout de mon trajet, à franchir la distance entre la maison de mes parents, dans le quartier St Michel, et l’appart de Jérém, rue de la Colombette. Il me poussait à marcher tout droit vers la première révision de maths avec mon camarade, vers la première révision de ma vie sentimentale, et de ma vie d’adulte.
    Je n’ai jamais oublié la puissance du vent d’Autan, ce jour-là. Tout comme je n’ai jamais pu oublier mon Jérém. Bien que depuis tant de temps déjà, nos vies ne marchent plus ensemble.

     

    Précédemment, dans Jérém&Nico.



    Nico, c’est moi : j’ai 18 ans, j’habite Toulouse, et je viens de passer mon bac.
    Jérém, c’est le garçon dont je suis fou depuis le premier jour du lycée. Brun, gaulé comme un dieu, avec une petite gueule à faire jouir d’urgence ; rugbyman et coureur de nanas, depuis trois ans il occupe toutes mes pensées et toutes mes branlettes.
    C’est par une belle journée de mai que j’ai trouvé le courage de lui proposer de réviser les maths chez lui. Il a dit oui.
    Mais au lieu de réviser, il a voulu que je le suce ; alors, je l’ai sucé. Il a aussi voulu me baiser : là non plus, je n’ai pas dit non. Je n’ai pas pu dire non. J’en avais tellement envie.
    Depuis ce jour, on s’est vus régulièrement pour de très plaisantes « révisions » : chez lui, dans les chiottes du lycée, dans les vestiaires du terrain de rugby, chez moi.
    Le sexe avec Jérém, c’est explosif. Il fait ça comme un Dieu. Il fait ça plusieurs fois dans une nuit ou dans un après-midi. Un jeune mâle inépuisable.
    Le sexe, c’est le moteur de notre « relation » : et Jérém, n’en demande pas plus.
    Mais pour moi, c’est différent : car moi, je suis amoureux de lui.
    Pendant des mois, avant le bac, notre relation a connu des hauts et des bas, principalement à cause du fait que le bobrun n’assume pas nos coucheries et le plaisir qu’il prend avec moi ; une relation houleuse qui aurait pu se compliquer encore lorsque, le lendemain du bac, Jérém a commencé à travailler comme serveur dans une brasserie à Esquirol, ce qui ne justifiait plus non « révisions » ; et encore plus, lorsqu’il a été expulsé de son appart rue de la Colombette et qu’il a emménagé chez son pote Thibault.
    Pourtant, contre tout attente, ces deux évènements ont semblé ouvrir de nouvelles perspectives pour notre relation : ainsi, pendant une semaine que j’ai appelée « magique », le bobrun est venu me voir chez moi chaque jour pendant sa pause ; une semaine pendant laquelle notre complicité semblait se faire de plus en plus forte ; une semaine où sa carapace de serial baiseur dénoué de tout sentiment (notamment « pour un pd ») semblait en train de tomber pour révéler un être sensible et passionnel.
    Une semaine pendant laquelle j’avais vraiment commencé à croire que tout devenait possible avec le gars que j’aimais.
    Puis, la nouvelle de son probable recrutement par un club de rugby de la capitale était tombée ; Jérém avait alors aussitôt remonté toute sa carapace, et il avait fini par me quitter. Brutalement.
    Après deux semaines de tristesse, de manque, de souffrance, deux semaines qui ont été les pires de ma vie, je l’avais recroisé une nuit, fin août : je n’étais pas seul, j’étais avec Martin, un moniteur d’auto-école que j’avais croisé dans une boite gay aux Carmes.
    Jérém, lui, était seul, mais saoul : il s’est montré jaloux, méchant, possessif. Il est reparti en colère.
    Deux heures plus tard, lors d’une bagarre, il avait cogné la tête contre un mur et il avait perdu connaissance.

    Après le clash chez moi en août 2001, je pensais avoir perdu Jérém à tout jamais. Puis, lorsque son accident était arrivé quelques jours plus tard, j’avais eu tellement peur. Il s'était cogné la tête et il était resté plusieurs jours dans le coma. S’il ne s’en était pas sorti, ça m’aurait détruit.
    Je m’en étais voulu de ne pas avoir su trouver les mots et les gestes pour le retenir, pour le mettre en confiance, pour lui montrer mon amour sans l’étouffer. Et j’avais fini par me dire que je n’aurais jamais dû lui proposer de réviser pour le bac, que j’aurais dû le laisser tranquille, le laisser vivre pénard, sans foutre le bordel dans son existence d’hétéro bien dans ses baskets.
    Et pourtant, dès notre première révision, cet « hétéro bien dans ses baskets » m’avait montré qu’il kiffait baiser avec moi. Et pas qu’un peu. Et même, parfois, bien qu’il rejetait le plus souvent tout geste de tendresse et d’affection venant de ma part et qu’il refusait d’assumer ce qu’il y avait entre nous, il m’avait aussi montré qu’il était bien avec moi, et qu’il ne pouvait pas se passer de ma présence dans sa vie.
    Du moins jusqu’au jour du fameux clash, où il avait tout fichu en l’air.
     

    Après sa sortie d’hôpital, alors que je commençais à me faire à l’idée de ne plus jamais le revoir, il m’avait rappelé. En attendant de partir à Paris pour commencer sa carrière de rugbyman professionnel, il était allé prendre l’air à Campan, dans les Pyrénées, dans le village et dans la maison de ses grands-parents. Et il m’avait invité à le rejoindre.
    Pris au dépourvu, j’avais hésité. Depuis notre clash, j’avais entamé le deuil de cet amour, j’essayais d’en « guérir ». Son coup de fil était venu rouvrir une blessure encore très douloureuse. Je pensais que le bonheur avec Jérém était impossible. Il m’avait fait trop mal. J’avais peur de retomber dans les mêmes travers que pendant nos premières révisions. A savoir, des baises torrides et, le plus souvent, rien de plus, pas un mot, pas un geste qui me montrerait que je comptais ne serait-ce qu’un peu pour lui. Et une séparation, quand il le déciderait, sans que j’aie le moindre mot à dire.
    Oui, j’avais eu peur que le fait de revoir Jérém puisse rouvrir cette plaie et rendre ma « guérison » encore plus longue et difficile.
    Mais j’avais fini par accepter. Le beau brun me manquait tellement ! Aussi, j’avais besoin d’avoir des explications de sa part. De savoir pourquoi il m’avait jeté si méchamment après la semaine pendant laquelle chaque jour nous avions fait l’amour chez moi. J’avais besoin de savoir ce que je représentais vraiment pour lui.
    Je n’avais pas été déçu. Sous la halle de Campan, après quelques maladresses, Jérém avait fini par me montrer qu’il tenait à moi. Et par la plus belle des façons : en m’embrassant dans un espace ouvert, alors qu’on aurait pu nous voir. D’ailleurs, on nous avait vus. Mais le bobrun s’en fichait, son baiser était un baiser d’amour, pour me retenir, pour me faire sentir à quel point je comptais pour lui.
    A Campan j’avais trouvé un autre Jérém, un Jérém sans « artifices », plus « authentique » que celui que j’avais connu à Toulouse, et on ne peut plus craquant. Un Jérém qui faisait du cheval, qui aimait le contact avec la nature. Un Jérém débrouillard, souriant, détendu, en connexion avec son âme d’enfant. Un Jérém qui acceptait de me faire partager sa vie, son vécu, ses peurs, ses sentiments, ses amis cavaliers, cette bande de joyeux lurons, comme une famille pour lui.
    Avec ces derniers, nous avions fait des balades, des gueuletons. Nous avions eu des belles conversations portées par Jean-Paul, nous avions chanté autour de la guitare de Daniel. Nous avions été chouchoutés par Charlène, comme une maman pour Jérém, et par Martine, comme une cousine très rigolote.
    Puis, un soir, Jérém m’avait embrassé devant tout le monde. Si je m’attendais à ça ! C’était un moment de bonheur fou. Tout le monde était content pour nous, et je m’étais senti tellement bien !
    A Campan, dans la petite maison dans la montagne, nous avions fait l’amour comme jamais auparavant. C’était un partage intense, le désir réciproque de rendre l’autre heureux. Mais nous avions aussi discuté, nous avions partagé plein de moments inoubliables. Je n’avais jamais été si amoureux de mon Jérém. Ce bonheur pansait toute la souffrance et la peur que j’avais vécues après notre clash. Je reprenais espoir que notre amour soit possible, et que nous arriverions à surmonter la distance quand il serait à Paris. D’ailleurs, j’étais si heureux, et Paris me semblait si loin, presque un mirage rendu flou par le bonheur présent.
    Mais ce qui devait arriver avait fini par arriver. Le coup de fil du club de rugby était arrivé. C’était le jour même des terribles attentats aux Tours Jumelles à New York.
    Le rappel à la réalité a été brutal. Nos vies allaient prendre des chemins différents, Jérém à Paris pour le rugby, moi à Bordeaux pour mes études. Mon cœur se déchirait à nouveau, brisé par la peur de perdre le gars que j’aimais et meurtri par cette autre peur qui était dans tous les esprits après le 11 septembre.
    A Campan, j’avais trouvé un Jérém amoureux, et tellement adorable. J’avais peur que Paris le fasse disparaître à nouveau. J’avais envie de croire aux promesses de Campan, que notre amour était plus fort que tout et que rien pourrait éloigner nos cœurs. Mais au fond de moi je recommençais à ressentir la peur de le perdre.
    Au début de son aventure parisienne, la magie de Campan semblait tenir bon. Jérém était venu me voir à Bordeaux par surprise, et il m’avait invité à Paris. J’étais comme sur un nuage. Tout semblait bien se passer, et même au-delà de mes espoirs. Tellement bien qu’après l’explosion d’AZF j’avais invité Jérém dormir à la maison et que j’avais eu envie de faire mon coming out auprès de mon père. Mais ça s’était mal passé, très mal passé. J’avais essuyé son mépris, senti son dégoût, je m’étais heurté à son rejet net.
    Heureusement, ma vie était désormais à Bordeaux. Mes études à la fac commençaient sur les chapeaux de roues. J’aimais mes cours et je m’étais fait de nouveaux potes. Pour la première fois de ma vie, j’avais l’impression de me plus être le garçon dont tout le monde se moque parce qu’il est « pédé », mais un gars comme les autres, qui avait droit à sa dignité et au respect. Entre le lycée et la fac, j’ai eu l’impression de passer d’un monde d’ados à un monde d’adultes. L’écho des moqueries du lycée était toujours là, mais il s’estompait peu à peu dans ma tête.
    Hélas la complicité des premières semaines avec Jérém n’allait pas durer. Plus le temps passait, plus je le sentais distant. Entre les entraînements intensifs, sa mise à niveau sportive plus compliquée que prévu, ses études qui lui donnaient du fil à retordre, et sa peur panique qu’on découvre qu’il aimait les garçons et que ça compromette sa carrière naissante, Jérém était vraiment sous pression.
    Il avait fini par espacer nos contacts, et à ne plus souhaiter que j’aille le voir à Paris, préférant faire la fête avec ses co-équipiers et recommencer à baiser avec des nanas pour faire « comme tout le monde ». Lorsque je m’étais pointé à Paris par surprise, il m’avait proposé une relation « libre », dont les règles principales seraient que chacun ferait sa vie et qu’on se verrait pendant des périodes de vacances, discrètement.
    Jérém m’avait montré qu’il tenait à moi, il m’avait dit que j’étais quelqu’un de vraiment spécial pour lui, le seul qui comptait pour lui, et que ça ne changerait pas. Que ses « à-côtés » n’étaient que sexuels, que c’était juste pour soulager la fougue hormonale de ses 20 ans entre deux de nos retrouvailles, pour donner une image conforme à ce qu’on attendait de lui, pour qu’on lui foute la paix. Jérém m’avait dit les larmes aux yeux qu’il ne voulait pas me perdre. Mais il m’avait dit aussi qu’il ne pouvait pas faire autrement, qu’il ne pouvait pas assumer une relation « normale ».
    J’avais d’abord rejeté ce mode de fonctionnement, car imaginer Jérém dans les bras d’une nana ou d’un autre mec me rendait fou. Et si un jour il était tombé amoureux ? Loin des yeux, loin du cœur.
    Quant à moi, je n’avais vraiment pas envie d’aller voir d’autres gars. Fantasmer sur les mecs c’est une chose dont je ne peux me passer, certes. Mais passer à l’acte quand on est amoureux, c'est un toute autre chose. Et si un jour j’étais tombé amoureux d’un autre gars ? Loin des yeux, loin du cœur. Je ne voulais pas prendre le risque d’oublier mon Jérém, je tenais trop à lui. Depuis Campan, je savais désormais à quel point je pouvais être heureux avec lui.
    Mais Jérém ne m’avait pas laissé le choix. Pour ne plus m’entendre lui faire des reproches et devoir répondre à mes questions, il avait voulu qu’on fasse une pause. J’avais pensé qu’il s’agissait d’une façon de me quitter. Mon cœur était à nouveau brisé.
    J’avais fini par rencontrer un gars, Benjamin. Un gars mignon, sympa, drôle, et plutôt bon amant. Avec Benjamin, c’était léger, il n’y avait pas de prise de tête. On ne s’était rien promis, à part de passer de bons moments, de partager des repas, des films, des conversations, des rires, et des bonnes baises.
    C’est pendant l’une de ces baises que tout a basculé. La capote qu’il portait avait cassé et il ne s’en était rendu compte qu’en sortant de moi, après avoir joui. J’avais paniqué. Je lui avais demandé de faire un test, il avait refusé. Aux urgences, on m’avait donné le traitement post-exposition. Et c’était parti pour trois mois d’angoisse en attendant le test qui pourrait faire cesser cette angoisse ou tout faire basculer dans ma vie pour de bon.
    Noël était arrivé et c’était dur de cacher ma souffrance et ma peur à mes parents, surtout à maman. Jérém me manquait horriblement.
    Malgré sa pause imposée, le soir du réveillon je n’avais pu m’empêcher de lui envoyer un message peu avant minuit pour lui souhaiter un Joyeux Noël.
    Jérém avait répondu. Il fêtait le réveillon chez son père dans le Gers et il se faisait tout aussi chier que moi. Il m’avait proposé de nous voir. Je n’avais pas su refuser.
    Nous avions passé la nuit à l’hôtel, à discuter, à faire l’amour, à nous aimer à nouveau. Il m’avait terriblement manqué et je lui avais manqué aussi. Il s’est excusé du mal qu’il m’avait fait et j’ai retrouvé le Jérém adorable qui me rend fou amoureux de lui.
    Le lendemain, il m’avait proposé de repartir à Campan jusqu’à la rentrée.
    Campan était sous la neige. Et dans les Pyrénées, dans la petite maison, loin des peurs de Paris et des angoisses de Bordeaux, mon bonheur, notre bonheur d’être ensemble était à nouveau parfait.

    Après des révisions pour le bac tout aussi intensément sexuelles que sentimentalement houleuses, un premier clash s’était invité entre Jérém et moi et nous avait conduits à une première, violente séparation.
    Puis, des retrouvailles magiques à Campan nous avaient permis de nous dire notre amour et de l’assumer sous le regard bienveillant des cavaliers de l’ABCR.
    Hélas, après cette parenthèse enchantée, la géographie s’était chargée de compliquer la relation entre mon beau brun et moi. Sa carrière professionnelle au rugby l’avait amené à jouer à Paris, tandis que mes études m’avaient fait atterrir à Bordeaux.
    Mais la géographie n’était pas le seul obstacle qui s’était interposé entre nous, et certainement pas le plus insurmontable. Mon désir de nous voir régulièrement et d’avoir une vie de couple s’était vite heurté à la nécessité de discrétion du sportif professionnel. Le monde sportif n’est pas un environnement propice à assumer une attirance pour les garçons. En gros, le choix est imposé entre une carrière professionnelle et l’épanouissement personnel. Très dur à gérer quand on a vingt ans.
    Cette situation a eu de lourdes répercussions sur notre relation, nous amenant à des prises de tête, à des éloignements qui ressemblaient à des ruptures, et à des jours bien sombres.
    Oui, j’en ai voulu à Jérém de ne pas assumer notre relation, mais j’ai fini par m’y faire. C’était la condition nécessaire pour ne pas le perdre.
    Puis, l’accident était survenu. Devant les caméras, mon beau brun avait été fauché par un joueur indélicat. Et une méchante blessure au genou avait mis en sérieux péril la suite de sa carrière.
    Il s’ensuivit des mois difficiles, des mois pendant lesquels j’étais resté à ses côtés malgré sa négativité, son agressivité, et son apparente ingratitude.
    Mais Jérém avait fini par surmonter cette épreuve. Il avait également réalisé à quel point je m’étais dévoué pour lui et il avait fini par m’en remercier. Il me semble que cela avait provoqué un déclic dans sa tête, un déclic qui l’avait amené à assumer davantage notre relation.
    A partir de son retour sur le terrain après l’accident, Ourson et P’tit Loup avaient enfin évolué en parfaite harmonie. En témoignent nos vacances en Italie, en Islande, au Québec, en France, nos séjours chez mes parents ou dans le domaine viticole de son père.
    Nous avions trouvé un rythme de croisière qui nous allait à tous les deux, et rien ne semblait pouvoir nous ravir notre bonheur. Hélas, il a suffi qu’un soir on baisse un peu notre garde, il a suffi d’un baiser échangé dans une rue de Paris, pour que tout bascule.
    L’agression homophobe dont nous avons été victimes le soir de ses vingt-cinq ans a sonné le début de la fin de l’« épopée » d’Ourson et P’tit Loup. Elle a marqué la fin de notre bonheur.
    Ça a été difficile de surmonter cette violence, cette injustice, cette haine gratuites et injustifiées. Et ça l’a été d’autant plus pour Jérém qui, suite à cette agression, a été outé dans le milieu sportif.
    Jérém a subi la double peine, celle de se faire agresser parce qu’homo, et celle de voir sa carrière lui échapper pour cette même raison.
    Oui, mon beau brun a eu beaucoup plus de mal que moi à remonter la pente. Une fois de plus, il s’est renfermé sur lui-même, et cela l’a éloigné de moi. Quand Jérém va mal, il fait le vide autour de lui. Et cette fois-ci, il allait vraiment mal.
    Même plusieurs mois passés en Australie pour changer d’air, bien que riches en expériences en tout genre, n’ont pas suffi par faire revenir l’ancien Jérém, le Jérém assuré, bien dans ses baskets, confiant en l’avenir. Et amoureux.
    A son retour, il m’avait invité dîner dans un resto de la Ville Rose. C’était le 23 août 2007. Puis, il m’avait proposé d’aller marcher sur les quais de la Garonne. Et il m’avait annoncé son intention de quitter le rugby professionnel. Il estimait en effet qu’il ne se sentirait plus jamais à l’aise sur un terrain ou dans un vestiaire.
    Après que je lui ai opposé qu’il ne serait pas heureux en renonçant au rugby, il avait fini par m’avouer qu’il avait une opportunité de jouer en Angleterre. Mais qu’il ne souhaitait pas la saisir pour autant. Et qu’à la place, il se contenterait d’un emploi de commercial à Paris.
    —    Pourquoi tu ne veux pas donner suite à la proposition de l’équipe anglaise ? je l’avais alors interrogé.
    —    Parce que je n’en ai pas envie !
    —    Je vois bien que tu crèves d’envie de rejouer et de foutre le camp d’ici !
    Puis, au prix d’un effort dont je ne me serais pas cru capable, je lui avais lancé :
    —    Si tu restes pour moi…
    —    Arrête, Nico ! il m’avait coupé net.
    —    Ecoute moi, Jérém. Si tu restes pour moi, c’est pas le bon choix. Tu vas te rendre malheureux et tu vas nous rendre malheureux.
    Et là, après un silence qui m’avait paru interminable, je l’avais entendu me glisser, la voix pleine d’émotion :
    —    Et nous deux ?
    J’avais alors repensé aux mots du pauvre M. Charles de l’hôtel à Biarritz, à son regret de ne pas avoir suivi l’amour de sa vie au bout du monde. Et je lui avais balancé, sans hésiter un seul instant :
    —    Emmène-moi avec toi !
    —    Nico… ici tu as un travail qui te plaît, tu as ta famille, tes amis. Tu ne vas pas quitter tout ça pour venir avec moi.
    —    Je peux le faire, il suffit que tu en aies envie.
    —    Je ne suis même pas certain que ça marcherait là-bas, je ne peux pas te demander de me suivre alors que je ne sais pas où je vais.
    —    L’Angleterre n’est pas à l’autre bout du monde, nous trouverons le moyen de nous voir, j’étais arrivé à articuler de justesse, alors que les larmes coulaient déjà sur mes joues.
    Jérém m’avait pris dans ses bras, m’avait serré très fort contre lui et m’avait chuchoté, les lèvres très près de mon oreille :
    —    Je t’aime, Ourson. Et je crois bien que je ne t’ai jamais autant aimé qu’à cet instant.
    —    Ne m’oublie pas, Jérém, je lui glisse, comme une bouteille à la mer, comme une prière.
    —    Je ne sais pas encore si je vais accepter, je dois y réfléchir.
    —    Quoique tu décides, ne m’oublie pas !
    —    Ça, ça ne risque pas. Tu es la meilleure chose qui me soit arrivé dans la vie. Tu seras toujours avec moi ! Je ne t’oublierai jamais ! Jamais !
    Et, ce disant, il avait glissé ses doigts dans l’ouverture de sa belle chemisette, il avait saisi la chaînette que je lui ai offerte pour ses vingt ans et il me l’avait montrée.
    Je me souviens que pendant que nous remontions vers la place du Capitole, je sentais l’air frais de la nuit caresser ma peau. Il m’apportait un étrange frisson, une sensation de vide, de manque, de déchirement. Jérém était encore là, il marchait à côté de moi, mais j’avais l’impression qu’il était déjà loin. J’avais l’impression que j’étais en train de vivre un adieu.

     

     

    La suite, dans les épisodes de la Saison 4

     


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  • Toulouse, le lundi 04 décembre 2017.

    Cet été, je me suis brièvement rebranché sur l’application, et j’ai eu quelques aventures. Je n’ai pas pris de gros risque, et il n’y a jamais eu d’accident majeur. Mais en cette fin d’année, l’envie m’a pris de faire un dépistage. Je me rends donc tout naturellement au dispensaire de l’hôpital de La Grave pour faire les prises de sang.
    C’est toujours un brin intimidant de s’approcher de cette structure à la coupole majestueuse, de rentrer dans ses entrailles aseptisées et bardées d’affiches de prévention, pour faire un dépistage « anonyme ». L’anonymat a été une très bonne « trouvaille » pour diffuser le dépistage, à une époque où les MST, et le SIDA en particulier, étaient objets de discrimination et de rejet.
    Certes, l’anonymat protège, mais il est également facteur de « ghettoïsation ». L’anonymat me fait me sentir un peu honteux, un peu coupable. Comme si j’avais quelque chose à cacher, quelque chose à me reprocher.
    En réalité, il n’en est rien. Se dépister, c’est prendre soin de soi-même et des autres. C’est un simple geste citoyen. On devrait y aller la tête haute. La honte ne devrait pas s’ajouter à l’inquiétude. L’anonymat, c’est la conséquence du regard hostile de la société.

    Au centre, le personnel est exquis, tout le monde fait un boulot nécessaire et précieux. Mais il est toujours difficile d’affronter le regard de l’infirmière qui vous reçoit pour la prise en charge, de répondre à ses questions, dont certaines assez intimes, puis de répondre à nouveau aux mêmes questions de celui ou à celle qui nous fait la prise de sang. On est obligés de se « mettre à nu » à plusieurs reprises, et l’exercice est loin d’être anodin.

    Et puis, il y a l’attente. 48 heures. C’est court et interminable à la fois. Une fois de plus, je m’accroche à l’idée que je n’ai pas grand-chose à craindre. Mais le risque zéro n’existe pas. Alors, sait-on jamais. Désormais, je compte les heures jusqu’au rendez-vous de remise des résultats.


    Toulouse, le mercredi 06 décembre 2017.

    Le jour est enfin arrivé, et l’heure approche. Dans quelques minutes, je vais en avoir le cœur net. En traversant le pont Saint Pierre, je trouve que le vent souffle très fort aujourd’hui sur la Garonne.
    En m’approchant de la coupole, je sens une certaine appréhension s’emparer de moi, malgré moi. Au moment de passer la porte vitrée de l’hôpital, j’ai le cœur qui fait de grands bonds dans ma poitrine.

    Mais lorsque j’arrive dans la salle d’attente, j’ai l’impression que, soudain, il s’arrête de battre.
    Car, assis tout seul dans un coin, le garçon au blouson bleu est là.

    Someone in the crowd could be the one you need to know
    Quelqu'un dans la foule pourrait être celui que vous devez connaître
    The one to finally lift you off the ground
    Celui qui te fera enfin décoller du sol

    Il n’y a pas de foule, il y a juste le garçon au blouson bleu. Mais c’est une fulguration. Au plus profond de moi, je suis saisi par la certitude que ce garçon est celui que je dois connaître, celui qui me fera enfin décoller du sol.
    En attendant, le garçon au blouson bleu est un petit brun à la peau mate, avec un brushing très sage, très naturel, très masculin, les cheveux courts tout simplement peignés vers l’avant. Il a l’air plutôt jeune, 23-25 ans, je dirais. Et il est mignon, terriblement mignon. Il a l’air d’un garçon très doux, un garçon a qui j’ai instantanément envie de faire des tonnes de câlins.
    Je croise son regard. Dans ses grands yeux un peu tristes j’ai l’impression de lire la même fébrilité due à l’attente de ses résultats qui m’habite. Je le trouve hyper touchant.
    Je croise son regard et je suis instantanément aimanté. Et j’ai l’impression que le sien est tout autant aimanté par le mien. J’ai l’impression que le courant passe d’emblée, que la connexion est faite sans besoin de rentrer de mot de passe. C’est la première fois que je ressens ça avec un garçon.
    Même avec Jérém la connexion ne s’était pas établie si vite. Enfin, si, elle l’avait été, en ce premier jour du lycée. Mais, justement, il fallait un mot de passe, et il m’a fallu trois ans pour le trouver.
    Certes, le contexte est différent. Mais ça ne m’empêche pas de me sentir transporté par l’intensité réciproque de nos regards.
    Je sens d’infinis frissons m’envahir. Je ressens un besoin irrépressible d’aller vers lui, d’aller lui parler, de faire sa connaissance. Et de le prendre dans mes bras. Ça fait longtemps, très longtemps, que mon cœur n’a pas battu aussi fort pour un garçon.
    Puis, une porte s’ouvre, un mec en sort, les feuilles de son dépistage à la main. Il a l’air décomposé. Il est suivi d’un médecin qui lui glisse : « Et surtout ne tardez pas à prendre rendez-vous pour le suivi. Plus vite on commence le traitement, mieux vous allez vous en sortir. Il n’y a rien de catastrophique, mais il faut réagir au plus vite ».
    J’ignore par quelle MST ce garçon a été contaminé. Mais, soudainement, je sens mon inquiétude monter d’un cran. Ça me rappelle violemment qu’un dépistage peut annoncer de mauvaises nouvelles, et même changer le cours d’une vie.
    Le garçon part sans rien répondre aux mots bienveillants du médecin. La blouse blanche regarde sa feuille et appelle le « numéro de dossier » suivant. C’est ça qui est bizarre aussi, dans l’anonymat. Quand on est dans l’anonymat, on n’est plus des individus, mais des « numéros de dossier ».
    Le garçon au blouson bleu bondit aussitôt de son siège et suit le médecin dans son bureau. Le petit mec n’est pas très grand, moins d’un mètre soixante-dix je dirais, et il a l’air de rentrer dans cette catégorie de p’tits mecs que j’appelle volontiers les « petits formats très bien proportionnés ».
    Le contact avec son regard est rompu, mais son éblouissement demeure, comme après avoir fixé le soleil trop longtemps. J’ai les jambes en coton. Dans le ventre, un tambour de machine à laver en mode essorage.
    Je regarde la porte du bureau se refermer et faire disparaître le blouson bleu de ma vue. J’espère vraiment que tout va bien se passer pour lui. Soudain, je suis inquiet pour un inconnu. Techniquement, ce n’est plus un inconnu. Je crois que j’ai lu plus de choses dans son regard, et lui dans le mien, que si on avait parlé pendant des heures.
    Il faut absolument que je trouve un moyen de l’approcher, de lui parler. Le fait est qu’après lui, il n’y a que moi. Lorsqu’il sortira, je serai aussitôt appelé, et je n’aurai pas le temps de l’aborder. Il faut que je trouve le moyen de le retenir. Mais comment ?
    Tout se passe très vite. Le garçon au blouson bleu ressort une poignée de minutes plus tard, et il a l’air beaucoup plus détendu qu’auparavant. Il faut y aller, Nico, il faut y aller !
    —    Tout s’est bien passé ? je le questionne, au culot, alors que le médecin appelle déjà mon numéro.
    —    Très bien, merci.
    Sa voix est douce, elle transpire la gentillesse et une certaine timidité. Définitivement, ce petit gars me plaît vraiment beaucoup. Plus que jamais, je voudrais trouver le moyen de lui donner rendez-vous, de ne pas rater ce rendez-vous avec le Destin.
    Mais déjà du coin de l’œil je vois la blouse blanche s’impatienter.
    —    Bon courage, me lance le garçon au blouson bleu, avec un sourire doux et charmant.
    —    Merci…
    Vite Nico, trouve le moyen de forcer ce putain de Destin, va droit au but, tente-le, soit ça passe, soit ça casse !
    —    Tu m’attends ? je m’entends lui lancer, droit au tutoiement, comme si on avait gardé les vaches ensemble.
    —    Quoi ? il réagit, visiblement interloqué par ma démarche.
    —    Allez, Monsieur, venez en consultation, me presse le médecin.
    —    Attends-moi une minute, attends-moi, ok ? S’il te plaît…
    Dans le petit bureau, le médecin m’annonce tout de suite que je suis clean. L’essentiel étant spoilé, je voudrais quitter le cabinet au plus vite pour tenter de rattraper le garçon au blouson bleu. Je suis presque certain qu’il a dû me prendre pour un fou, et qu’il a dû prendre les jambes à son cou dès que je suis rentré dans le bureau du médecin. J’ai besoin de le rattraper, de lui expliquer que je ne suis pas fou. Ou que, si je suis fou, je le suis de lui, que je l’ai été dès l’instant où il est rentré dans mon champ de vision.
    Mais le médecin se lance dans un interminable laïus sur la prévention. Ça m’agace, car chaque seconde réduit ma chance de pouvoir rattraper le garçon au blouson bleu.
    Lorsque j’arrive enfin à m’extirper de là, je passe la porte du petit bureau comme une furie, tout en me préparant à me lancer dans une course poursuite effrénée soit sur le pont Saint Pierre, soit en direction de Saint Cyprien. Pourvu que ce ne soit pas trop tard !
    Mais mon élan désespéré est coupé net en une fraction de seconde.
    —    Alors, ces résultats ? j’entends une voix lancer.
    Cette voix, c’est celle du garçon au blouson bleu. Et cette question, m’est tout spécialement adressée.
    —    Ah, tu es là ? je m’étonne en freinant comme dans un dessin animé. J’ai l’impression d’entendre le crissement des pneus, le sifflement des freins, et de voir la fumée se dégager sous mes chaussures.
    —    Bah, oui, tu m’as dit de t’attendre. Alors, tout est bon pour toi aussi ?
    —    Tout est bon, oui !
    —    Bah, c’est cool. En attendant, je ne sais toujours pas pourquoi j’ai attendu… il me glisse, un brin taquin.
    —    Tu fais toujours tout ce qu’on te dit ? je fais, moqueur.
    —    Non, pas toujours. Juste quand c’est demandé gentiment.
    —    Et si je te demande gentiment d’aller prendre un verre ?
    —    Je risque de ne pas pouvoir dire non…
    —    Alors je te le demande très, très, très gentiment !
    —    C’est pour ça que tu m’as demandé de t’attendre ? il lâche, l’air faussement déçu.
    —    C’est pas une raison suffisante ? je le cherche.
    —    Ça peut, en effet… Il y en a d’autres ?
    —    Tu as l’air d’un garçon sympa et j’ai eu envie de faire ta connaissance.
    —    Bon bah, ça me va. Allons faire connaissance, alors !
    —    Moi c’est Nicolas, Nico pour les intimes, je me présente.
    —    Et moi c’est Anthony, Antho pour les intimes. Mais j’aime pas qu’on m’appelle Antho !
    Eh, beh, voilà un beau prénom de p’tit gars !
    —    Promis, je ne t’appellerai jamais Antho !

    Nous traversons le pont Saint Pierre alors que souffle un vent à décorner des bœufs. Nous atterrissons dans un bar sur la place du même nom, ce haut lieu des soirées étudiantes du jeudi soir.
    Anthony tombe le blouson bleu et dévoile ce physique de petit format très bien proportionné que j’avais deviné caché sous la doudoune. Il porte un petit pull marron qui épouse parfaitement son torse et qui, au gré des mouvements, laisse deviner des pecs tout à fait respectables.
    Autour d’un chocolat chaud, nos échanges prennent peu à peu des allures de premier rendez-vous. Le petit mec m’apprend qu’il a 25 ans. Lorsque je lui apprends que j’en ai 10 de plus que lui, il me lance, moqueur :
    —    Tu es un vieux !
    —    T’es qu’un petit con ! je lui lance, sûr de le faire rire.
    Ça ne rate pas. Il y a entre nous une complicité immédiate qui me fait chaud au cœur.
    —    En vrai, j’aime les garçons plus âgés que moi, mon ex avait près de 40 ans !
    Anthony m’apprend qu’il est Toulousain pur jus et qu’il vient d’obtenir sa licence en arts plastiques à Jean Jaurès. Et qu’il doit bientôt partir à New York pendant un an pour travailler dans une grosse boîte spécialisée dans la conception de BD. Il espère ainsi pouvoir perfectionner sa technique et trouver des partenaires potentiels. Car son rêve de carrière professionnelle est de devenir dessinateur de BD.
    —    Quel type de BD ? je le questionne. Toujours faire parler un beau garçon de ce qui le passionne.
    —    Je suis fasciné par les univers de science-fiction, avec pour thèmes de prédilection les voyages stellaires ou encore les voyages dans le temps. Tu vois, j’aime beaucoup les histoires écrites par un auteur d’ici, de Toulouse, celui qui a écrit la trilogie des fourmis…
    —    Werber !
    —    Tu connais ?
    —    J’adore ! J’ai tout lu de lui !
    —    Moi pareil ! J’aimerais adapter certains de ses livres en BD…
    —    Et ce serait lequel que tu aimerais adapter en premier, si tu pouvais t’y mettre dès demain ?
    —    Le Papillon des étoiles !
    —    Celui qui parle de cet immense vaisseau spatial construit pour fuir une planète Terre à bout de souffle et pour faire voyager des pionniers dans les étoiles pour qu’ils arrivent à vivre ensemble en harmonie.
    —    Exactement ! Mais ça représenterait un travail titanesque. Il faudrait être toute une équipe à travailler dessus. Et c’est pas certain que le tirage attendu pourrait couvrir les frais engagés.
    —    Tu dois beaucoup dessiner, alors !
    —    Un peu, oui. Je fais pas mal de strips en ce moment, des BD courtes qui racontent une petite histoire en quelques cases, dix au plus. Une planche, quoi…
    —    Sur des mondes fantastiques ?
    —    Non, en ce moment, je suis à fond sur… les rencontres…
    —    Les rencontres amoureuses ?
    —    Toutes sortes de rencontres, entre gens qui tombent amoureux, mais aussi entre potes, des rencontres inattendues, des rencontres silencieuses. Parfois je capte un mec dans le bus, et j’ai envie de le dessiner avec ses potes, j’ai envie de capter ces instants de vie.
    —    Ça m’a l’air bien intéressant tout ça. J’aimerais bien voir quelques-uns de tes dessins !
    —    Bah, écoute, il faudrait que tu viennes chez moi pour ça.
    —    Avec plaisir !
    —    Mais ce ne sera pas aujourd’hui, car je suis attendu ce soir.
    —    On va devoir se revoir alors, je constate avec joie.
    —    On dirait bien !
    Le courant passe vraiment bien entre nous, chacun de nos échanges sonne comme une évidence. Tout semble couler de source, tout a l’air facile avec ce petit Anthony. J’ai l’impression qu’on se connaît depuis une éternité. Alors qu’il y a une heure encore, nous ignorions jusqu’à l’existence de l’autre.
    Le petit brun me questionne à son tour au sujet de mon travail. Je le lui explique en quelques mots, et je lui explique également que je ne vis plus à Toulouse, mais que j’y viens régulièrement pour voir mes parents.
    Le chapitre « ex » vient juste après. Anthony me raconte qu’il sort d’une histoire de trois ans avec un garçon dont il était amoureux fou et qui l’a quitté pour un autre. Après sa rupture en début d’été, il a eu quelques aventures lui aussi, d’où ce dépistage.
    —    Je ne sais pas comment on peut seulement envisager de quitter un garçon adorable comme toi ! je considère.
    A mon tour, je lui parle de Jérém. Ça me fait bizarre de parler de Jérém à un autre garçon, de parler de lui comme étant mon « ex ». Je réalise qu’en dix ans, je n’ai jamais vraiment parlé de Jérém à aucun des garçons que j’ai croisés.
    Mais avec Anthony, je me sens en confiance. Je lui raconte notre rencontre le premier jour du lycée, nos révisions avant de bac, sa difficulté à s’assumer, la difficile conciliation de sa carrière dans le rugby professionnel avec notre histoire. Mais aussi de nos années heureuses, de notre agression à Paris, de son départ en Angleterre, de Rodney, le garçon qui avait pris ma place dans son cœur, et de son départ en Australie après un outing forcé dans la presse à scandale. Je survole cinq ans d’histoire et dix de séparation, je raconte tout ça avec un certain détachement. D’une part, je veux éviter de lui montrer que je n’ai toujours pas vraiment fait le deuil de cette histoire. Mais aussi, parce qu’avec Anthony, j’ai l’impression que quelque chose vient de commencer. J’ai l’impression que ce garçon va me redonner goût à la vie. Et quand on reprend goût à la vie, le passé devient enfin le passé, et nous pouvons le regarder enfin avec détachement.
    Avant de nous quitter, nous échangeons nos numéros de portable et nous convenons de nous revoir le samedi suivant, chez lui, pour qu’il me montre ses dessins.
    En nous quittant, je me retiens de justesse de l’embrasser, et j’ai l’impression qu’il en est de même de son côté. Je sens que l’attraction est là, elle est presque palpable. En lui serrant la main, en croisant une dernière fois son regard, j’ai l’impression que notre proximité génère des étincelles. Qu’est-ce que c’est beau quand les désirs se croisent et se reconnaissent.

    Je sors de ce rendez-vous comme d’un marathon. Je suis émotionnellement HS. Ce petit mec m’a vraiment retourné comme une crêpe. Il est mercredi 18 heures. Je réalise que 72 heures me séparent de notre prochain rendez-vous. Et ça me paraît long, terriblement long. Un autre compte à rebours commence.
    Heureusement, les téléphones portables nous permettent de maintenir le lien jusque-là.
    « Il me tarde de te revoir, Nicolas » je lis sur mon portable quelques minutes plus tard, en arrivant chez mes parents. Je réalise que ce soir je me sens heureux et vivant comme je ne m’étais pas senti depuis si longtemps. Je ressens en moi des frissons, des désirs, des sentiments que j’avais désespéré retrouver un jour.
    « Tu me manques déjà. Vivement samedi ! » je lui renvoie aussitôt.

    Oui, il me manque déjà. Il me manque parce que…

    'Cause morning rolls around/Parce que le matin arrive
    And it's another day of sun/Et c'est un autre jour de soleil


    Toulouse, le samedi 09 décembre 2017.

    Cette année, l’approche des fêtes de Noël n’est plus synonyme de nostalgie et de mélancolie. Cette année, les fêtes de Noël ont une saveur toute nouvelle. Une saveur de petit mec au blouson bleu.
    Samedi après-midi je me rends comme prévu à l’appartement d’Anthony situé du côté de Saint Orens. Mais la première chose que nous faisons, ce n’est pas regarder ses dessins, et encore moins faire le tour du propriétaire. Ce n’est même pas nous dire « bonjour ».
    Non, la première chose que nous faisons, une fois la porte d’entrée refermée, est de tomber dans les bras l’un de l’autre, en silence, et de nous serrer très fort. Et de nous embrasser, longuement, tendrement. Nos corps parlent mieux que tous les mots que nous pourrions mettre sur ce que nous ressentons l’un pour l’autre.
    —    Tu m’as manqué ! il finit quand-même par me glisser.
    —    Je vois ça ! je plaisante. Avant d’ajouter : Toi aussi, tu m’as manqué, beaucoup !
    Une minute plus tard, nous sommes dans sa chambre. Nous sommes tous les deux torse nu. Je découvre enfin ce physique de petit format aux pecs honnêtement dessinés, délicieusement parsemés d’une douce pilosité de jeune mâle, au ventre plat marqué par une sublime, épaisse ligne de poils bruns disparaissant derrière l’élastique de son boxer.
    Qu’est-ce que c’est beau quand les désirs se rencontrent enfin, quand l’attraction est là, si forte, si visible, si évidente, aussi affichée d’un côté que de l’autre. Nous sommes des aimants, impatients de laisser l’attraction nous coller l’un à l’autre.
    Qu’est-ce que c’est beau, le frisson de la toute première fois, le frisson de découvrir pour la toute première fois la nudité d’un garçon. Ce sont des instants magiques, qui sont trop souvent expédiés par la fougue de l’action. Mais cette fois-ci, je prends le temps de faire les choses bien. Et d’apprécier. Et de m’imprégner de cet instant intense, éphémère et unique.
    Je prends le temps de découvrir le parfum et la texture de sa peau mate.
    Je prends le temps de découvrir ses points érogènes, ses tétons, mais aussi toute la région des pecs, son cou, ses oreilles, sa nuque, ses épaules.
    Je prends le temps de le caresser d’abord avec le regard, puis avec mes mains, et encore avec mes lèvres.
    Anthony se laisse faire et semble beaucoup apprécier. Lorsque mon « tour du propriétaire » est fait, il s’engage dans la même exploration vis-à-vis de moi.
    Il prend le temps de me regarder, de me caresser, de découvrir l’une après l’autre mes zones érogènes, tel un musicien en train d’accorder son instrument.
    Et ce n’est qu’après ce long moment de sensualité que je laisse enfin mon envie de lui donner du plaisir prendre le pas sur la tendresse.
    Mes baisers, pendant de longues minutes réservées à ses lèvres et à son cou, descendent enfin le long de la ligne médiane de son torse, dépassent son nombril, suivent la ligne de petits poils qui part vers sa queue.
    Et là, j’ouvre sa braguette, je découvre son érection emprisonnée dans le boxer. Je titille son gland à travers le coton fin, avant de faire enfin jaillir sa queue, de la découvrir enfin, de la prendre en bouche, et de commencer à la sucer avec la plus ferme intention de la rendre dingue de plaisir. Et, pourquoi pas, l’amener jusqu’au bout.
    Le fait de nous savoir réciproquement « clean », vu les circonstances de notre rencontre, contribue à rendre tous ces gestes et cette première fois totalement détendus, et nous permet de nous abandonner au plaisir le cœur léger, sans interdits, sans stress, sans tabous, sans injonctions.
    Et de laisser libre cours à nos envies. Alors, autant dire, que mes envies sont multiples.
    Certes, au départ j’avais vraiment envie de le pomper jusqu’à faire jouir dans ma bouche, et de découvrir le goût de son jus de p’tit mâle. Mais plus ça va, plus je le sens prendre son pied, plus je le vois se comporter en p’tit mec qui kiffe se faire sucer, plus je sens une autre envie monter en moi. Celle de l’avoir en moi. En fait, les deux envies cohabitent en moi, bien que je les sache impossibles à assouvir toutes les deux en même temps.
    —    J’ai envie de toi ! je finis par décréter au bout d’un combat intérieur particulièrement difficile à trancher.
    —    Moi aussi, j’en ai envie, il me glisse, la voix chuchotante d’un mec bien excité. Avant de me prévenir : Mais je pense que je ne vais pas durer longtemps…
    —    Ça fait rien, j’ai envie de faire l’amour avec toi.
    Un instant plus tard, Anthony est en moi, en train de me faire l’amour. Il est doux, tendre, attentionné. Il a l’air un peu perdu, un peu stressé. Il est juste adorable. C’est furieusement bon, et j’ai envie de croire qu’il ne va pas terminer aussi tôt qu’il vient de l’annoncer.
    Et en même temps, je guette l’instant auquel aucun garçon, même pas le plus doux, ne peut échapper, cet instant où la violence de la montée de l’orgasme fait obligatoirement ressortir cette animalité qui est quelque part tapie en lui, dans l’ombre. Ces quelques instants où, happé par la fulguration du plaisir, tout garçon n’est plus qu’instincts, désir de jouir, de répandre son jus.
    Et j’ai envie de voir sa belle petite gueule traversée et secouée par l’orgasme.
    En fin de compte je n’ai pas longtemps à attendre. Vraiment pas longtemps. Anthony m’avait prévenu, mais c’est vraiment rapide.
    —    Oh non ! je l’entends pester, pas déjà ! il peste contre son propre corps, alors qu’il se sent déjà perdre pied.
    —    Oh si, vas-y ! je tente de l’encourager.
    —    C’est trop tôt ! il se lamente.
    —    Fais toi plaisir, profites en ! je tente de le rassurer, tout en portant ma main sur son cou, un geste que je peux m’empêcher de faire tellement la tendresse qu’il m’inspire à cet instant est immense.
    —    Je viens… il assène, alors que l’apothéose du plaisir vient d’exploser dans son corps.
    Ses paupières retombent lourdement, alors qu’un petit bout de langue se glisse entre ses lèvres entrouvertes. Le voilà tout tendu vers son plaisir, balançant des petits coups de reins au rythme des giclées qu’il est en train de lâcher en moi.
    Quelque chose de lui vient en moi. Et c’est tellement bon de le faire en toute confiance. C’est le summum du plaisir. Je n’ai pas connu cette sensation ultime depuis si longtemps. Anthony jouit en moi, et je réalise que c’est le premier garçon qui jouit en moi depuis dix ans. Depuis Jérém.
    Son orgasme passé, le p’tit mec s’abandonne sur moi de tout son poids. Je le serre dans mes bras, je caresse doucement son dos et sa nuque, je tente d’accompagner au mieux sa descente depuis le Paradis.
    —    Je suis désolé, je l’entends me glisser.
    —    Il ne faut pas, c’était génial !
    —    C’était une cata, oui ! Je suis pire qu’un briquet, je démarre au quart de tour !
    —    Est-ce que ça t’a plu ? je coupe court.
    —    A moi, oui… c’est pour toi que…
    —    Si tu as pris ton pied, j’ai pris mon pied. Te voir jouir est le plus intense des plaisirs.
    —    Et toi, tu ne veux pas jouir ?
    —    Je jouirai plus tard, peut-être que nous pourrons recommencer… je considère.
    —    J’ai essayé de me retenir, mais je n’ai rien pu faire… il revient à la charge.
    —    Je t’ai sucé trop longtemps…
    —    Ah, ça oui, et c’était bon ! J’ai cru que tu voulais me faire venir direct comme ça…
    —    Et tu aurais aimé ?
    —    Oh, oui !
    —    Alors, il fallait le dire !
    —    Mais tu voulais que je te prenne !
    —    J’aurais aimé tout autant te faire jouir dans ma bouche.
    —    Pour une première fois avec toi, on peut dire que c’est raté !
    —    Arrête de dire ça, c’était génial ! Et puis, tu es tellement beau, tellement mignon, et pouvoir te voir à poil, te toucher, te voir jouir, rien que ça c’est un cadeau du ciel !
    Dans l’abandon après l’amour, ce garçon m’inspire à nouveau une immense tendresse. Je le serre un peu plus fort dans mes bras, et nous nous assoupissons.

    Lorsque je me réveille, Anthony est déjà debout. Enfin, il est assis, assis derrière un grand bureau recouvert de feuilles et de crayons. On dirait qu’il est en train de dessiner.
    —    Salut, toi, je cherche son attention.
    —    Attends une seconde, ne bouge pas !
    —    Quoi ?
    —    Ne bouge pas, je suis en train de te croquer et j’ai encore quelques lignes à ébaucher.
    —    Tu me croques ?
    —    Oui, je te croque !
    —    Moi aussi j’ai envie de te croquer !
    —    Arrête, ne me fais pas rire, j’ai besoin de concentration !
    —    Ok, ok !
    —    Juste une petite minute…
    Je le regarde tracer de grands coups de crayons, tout concentré à sa tâche. Il a l’air vraiment passionné, totalement happé par son ouvrage. Et qu’est-ce qu’il est beau ! Je crève d’envie d’aller le rejoindre et de le couvrir de bisous. Ce garçon est vraiment, vraiment, vraiment un puits à câlins.
    —    C’est bon, j’ai fini !
    —    Je peux bouger ?
    —    Tu peux.
    Et là, je bondis du lit, je m’approche du bureau, je le contourne, j’arrive dans son dos, je passe mes bras sous ses aisselles et je l’enlace. Et je laisse mes lèvres embrasser son cou, sa nuque, ses joues. Très vite, je rencontre ses lèvres.
    Mon regard finit par tomber sur le croquis qui est juste devant lui. Et là, je me vois, endormi, la tête sur l’oreiller, un bras et le haut de mon torse qui dépassent du drap. Je reconnais ma tête, mes cheveux, mes traits. Je me reconnais.
    Le dessin est approximatif, brut, mais toutes les lignes principales sont là. Et la ressemblance est plutôt bluffante. Le trait est doux, chargé de tendresse. Mais à bien regarder, il ne s’agit pas d’un simple portrait du « Nico au bois dormant ». On dirait qu’il s’agit bel et bien d’une histoire, ou plutôt de l’une de ces « rencontres » dont il m’a parlé la dernière fois, ces instants fugaces qu’il aime bien dessiner.
    Plusieurs détails du dessin me font pencher pour cette hypothèse. La partie gauche du drap est défaite, tandis que l’oreiller de gauche porte encore la trace fraîche de la présence d’une autre « tête ». On devine qu’il y a eu quelqu’un d’autre dans ce lit, il y a peu. Et une certaine sensualité se dégage du dessin. Le garçon croqué a l’air heureux dans son sommeil, tout laisse penser qu’il fait des beaux rêver ou bien qu’il s’est passé quelques chose de bien agréable avec l’autre personne qui vient de partir.
    D’autres détails précisent le propos.
    Non, ce dessin n’est pas un simple portrait, c’est une petite histoire qui est racontée, avec beaucoup d’astuce et de sensibilité.
    —    C’est beau ! je ne peux me retenir de m’exclamer.
    —    C’est juste une ébauche, il faut que je le termine, il y a du taf encore.
    —    C’est déjà magnifique. Tu as un talent fou pour faire parler le dessin…
    —    Alors, dis-moi, qu’est-ce qu’il raconte, mon dessin ?
    —    On voit le drap défait, la marque sur l’oreiller, on voit un garçon qui a l’air heureux. Et on voit un boxer abandonné sur le bord du lit. On comprend que c’est un instant qui suit une rencontre d’amour… entre deux garçons !
    —    C’est facile pour toi, tu connais l’histoire !
    —    Certes, mais tous les éléments sont là. Tu peux montrer ça à n’importe qui, il comprendrait.
    —    Si tu le dis.
    —    Je l’affirme !
    —    Merci à toi, mais j’ai vraiment besoin de me perfectionner. Cette année à New York va me faire vraiment du bien.
    Cette année à New York qui se profile me rend déjà infiniment triste.
    —    Et tu pars quand ?
    —    Le 20…
    —    Le 20… décembre ?!?!!! je tombe de haut.
    —    Oui, je vais passer les fêtes de Noël chez mon frère qui est installé là-bas. Et je vais enchaîner avec le taf en janvier.
    —    Mais c’est dans 10 jours ! Tu vas me manquer !
    —    Toi aussi tu vas me manquer ! Si j’avais su, je serais resté pour Noël. Mais je ne peux pas changer mon billet si tard…Je n’avais pas prévu de rencontrer un mec comme toi, pas maintenant, pas au centre de dépistage ! il enchaîne.
    J’ai envie de pleurer. Et lui, aussi, je le sens ému.
    —    Alors, tu me montres tes autres dessins ? je tente de faire diversion pour ne pas éclater en sanglots.
    —    Oui, oui…
    Et là, le petit mec me montre des dessins d’univers fantastiques, oniriques, avec des chevaliers post-modernes, des armures, des vaisseaux, d’immenses planètes à l’horizon, des paysages irréels aux couleurs vives.
    Mais il y a un « détail » qui me saute immédiatement aux yeux dans cette débauche de traits et de couleurs. Il me semble que le visage et la plastique du personnage principal de chaque dessin sont toujours les mêmes.
    —    C’est beau ce que tu fais, vraiment beau.
    —    Merci.
    —    Tu dessines très bien tes personnages. Ce sont de très beaux petits mecs. D’ailleurs, on dirait que c’est toujours le même « héros » dans chaque dessin…
    —    Ce « héros » est inspiré d’un garçon réel, Adam…
    J’ai envie de savoir qui est Adam, mais je ne veux pas trop le questionner, il me le dira s’il en a envie. Visiblement, il en a envie.
    —    Adam était un camarade de lycée et…
    Il prend un grand soupir.
    —    Tu n’es pas obligé de m’en parler si tu n’as pas envie.
    —    Adam a été le premier garçon dont je suis tombé amoureux quand j’avais 16 ans, il lâche d’un coup, comme s’il avait besoin de se libérer d’un grand poids.
    Je le sens ému et je ressens chez lui une blessure toujours pas cicatrisée.
    —    Ça a dû être très fort pour que tu le dessines autant de fois.
    —    C’est la façon dont ça s’est terminé qui m’a longtemps hanté. Je ne veux pas que tu croies que j’espère qu’il pourra revenir dans ma vie. Il m’a fallu longtemps, mais j’ai fait le deuil de cette histoire. Je veux juste ne rien te cacher.
    J’étais fou de lui, il m’explique. Pendant un an, ça a été génial. Jusqu’à ce que ses parents comprennent ce qui se passait entre nous. Son père était militaire, il a demandé une mutation. Et il a été affecté en Guadeloupe. Pendant des années, j’ai essayé de retrouver Adam sur les réseaux sociaux, mais il n’y avait pas de trace de lui nulle part. J’imagine que ses parents devaient le lui interdire.
    J’ai fini par le retrouver il y a quelques années sur un réseau. Mon cœur a failli exploser. Il était devenu militaire lui aussi. J’ai essayé de reprendre contact avec lui. J’ai envoyé des messages. Mais au lieu de recevoir une réponse, j’ai reçu un blacklist direct. Son compte a disparu de mon radar, fin de l’histoire. Il ne voulait plus avoir affaire à moi.
    —    Il a dû être traumatisé par la réaction de son père, et s’il est devenu militaire, ça ne doit pas être pas simple pour lui, je considère.
    —    Et puis, un jour, un an après, je reçois un coup de fil. C’était lui.
    —    Adam ?
    —    Oui, Adam. Il était revenu en France et il avait appelé chez mes parents. C’est comme ça qu’il avait eu mon portable. Il est venu me voir, un dimanche. Il était en permission, il était encore en uniforme, il était beau comme un Dieu. J’ai cru renaître.
    Il m’a raconté qu’il était marié, et que sa femme était enceinte. J’ai cru mourir.
    Et il m’a raconté aussi combien il avait souffert de notre séparation, des brimades de son père, de ce déménagement violent et punitif. Il m’a avoué avoir pensé à moi pendant tout ce temps. Et de n’avoir rencontré aucun autre garçon après moi. Il m’a dit qu’il était satisfait de sa vie de militaire, de son couple, de ce gosse qui allait arriver. Et du regard de son père.
    Je lui ai demandé s’il était heureux. Il m’a dit que ce qu’il avait, lui suffisait.
    J’ai eu besoin de lui poser la question qui me brûlait les lèvres depuis des années… tu crois que ça aurait marché entre nous si on n’avait pas été séparés ? Il s’est contenté de sourire. C’était un sourire triste, plein de regrets.
    En partant, il a ajouté qu’il avait été très heureux pendant l’année où nous nous étions aimés. Mais que pour lui tout ça appartenait au passé. Et qu’il fallait que le passé reste au passé.
    Sur le coup, j’ai cru mourir mille fois. J’ai pensé que finalement j’aurais préféré ne rien savoir. Mais avec le temps, j’ai compris que cette rencontre, cette explication, même si elle avait été douloureuse, m’avait aidé à me réconcilier avec le passé. En fait, c’est à partir de ce moment, de ses explications, que j’ai pu faire le deuil de cette histoire.
    Et le dessin m’a aidé à canaliser ma souffrance, et à ne pas oublier son visage. Je n’ai aucune photo de lui, aucune.

    Touché par son récit, j’ai envie d’être tout aussi sincère avec lui qu’il l’a été avec moi. Je lui raconte mon histoire avec Jérém, et ma façon d’écrire pour les mêmes raisons, pour ne pas oublier le bonheur passé.
    —    Tu me comprends alors !
    —    Très bien, même !
    Le petit mec ne me demande rien de plus à ce sujet, et il ne me demande pas de le lui faire lire mes écrits. J’apprécie son tact. Car je ne me sens pas prêt pour ça. Déjà, parce que j’estime que mes écrits sont loin d’être aussi aboutis que ses dessins. Mais aussi, et surtout, car ils sont « bruts », dans le sens où ils ne font que retracer mon histoire avec Jérém, telle quelle. Dans mes écrits, il n’y a pas de filtre, aucune transposition, ce qui est le cas justement dans ses dessins. Mes écrits demeurent au stade de journal intime, un journal intime très détaillé, et ils sont à ce titre très intimes. Les faire lire à qui que ce soit, ce serait trop me mettre à nu. Et ce serait l’entraîner dans une comparaison avec Jérém que je veux éviter à tout prix.

    Anthony et moi passons tout le week-end ensemble et c’est un week-end d’amour. Et de sexe.
    Anthony est vraiment un bon petit mâle, bien actif. Il me suce parfois, mais la plupart du temps c’est moi qui le suce et qui m’offre à lui. Anthony est un petit champion au pieu. D’ailleurs, il ne rechigne pas à recommencer plusieurs fois par jour.
    Un mec si beau et si jeune qui s’intéresse à moi, c’était tellement inattendu ! Son regard me redonne confiance en ma capacité de séduction. Sa fougue me rappelle celle que j’avais à son âge, et me la fait redécouvrir.
    De mon côté, je m’évertue à lui montrer à quel point je suis touché par sa mâlitude, enchanté par ses performances sexuelles. Je m’évertue à lui faire découvrir de nouvelles nuances de plaisir, et à lui montrer à quel point il peut m’offrir du plaisir tout simplement en recherchant le sien. Et à lui faire prendre confiance en lui, car il semble en manquer. C’est ça aussi qui le rend si touchant.
    Peu à peu je le vois prendre confiance en lui, et se comporter de plus en plus comme un petit mâle qui sait ce qu’il veut au pieu. Mais toujours dans le respect mutuel.
    Et après le sexe, le petit mâle qui me fait craquer laisse la place au puits à câlins qui m’émeut aux larmes. J’avais oublié que faire l’amour avec un garçon pouvait être aussi bon.

    Dimanche après-midi, après une bonne séance de galipettes et une sieste, le p’tit brun me propose de faire une sortie cinéma.
    —    Ça fait un moment que ce film est sorti mais je n’ai pas eu le temps d’aller le voir. Et maintenant, l’Utopia vient de le reprogrammer pour une seule séance. Ça te dit ?
    —    Vraiment, je ne sais pas comment tu fais… je lui lance, une fois de plus ému par notre entente presque télépathique.
    —    Comment je fais… quoi ? il s’étonne.
    —    Pour lire dans mes pensées…
    —    C’est à dire ?!
    —    Moi aussi j’ai toujours voulu aller voir ce film, mais je n’ai jamais trouvé le bon moment !
    —    Bah, on y va, alors !
    —    On y va !



    Dès les premières images, dès les premières notes de la scène d’ouverture, je sais que ce film va me prendre aux tripes et me bouleverser. Et ça ne rate pas. L’histoire de Mia et Sebastian est portée par une bande originale fabuleuse, par une esthétique riche et soignée, par des acteurs attachants (et beaux, surtout Ryan Gosling qui, porte fabuleusement bien sa belle petite gueule et ses chemises blanches), par une histoire romantique, et par un final qu’on n’a pas vu venir et qui nous étreint le cœur.
    Ce film me prend aux tripes, car il me fait à la fois penser à mon présent et à mon passé.



    Anthony est mon « Another day of sun ».

    Someone in the crowd could be the one you need to know
    Quelqu'un dans la foule pourrait être celui que vous devez connaître
    The one to finally lift you off the ground
    Celui qui te fera enfin décoller du sol



    Définitivement, Anthony est le garçon que je devais connaître, celui qu’il me fera enfin décoller. Je l’ai trouvé, il m’a trouvé. Car j’étais peut-être enfin prêt à être trouvé.

    Someone in the crowd could take you where you wanna go
    Quelqu'un dans la foule pourrait t'emmener là où tu veux aller
    If you're the someone ready to be found
    Si tu es quelqu'un prêt à être trouvé

    L’« Epilogue » du film me déchire les tripes car il fait impitoyablement écho à mon bonheur perdu.
    Mais Anthony est là, et même si je me prends un gigantesque retour de nostalgie, elle glisse sur moi.
    Je ne suis plus seul, et je crois que je suis à nouveau amoureux. Oui, je crois qu’un nouveau jour de soleil est enfin arrivé pour moi.

    Après la projection, je passe une merveilleuse soirée en compagnie de mon adorable Anthony.
    Nous montons à l’Observatoire de Pech David pour observer la ville et ses lumières de Noël.

    Nous restons un long moment assis sur un banc à contempler Toulouse, enlacés, à nous faire des câlins et des bisous. Je passe une véritable « Lovely Night ».



    Et j’ai l’impression de danser avec les étoiles.




    Martres Tolosane, le lundi 11 décembre 2017, jour du départ d’Anthony – 9 (JDA – 9 jours).

    Anthony, c’est vraiment la belle surprise, la belle rencontre, le bonheur auxquels je ne croyais plus depuis longtemps. Je remercie la vie de m’avoir fait ce cadeau inespéré et inestimable !
    Je commence vraiment à m’attacher à lui. Je crois même que je suis en train de tomber amoureux de ce petit mec. Amoureux comme je l’ai été une seule autre fois dans ma vie.
    Avec Anthony, j’ai retrouvé les frissons que je désespérais retrouver un jour, que je désespérais retrouver après Jérém.
    Par moments, je culpabilise. Je me dis que mon bonheur avec Anthony va me faire oublier le bonheur que j’ai connu avec Jérém. Mais je suis tellement heureux que j’arrive enfin à faire taire cette petite voix au fond de moi. Je suis tellement heureux que je me laisse porter par ce qui m’arrive, en oubliant de plus en plus facilement les liens qui me relient encore au passé.
    En fait je crois que j’ai été fou de ce petit mec dès le premier instant où je l’ai vu emmitouflé dans son blouson bleu dans la salle d’attente du centre de dépistage. D’emblée, ce garçon m’a paru différent de tous les autres que j’ai croisés auparavant. En fait, il m’a paru familier. C’est comme si on s’était connus dans une vie antérieure et qu’en se croisant par le hasard du Destin, on s’était instantanément reconnus. Notre complicité immédiate, notre entente parfaite semblent être là pour appuyer cette hypothèse.
    Ce petit mec me fait un bien fou. Car il y a dans son regard une douceur qui me fait fondre. Car son sourire est à la fois touchant, timide, solaire, tout en recelant toujours une pointe de tristesse. Une tristesse dont je connais désormais l’origine, une blessure violente de celles qui marquent à vie. Une blessure cicatrisée, certes, mais qui redevient parfois douloureuse, quand la vie joue des tours.
    Ce garçon me plaît terriblement, et à tout point de vue.
    J’aime son « petit format » pas trop musclé mais bien ramassé, bien proportionné, sa peau mate, ses sourcils qui se mettent en chapeau lorsqu’il manifeste de la surprise, son regard pétillant, ses longs cils qui ajoutent encore de l'éclat à l’intense brunitude de son regard.
    J’aime le regard qu’il porte sur moi, et qui me fait sentir attirant, désirable.
    J’aime sentir que je lui ai manqué tout autant qu’il m’a manqué.
    J’aime son regard amoureux. Et j’aime sentir que je suis amoureux de lui.
    Je commence vraiment à croire au bonheur avec CE garçon. Et le temps nous est si cruellement compté ! Une poignée de jours avant son départ ! Mais quel dommage !
    Le temps d’un regard, ce garçon a rempli ma solitude, a redonné de si belles couleurs à ma vie, et il m’a fait redécouvrir le bonheur. Et je sais que lorsqu’il sera parti, il va me manquer à en crever.
    Maintenant que je sais que le temps nous est impitoyablement compté, j’essaie de faire en sorte de voir Anthony le plus souvent possible.
    Ce qui n’est pas toujours facile puisque, en attendant de partir à New York, il travaille dans un fastfood de son quartier.
    Ce n’est que le mercredi suivant que nous arrivons à nous revoir.


    Martres Tolosane, le mercredi 13 décembre 2017 (JDA – 7 jours).

    Ce soir, il est convenu qu’Anthony fasse la connaissance de Galaak. Anthony n’a pas de permis, il vient donc en train, et je vais le chercher à la gare de Martres.
    La rencontre avec le beau brun à quatre pattes et le petit brun au blouson bleu se passe comme prévu. Coup de foudre au premier regard. Nous disputons un match de rugby-pouic-pouic à trois dans le jardin, et c’est vraiment un super moment. A la fin de la « rencontre », les joueurs à deux pattes se font des bisous. Galaak demande sa part de câlins. Et Anthony les lui offre avec une spontanéité et une générosité qui m’inspirent une profonde tendresse. Il n’en a rien à faire qu’avec sa fougue et ses grosses pattes humides il lui salisse son jeans ou son pull ou son blouson bleu. Pendant cette séance de câlins, Anthony semble avoir la même attitude que Galaak, tout absorbé par le bonheur de l’instant, comme si le passé et l’avenir n’existaient pas. Il a l’air d’un gosse qui s’amuse avec toute l’insouciance de son enfance. C’est beau et terriblement émouvant. Je craque !
    Galaak est fou d’Anthony et Anthony est fou de Galaak. Les deux Êtres qui insufflent chacun à leur façon de la lumière dans ma vie s’entendent à merveille. Et ça me rend tellement heureux.
    A la fin de la séance câlins, le petit brun sort quelque chose de la poche de sa veste. Il s’agit d’un « os » en couenne séchée pour nettoyer les dents des chiens.
    —    Est-ce que je peux le lui donner maintenant ? il me questionne, tout mignon.
    Cette petite attention pour mon chien d’amour me fait littéralement fondre. Comme je l’aime, ce garçon !


    Toulouse, le mardi 19 décembre 2017, 20 heures (JDA – 10 heures)

    Après deux semaines de pur bonheur, le dernier soir est arrivé. Il est arrivé si vite que je me le prends en pleine figure. Depuis ce matin, je suis envahi par une tristesse qui leste mon esprit.
    Au resto, je tente de faire bonne figure. Mais le cœur n’y est pas. Anthony non plus n’a pas l’air bien dans ses baskets. Notre conversation est moins fluide que d’habitude. C’est peut-être à cause du fait que lui comme moi évitons de parler du seul sujet qui nous préoccupe.
    Pendant le repas, Anthony boit plusieurs verres. Au dessert, il a les yeux qui brillent, le regard caressant et la voix qui flanche. Il est si mignon, si touchant.
    En allant vers la voiture, il plane un peu.
    —    J’ai trop bu ! il me lance, avec une voix légèrement « désaccordée ».
    Puis, lorsque nous sommes dans la voiture :
    —    J’ai plus envie de partir à New York ! Je veux rester avec toi !
    Le petit brun fond en larmes, et je le serre très fort dans mes bras.
    —    Ne pleure pas, sinon tu vas me faire pleurer aussi.
    —    Ça fait depuis qu’on est arrivé au resto que j’ai envie de chialer. J’ai bu pour ne pas chialer, il m’avoue.
    —    Tu es vraiment trop mignon ! Moi non plus je n’ai pas envie que tu partes. Mais ce que tu as à faire là-bas est très important pour ton avenir professionnel. Tu ne peux pas tout foutre en l’air sur un coup de tête…
    —    Ce n’est pas un coup de tête ! Je t’aime, Nico !

    Je t’aime.

    Trois petits mots qui dessinent un monde entier.
    Trois petits mots que je n’ai pas entendus depuis tellement longtemps.
    Trois petits mots qui me font un bien fou, mais qui me déchirent le cœur en ce soir d’« au revoir ».

    —    Moi aussi je t’aime, Anthony. Tu me fais tellement de bien ! Tu m’as redonné de la joie, tu sais, je n’y croyais plus. Mais tu ne peux pas renoncer à tes rêves. Et puis, un an ça passe vite, et je viendrai te voir dès que je pourrai.

    Nous rentrons à son appart. Il est prévu que je reste dormir chez lui et que je l’amène à l’aéroport de Blagnac demain matin.

    —    Il faut que je te montre quelque chose, il m’annonce.

    Et là, il sort une grande chemise à la couverture verte, il l’ouvre et il en extrait une quantité de dessins qu’il étale lentement sur le bureau. Des dessins d’un tout autre genre que ceux qu’il m’a montrés la première fois.
    —    Je n’ai encore jamais montré ça à personne… j’espère que tu ne vas pas mal me juger…

    Sur ces nouveaux dessins, il y a des garçons, et rien que des garçons. Seuls, à deux, potes, ou amoureux, habillés ou torse nu, ou complètement nus, en ville ou à la plage, des garçons lambda ou portant un drapeau arc en ciel. Le juger ? Le juger, de quoi ?
    Moi, ce que je vois sur ces nouveaux dessins, ce sont des petits mecs avenants, souriants, qui ont l’air de s’amuser, de s’assumer, d’être heureux.
    Avec des traits assez simples, Anthony arrive à rendre les garçons vivants. Les visages, les corps, les abdos, les pecs, les tétons, les brushings, les t-shirts, tout est à la fois réaliste et idéalisé, mais jamais surfait. Il se dégage de ces dessins une sensualité certaine. Mais même quand la nudité est totale, même quand deux garçons s’embrassent ou se caressent, rien n’est jamais obscène, car il y a toujours de la tendresse dans le regard de l’artiste.
    J’adore le regard qu’il porte sur ses personnages, mais aussi son trait à la fois précis et un peu enfantin.
    Parfois, une seule image semble raconter une histoire, comme ce garçon torse nu assis au bord du lit qui regarde par la fenêtre et qui a l’air si triste. On jurerait qu’il regarde partir le garçon avec qui il vient tout juste de faire l’amour. Et que dans son for intérieur, il se dit qu’il ne le reverra jamais.

    —    C’est juste… magnifique ! je ne peux contenir plus longtemps mon émotion.
    —    Tu le penses vraiment ?
    —    Et comment !
    —    Tu trouves où toutes ces inspirations ?
    —    Ça vient d'un peu partout, ça peut venir d’une scène vue dans la rue ou dans le bus, d’une image trouvée sur le net, d’un pote, d’une rencontre.
    —    En tout cas, ces dessins sont superbes. On capte ta passion, et le regard que tu portes sur ces garçons est vraiment touchant. Tu devrais essayer de publier ces images !
    —    Je ne suis pas à l’aise avec ces images… enfin, elles sont trop… intimes… j’aurais l’impression de me mettre à nu, si je les montrais. C’est pour ça que je n’ai jamais osé les montrer…
    —    Alors, je te remercie de la confiance que tu me fais en me les montrant.
    —    Je savais que tu comprendrais. Et que tu ne me jugerais pas.
    —    Je te juge en tant qu’artiste très prometteur. Tu ne dois pas avoir honte de ces dessins, bien au contraire, tu dois en être fier !
    —    Merci, Nico !
    —    Et j’irai même plus loin. Je pense que ces dessins ne sont qu’un tout petit avant-goût des très belles choses que tu pourrais réaliser si tu laissais ton inspiration libre de s’exprimer.
    —    J’aimerais bien, mais l’art homo est mal perçu en général, surtout quand il y a de l’érotisme. Je ne pense pas qu’il y aurait des éditeurs prêts à prendre le risque.
    —    Publie-le sur Internet !
    —    J’y ai pensé. Mais je ne sais pas si je suis prêt à ouvrir mon « jardin secret » à tous les regards…
    —    Je comprends parfaitement. C'est un peu comme une "mise à nu"...

    —    C'est ça, et c'est pour ça que je ne suis pas prêt.

    —    Peut-être que tu le seras un jour. En attendant, saches que tu as gagné ton premier admirateur !
    —    Tu es super, Nico ! me glisse le petit brun, tout en appuyant sa tête contre mon épaule.
    —    Et sinon, ça fait longtemps que tu dessines des garçons ?
    —    Je l’ai toujours fait, plus ou moins. Mais j’ai vraiment commencé à faire des dessins avec des sujets gays il y a deux ou trois ans. En surfant sur Internet, je suis tombé sur le site d’un gars qui dessinait des mecs, et ses dessins ont été comme une révélation. Quand j’ai vu ses dessins, je me suis dit : « Mais c’est ça que je veux faire ! Malheureusement, ce gars n’est plus de ce monde, il a été emporté il y a deux ans par une crise cardiaque, au milieu de sa quarantaine.
    —    C’est jeune !
    —    Attends, je vais te montrer le site mémoriel que son entourage a mis en ligne…
    Anthony ouvre son ordinateur et tape « sven » dans la barre de recherche. L’adresse du site s’affiche instantanément.

    https://svenderennes.wixsite.com/sven-de-rennes

    —    Regarde comment c’est beau ! Regarde comment ses « petits mecs » étaient mignons et heureux !
    Ses dessins sont autant de célébrations de la jeunesse, des belles plastiques, des beaux sourires, du bonheur entre garçons, de la sensualité, du désir, du désir assumé. Mais aussi de la douceur de vivre, de la tendresse. Ses dessins sont des hymnes à la tolérance, à la beauté et à la légitimité de l’amour entre garçons.
    J’aimerais tellement arriver à faire quelque chose d’aussi beau !
    —    Mais tu y es déjà parvenu. Ton style est très proche du sien, tout en restant très personnel. Tes « petits mecs » à toi, sont tout aussi beaux et craquants que les siens !
    —    Tu es gentil, mais je suis loin d’avoir son niveau !
    —    Tu es encore jeune, tu as juste besoin de pratique et d’expérience.
    —    J’aime beaucoup cette petite BD qu’il avait réalisée…

    https://svenderennes.wixsite.com/sven-de-rennes/illustration-gays-adulte-part-02

    —    Il y a beaucoup d’érotisme dans cette petite BD. Mais quand on regarde ces deux « petits mecs », on se sent bien, on est heureux parce qu’on les sent heureux, et ça donne la pêche.
    —    Il a vraiment l’air de t’inspirer beaucoup, ce Sven…
    —    Oui, beaucoup. Et j’aime beaucoup aussi les dessins de « Tom of Finland », un dessinateur qui a marqué la culture gay par ses représentations à la patte ultra-reconnaissable.

    https://www.google.com/search?client=firefox-b-d&sca_esv=589425481&sxsrf=AM9HkKltfZpb_BS13xE_os0QkX1iSrwcjA:1702147584620&q=tom+of+finland&tbm=isch&source=lnms&sa=X&ved=2ahUKEwjduovxgYODAxVfRaQEHYMXCgUQ0pQJegQIDRAB&biw=1600&bih=775&dpr=1#imgrc=MumAgIToVg5hjM

    —    Certains sont des purs fantasmes, certains font même un peu cliché, mais tous dégagent un érotisme brut presque palpable. Regarde ces deux chats mâles au blouson en cuir et à la casquette de policier qui se tournent autour, qui se jaugeant du regard, cette transposition animalière du désir homosexuel déborde d’érotisme ! On les imagine déjà en train de baiser !
    —    C’est vrai ! j’admets.
    —    Sven l’aimait beaucoup aussi. D’ailleurs son nom d’artiste, « Sven de Rennes », faisait écho à celui de « Tom of Finland ».
    Mais l’érotisme brut de Tom est absent des dessins de Sven. Il y a de la sensualité et du désir, mais aussi beaucoup de tendresse. Et ça, ça me parle davantage.
    —    Un peu comme le croquis que tu as fait après notre premier rendez-vous ?
    —    Oui. D’ailleurs, je l’ai terminé, il me lance, en sortant le dessin d’une autre chemise.
    Il est pour toi.
    Le croquis de départ est désormais un magnifique dessin où chaque détail est soigné, ou tout regorge de vie.
    —    C’est sublime !
    —    Comme ça, tu te souviendras de moi !
    —    Il est magnifique, mais je n’ai pas besoin de ce dessin pour me souvenir de toi ! Tu es un cadeau du ciel !

    Ce soir, ce dernier soir avant son départ pour New York, nous faisons l’amour une dernière fois. Le petit mec vient en moi, me pilonne pendant un bon petit moment, et il finit par gicler en moi. Qu’est-ce qu’il est beau pendant l’amour ! Qu’est-ce que j’aime faire l’amour avec lui !
    Et qu’est-ce que j’adore, au moment de sa jouissance, voir son esprit s’évaporer, voir tout son Être comme foudroyé par l’intensité, par la violence même, de son orgasme ! Son corps et son visage sont comme secoués par une décharge puissante, tellement puissante que ça pourrait même sembler douloureuse. De chacune de ses jouissances, et en particulier lorsqu’il me fait l’amour, le p’tit brun en sort comme assommé. Et dans son abandon total, il cherche volontiers la chaleur de mes bras, le visage enfoncé dans le creux de mon épaule, ou bien en cuillère.
    Ce soir, après l’amour, il se blottit contre moi. Je l’entends s’endormir, et je m’endors les yeux embués de larmes. Comment il va me manquer, ce petit ange brun !

    Je me réveille dans la nuit, avec une trique d’enfer. J’essaie de me repositionner dans le lit pour ne pas le réveiller. Ce qui a justement pour effet de le réveiller.
    —    Tu bandes ? il me lance, la voix pâteuse.
    —    Je suis désolé…
    —    J’ai envie…
    —    Tu as envie ?
    —    Je n’ai jamais fait ça, mais j’ai bien envie d’essayer… avec toi.
    Quelques instants plus tard, le petit mec est allongé sur le ventre, et je glisse mon visage et ma langue entre ses fesses pour lui donner un avant-goût, pour le préparer pour sa première fois.
    Lorsque j’essaie de le pénétrer, il a mal. Je dois m’y reprendre plusieurs fois, alors que j’ai une envie terrible de jouir. Mais ça ne fait rien, je prends sur moi. Le petit gars m’offre sa première fois, et je veux que ça se passe bien.
    Lorsque j’arrive enfin à me glisser en lui, je commence à le pilonner en douceur. Qu’est-ce que c’est bon ! Et qu’est-ce que c’est bon le sentir se détendre peu à peu, et commencer à prendre du plaisir !
    Lorsque je sens que je vais venir, je me retire.
    —    Quelque chose ne va pas ? il m’interroge.
    —    Si je continue, je vais jouir…
    —    Bah, alors continue !
    —    T’es sûr ?
    —    Oui !
    Alors je reviens en lui, et je jouis entre ses fesses. J’en retire un plaisir fou, tout en mesurant à sa juste valeur la chance d’avoir été le premier garçon.


    Aéroport de Blagnac, le mercredi 20 décembre 2017 à 4h15.

    Lorsque nous sortons de l’immeuble, il fait encore nuit, et il fait froid. Nous sommes tous les deux fatigués, et tristes. La nuit a été courte, le réveil violent et implacable.
    Le voyage vers l’aéroport se passe dans le silence. Il est lui aussi lourd de fatigue et de tristesse. Je ressens la désolation des adieux qui se profilent, la morsure des angoisses.
    Ce que nous partageons est si fort, il l’est à cet instant. Mais un an de séparation c’est long, contrairement à ce que je lui ai dit hier soir pour tenter de le calmer. En un an, il peut se passer tellement de choses, il pourrait faire tellement de rencontres, dans une ville comme New York, lui si mignon !
    Alors, une question me hante. Est-ce que ceci n’est qu’un au revoir, ou bien un adieu ?
    Je redoute tellement les jours qui viennent, et même l’instant où il aura passé le portique de l’embarquement. Il disparaîtra de ma vue, et le manque sera atroce. Je ne pourrai plus, comme je l’ai fait depuis notre première rencontre au centre de dépistage, projeter chacune de mes pensées, chacun des instants dans ma journée, vers la joie de retrouvailles proches, le soir même, le lendemain. Sa présence ne sera plus à une distance géographique et temporelle facilement annulable. Ces deux distances seront vertigineusement augmentées. La projection vers le bonheur des retrouvailles sera impossible, et la joie qu’accompagnait ces pensées sera annulée.
    La peur de la solitude, la peur de revivre un nouvel abandon, étreignent mon cœur et serrent ma gorge, empêchant tout mot d’en sortir. Et derrière ces peurs, une autre se cache, tapie dans l’ombre. Celle d’être rattrapé par mes anciens démons. Ces mêmes démons que la présence d’Anthony a bien réussi à dompter depuis deux semaines, sans avoir pour autant eu le temps de les terrasser pour de bon.
    Je sais que ce silence est tout aussi violent pour moi que pour lui, et je m’en veux de lui imposer ça. Mais j’ai le cœur tellement lourd que je ne sais vraiment pas de quoi parler pour détendre l’ambiance. Il me semble que tout mot serait vain. Et puis, surtout, je sais que dès le premier mot prononcé, je n’arriverais pas à retenir mes larmes.
    C’est Anthony qui se charge de briser la glace. Vraiment, ce garçon est un rayon de soleil.
    —    Merci de m’accompagner à l’aéroport, me lance le petit mec, avec une voix basse.
    —    Mais c’est avec plaisir…Façon de dire, je me corrige. Tu vas trop me manquer !
    —    Toi aussi tu vas me manquer !

    Après avoir garé la voiture à proximité des « Départs », nous nous faisons nos « au revoir » à l’abri des regards. Une longue séance de bisous, d’accolades, de caresses, de larmes.
    Devant le portique de l’embarquement, je suis pris comme d’un vertige. Je n’ai tellement pas envie de le voir disparaître de ma vue !
    —    Ça y est, c’est ici qu’on se dit au revoir pour de bon, il me lance, l’air aussi triste que Galaak quand il me regarde manger et que rien ne tombe de la table.
    Ah, putain, comment il est mignon ce garçon, comment il est touchant, et comment il est amoureux ! Le voir si triste me fend le cœur.
    —    Je vais venir te voir dès que possible, dès que j’aurai des congés.
    Et là, pour toute réponse, il me lance :
    —    Ne m’oublie pas, Nico !
    —    Mais comment veux-tu que je t’oublie ? je lui lance à mon tour, les larmes aux yeux. Tu es ce qui m’est arrivé de mieux depuis tellement longtemps ! Tu es un rayon de soleil, je suis tellement bien avec toi ! Je t’aime, Anthony !
    —    Moi aussi je t’aime !
    Une dernière accolade, nos bras qui enserrent l’autre très fort, nos lèvres qui se posent sur nos cous pour quelques derniers baises dérobés, des larmes qui se mélangent. Voilà le récit de nos derniers instants.
    Le petit brun au blouson bleu passe le portique et disparaît dans les méandres de l’espace canalisé qui donne accès aux contrôles de sécurité.
    Je quitte l’aéroport les larmes aux yeux, le cœur en miettes.

    Pourquoi pas un petit commentaire pour bien terminer l'année?

    Vas-y, cher/e lecteur/trice, ne sois pas timide !


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