•  

    Merci de m'aider avec Tipeee en bref ou Paypal, en cliquant sur ce bouton Bouton Faire un don Merci !
     

     

    Dans le métro, Jérém essaie de me faire la conversation, certainement pour tenter de faire taire son sentiment de culpabilité et son malaise. Il me questionne sur mon emploi du temps dans la semaine à venir, sur mes cours, il me demande des nouvelles de mes propriétaires. Il essaie de se montrer aimable. Mais toute l’amabilité du monde ne pourra remplacer notre complicité, ce bonheur que la découverte de ses coucheries vient de me retirer.

    « Je voudrais être le mec qu’il te faut » il me lance sur le quai de la gare, devant la porte du train, l’air vraiment désolé.

    « Mais tu l’es. Enfin, tu pourrais l’être… » je lui lance, triste comme les pierres, en montant dans le wagon.

    « Tu es quelqu’un de spécial pour moi, Nico, ne l’oublie jamais ».

    Je voudrais trouver des mots pour lui dire aurevoir. Mais déjà les coups de sifflet des agents SNCF annoncent le départ prochain du train.

    « On s’appelle » je l’entends me lancer, alors que les portes sont déjà en train de coulisser.

    Là non plus, je n’ai pas le courage de lui répondre. Je suis sonné, comme dans un état second, je ne sais même plus où j’habite.

    Le train démarre et la dernière image que j’ai de Paris est un gars beau comme un Dieu, mais avec un air triste à mourir, une image qui me donne envie de pleurer. Le train m’arrache très vite à cette image. Mais je pourrais jurer que ce gars était lui aussi en train de pleurer.

     

    Pendant que le train quitte Paris je repasse le film des deux dernières heures. Jérém qui me fait l’amour. Jérém qui me demande de lui faire l’amour. Jérém qui a encore envie. Jérém qui vient en moi à nouveau. Le plaisir, beau, intense. L’esprit qui s’apaise enfin, après un début de week-end plein de doutes. Notre complicité retrouvée. Notre tendresse retrouvée. Notre bonheur enfin retrouvé.

    Et puis cette sonnette, stridente, désagréable comme un clou sur lequel on vient de marcher. L’arrivée de cette nana. La découverte que c’était elle l’auteur des mystérieux coups de fil auxquels Jérém n’avait pas voulu répondre et qui m’avaient tant questionné. La découverte que Jérém a couché avec elle. La mise au point avec Jérém. Ses explications, comme quoi il couche avec des nanas pour que ses coéquipiers ne se posent pas de questions au sujet de sa sexualité. Sa déclaration comme quoi je suis quelqu’un de spécial à ses yeux. Et à côté de ça, sa vision de notre relation à venir, un couple libre où entre deux retrouvailles plutôt espacées, nous aurions des aventures protégées et sans implications sentimentales.

    Pendant que le train m’éloigne de Paris, j’essaie de comprendre le point de vue de Jérém. J’ai l’impression qu’en essayant de m’expliquer à quel point il était désolé de me faire vivre ça et de ne pas avoir mieux à me proposer, il semblait vraiment sincère. Ses mots paraissaient sincères, sa tristesse aussi, tout comme son malaise. Un malaise qui n’était pas le pendant du fait d’avoir été « découvert » mais plutôt du fait de me faire souffrir.

    J’essaie de prendre sur moi, de me faire à l’idée d’un couple libre qui se retrouverait de temps à autre sans que cette liberté n’entache ce « truc » très spécial qu’il y a entre nous, et dont Jérém a enfin verbalisé l’existence.

    J’essaie, encore et encore, j’essaie jusqu’à m’en donner le tournis. Mais ça finit toujours par bugger quelque part. Sur le fait d’imaginer mon Jérém au lit avec une nana. Ou bien sur le fait que cet « arrangement » espacera encore nos rencontres. Je ne peux supporter l’idée de ne voir Jérém que deux ou trois fois par an. Mais aussi, je bugge sur la peur qu’en acceptant le principe du couple libre, ceci ouvre la porte à tous les dangers. Si notre couple est libre, qu’est-ce qui l’empêcherait un jour de passer des nanas aux mecs ? S’il n’est jamais tombé amoureux d’une nana, peut-être qu’il tombera amoureux d’un mec. C’est bien connu, loin des yeux, loin du cœur. A force de ne pas se voir, des choses vont forcément changer entre nous. Et un jour il va finir par m’oublier. Et peut-être que moi aussi je vais l’oublier. Ça aussi ça me fait peur. Je ne veux pas l’oublier.

    En fait, je bugge avant tout sur ma peur de perdre Jérém.

    Ma raison, seule, serait peut-être à mesure de comprendre sa vision des choses et de la saluer en tant que solution « la moins pire » à court terme. Mais à 19 ans, le cœur l’emporte sur la raison. C’est toute la beauté de cet âge. Mais aussi son défaut.

    Soudain, une phrase me revient. Quelques mots de Jérém qui, dans le feu de la mise au point, je n’ai pas su relever, mais qui m’ont quand même blessé : « Le rugby c’est ma vie ». La tentation est forte d’y voir un sous-entendu : « Le rugby c’est ma vie, et pas toi, Nico ». Ou, à la rigueur « toi aussi, mais pas autant que le rugby ».

    J’essaie de me dire que Jérém n’a jamais prononcé les mots « et pas toi, Nico », que je me prends la tête pour rien, que je fais fausse route. J’essaie de me focaliser sur le fait qu’il m’a dit et répété que je suis quelqu’un de spécial à ses yeux. J’ai vu Jérém pleureur sur le quai de la gare. Ce n’est pas vraiment l’attitude d’un garçon qui n’en a rien à faire de moi.

    Et pourtant, je n’arrive pas à chasser de ma tête le doute que, même si cela lui pèse, le rugby puisse peser plus lourd que notre relation dans ses choix personnels.

    Je rentre à Bordeaux, la mort dans le cœur et l’âme, en ignorant quand je vais revoir Jérém, si tant est que je vais le revoir un jour.

    Ce qui est très dur aussi, c’est de penser que je n’ai aucun recours sur les règles établies par Jérém. J’ai beau me dire que ces règles lui sont à son tour imposées par son entourage, par la bêtise d’une société qui se sent légitime à autoriser ou pas l’amour suivant le sexe des acteurs de cet amour, je n’arrive pas à accepter que je n’ai aucune prise là-dessus. C’est à prendre ou à laisser. Si je laisse, je vais perdre Jérém. Si je prends, j’ignore où cela peut nous conduire.

    Je suis tellement accaparé par ma souffrance que je finis par perdre la notion du temps et de la distance. Ainsi, lorsque le train ralentit à l’approche d’une nouvelle gare, je suis étonné de lire « déjà » le panneau « Poitiers ». Etonné et un brin remué. Soudain, je repense à Benjamin, le gars avec le chiot labrador. Si j’avais su ce que Jérém préparait, je n’aurais peut-être pas jeté son papier.

    Je jette un regard mécanique par la vitre, tout en me disant que c’est inutile de regretter, que la chance ne passe jamais deux fois, et que de toute façon, après le vent que je lui ai mis, le gars ne voudrait plus jamais de moi. Et là, je n’en crois pas à mes yeux. Je vois Benjamin avancer sur le quai.

    Je le fixe assez longtemps pour arriver à croiser son regard. Et son beau sourire. Ah, apparemment il n’est pas vexé. La place à côté de la mienne est libre. Le train est assez bondé, mais je refuse plusieurs personnes en prétextant que j’attends quelqu’un.

    J’attends pendant de longues secondes. Et voilà Benjamin, il vient de rentrer dans ma rame, à la suite d’une colonne de personnes qui cherchent toutes à s’installer. Avec ses yeux clairs entourés par des lunettes fines qui lui donnent un regard un peu intello, il est toujours aussi furieusement sexy. Et le nouveau sourire qu’il me lance d’un bout à l’autre de la rame est beau à en pleurer.

    « Cette place est libre ? » me demande le monsieur qui précède Benjamin.

    « J’attends quelqu’un, désolé ».

    Le monsieur avance et Benjamin arrive à ma hauteur.

    « Salut ».

    « Salut ».

    « Alors, il paraît que tu attends quelqu’un ? » il me taquine.

    « Assieds-toi, tu gênes les autres passagers » je le cherche à mon tour.

    « C’est drôle de se retrouver dans le train » il me lance, tout en s’asseyant à côté de moi.

    « C’est vrai ».

    C’est la première fois que je le vois de si près et je le trouve vraiment craquant. Sa peau un peu mate a l’air terriblement douce. Ses petites oreilles sont des aimants à bisous. Une légère fragrance de parfum masculin contribue à vriller mes neurones.

    « Et si tu commençais par me dire ton prénom ? » il me lance.

    « Ah oui, je m’appelle Nico ».

    « Joli prénom, Nico. Comment tu vas, Nico ? ».

    « Ça va et toi ? ».

    « Ne dis pas que ça va, je vois bien que ça ne va pas ».

    « Non, ça ne va pas très fort ».

    « Tu viens d’où ? ».

    « De Paris ».

    « T’y étais pour le week-end ? ».

    « Oui ».

    « Mais tu n’as pas passé un très bon week-end… ».

    « Non, pas vraiment ».

    « Je parie que c’est à cause d’un mec… ».

    « Oui… ».

    « Ton mec ? ».

    « Oui… enfin… je ne sais plus si c’est toujours mon mec. Je n’ai pas vraiment envie d’en parler, là ».

    « Ok, ok, je ne te saoule pas avec ça ».

    « Et toi tu viens d’où ? » je le questionne.

    « Mes parents sont à Montmorillon, à côté de Poitiers. Je monte les voir toutes les deux ou trois semaines ».

    « Mais tu habites Bordeaux… ».

    « Oui ».

    « Et tu y fais quoi ? ».

    « Je suis aide-soignant. Et toi ? ».

    « Je suis étudiant à la fac de sciences naturelles, je suis en première année ».

    « Alors tu as… genre… 19-20 ans » il me lance.

    « Dix-neuf. Et toi ? ».

    « Moi je suis un vieux, j’ai 26 ans ! ».

    « T’es pas mal pour un vieux ! » je le cherche.

    « Ah bon ?! » il feint de s’étonner « je croyais que je ne te plaisais pas ».

    « Pourquoi tu dis ça ? ».

    « Je te rappelle que tu ne m’as pas rappelé l’autre fois ».

    « J’ai perdu ton papier » je mens.

    « Alors c’est une chance qu’on se recroise à nouveau ».

    « Oui. Il est où le chiot ? » je change de sujet.

    « Chez une copine. C’était le cadeau d’anniversaire de mon mec ».

    « Tu as un copain ? ».

    « J’avais. Il est parti il y a trois semaines, et pour de bon ce coup-ci. Depuis, je me retrouve avec la garde exclusive du bébé ».

    « Vous vous êtes séparés ? ».

    « Oui, mais c’était dans l’air depuis un moment, alors pas de larmes, pas de drames, c’est la vie, c’est mieux comme ça ».

    Nous passons le reste du voyage à discuter. Le gars a l’air vraiment sympa, il est drôle, intelligent, cultivé. Depuis que Benjamin s’est assis à côté de moi, le temps semble passer plus vite. Et j’ai cessé de ressasser ma souffrance et mes peurs. Bien sûr, elles n’ont pas disparu. Mais elles sont comme anesthésiées, confinées dans un coin de ma conscience.

    Je redoute désormais l’arrivée à Bordeaux et le moment où nous allons certainement nous séparer. Je redoute la solitude de mon petit appartement, son silence, la présence encombrante de celui qui est tellement absent. J’ai peur de ne pas arriver à fermer l’œil de la nuit.

    Et si nous passions la soirée ensemble ? Est-ce qu’il en a toujours envie ? Est-ce qu’il se contenterait de passer la soirée avec moi sans qu’il ne se passe rien de sexuel ? Car, même si Benjamin me fait bien envie, je ne me sens pas le courage de coucher avec lui ce soir, alors que quelques heures plus tôt je faisais l’amour avec Jérém. Non, ça ne peut pas arriver si vite.

    Le train finit par arriver en gare de Bordeaux. Nous attendons tous les deux que le couloir soit un peu plus dégagé avant de bouger. Benjamin se lève en premier, je le suis dans le couloir du train. Il est vraiment beau. Et sympa. Et sa présence dégage un curieux mélange d’élégance naturelle, de sensualité et d’insolence qui le rend vraiment craquant. Non, je ne veux pas qu’il disparaisse à nouveau de ma vie.

    « Ca a été très sympa de discuter avec toi, Nico » il me lance lorsque nous sommes sur le quai.

    « Moi aussi j’ai bien aimé ».

    Nos regards se plongent l’un dans l’autre, un silence s’installe, chargé d’attentes.

    « Tu es tellement touchant, Nico. Si je pouvais, je te prendrais dans mes bras ».

    « C’est gentil » je ne trouve pas mieux à répondre.

    « Je t’inviterais bien à la maison, mais j’ai promis à un pote de passer le voir ».

    « Je comprends. De toute façon, je suis crevé, j’ai besoin de dormir, sinon ça va être la cata demain à la fac ».

    « Mais on peut rester en contact si tu veux » il me propose.

    « Avec plaisir ».

    Avant de nous quitter, nous nous échangeons nos numéros de portable. Et son clin d’œil charmeur en me quittant me met du baume au cœur.

     

    Comme prévu, de retour à mon appart je retrouve illico ma tristesse. Le petit espace est un paysage désolant dont la solitude me paraît le seul horizon. Je n’ai pas envie de lire, ni de regarder la télé. Ni même d’écouter de la musique. Le boîtier jaune du best of de Madonna sorti il y a quelques jours, et posé sur la petite chaîne hi-fi, me fait pourtant de l’œil. Mais pas tant que ça.

    Bien que ce cd aligne un sacré nombre des tubes, l’absence du moindre morceau inédit en fait une compil décevante pour le fan que je suis. Heureusement je vais bientôt pouvoir visionner le dvd du Drowned World tour, le concert que j’étais allé voir à Londres avec ma cousine Elodie pendant l’été. Il faut que j’arrive à économiser assez pour acheter un lecteur. Revoir ce concert me rappellera des souvenirs. L’été, mon état d’esprit et mes attentes du moment. Ma relation avec Jérém à ce moment-là. Mes espoirs, mes illusions. Un âge d’innocence, un Paradis perdu.

    Mais ce soir, je n’ai envie de rien. Même pas d’écouter « Like a prayer », mon album préféré. Ce soir, rien ne semble pouvoir apaiser mon esprit meurtri. Même pas l’écho de la nouvelle et inattendue rencontre avec Benjamin, et les promesses qu’elle semble contenir. L’idée d’être en train de perdre mon Jérém m’obsède, me démolit de l’intérieur. Finalement, je me sens tellement dégoûté que je finis par me dire que je n’ai même pas envie de revoir Benjamin. Je n’ai envie de rien. Même pas de dormir, alors que je tombe de fatigue.

     

    Le lendemain, en cours, Monica, Raphaël, Cécile et Fabien m’interrogent chacun à tour de rôle pour savoir si je vais bien. Je dois avoir une tête de déterré. Je prétexte une nuit blanche, ce qui a été précisément le cas, mais sans donner plus de détails. Les cours défilent sans que j’arrive à me concentrer, à prendre des notes, à prendre le moindre plaisir à apprendre. Je somnole. Monica me secoue plusieurs fois pour m’empêcher de m’assoupir.

    Epuisé, je finis par rentrer en début d’après-midi, avant le dernier cours.

    A mon arrivée dans la petite cour au sol rouge, Albert et Denis m’attendent de pied ferme pour me demander des nouvelles.

    « Oh là là, tu as une sale tête » me lance ce dernier.

    « J’ai pas beaucoup dormi la nuit dernière ».

    « Le petit jeune de l’appart d’à côté a encore mis la musique à fond ? ».

    « Non, pas vraiment ».

    C’est autour d’un verre que les deux vieux hommes m’invitent à boire chez eux, que je finis par déballer ce que je n’ai pas voulu partager avec mes potes de fac. Parfois la différence d’âge est un atout pour se sentir à l’aise.

    « Moi ce que je vois, d’après ce que tu me racontes » considère Albert « c’est que Jérémie a été honnête avec toi. Il n’a pas essayé de te mentir, il ne t’a pas envoyé sur les roses. Il t’a bien expliqué pourquoi il a fait ça. Et, point important, il t’a appris qu’il se protège. Ces coucheries, ce n’est rien. Tous les sportifs gays font ça. Ils couchent avec des nanas pour donner le change. S’ils ne le font pas, ils attirent les ragots et les soupçons. Parce que si ça se sait, où même si la rumeur devient persistante, leur vie va devenir impossible et ils peuvent dire adieu à leur carrière sportive. T’imagine ton Jérémie se faire traiter de pd dans un vestiaire ou, pire, par un adversaire, pendant un match ? Ça le foutrait en l’air. Le monde est injuste, le monde est con, mais c’est comme ça.

    Ce mec t’a aussi dit qu’il t’a dans la peau, et c’est surtout ça qu’il faut retenir. Et c’est ça qui compte, c’est le seul truc qui compte vraiment. Parce qu’à mon avis, cette situation lui pèse, et pas qu’un peu, et ça lui coûte de te l’imposer. Car il doit avoir tout autant peur de te perdre que toi de le perdre ».

    « Je ne veux pas coucher avec d’autres mecs » je réfléchis tristement et à haute voix.

    « Et tu ne dois pas te forcer. Il faut du temps pour digérer tout ça. Je sais que c’est dur à accepter, mais je pense que ce qu’il te propose est la seule solution viable à court et moyen terme. Je pense que tu le comprends, même si tu es trop amoureux pour l’admettre. Mais je pense que tu es aussi assez amoureux pour comprendre et pour accepter ça. L’enjeu, c’est garder ce garçon. Quant aux aventures, les « extras » comme on les appelait avec Denis, le jour où ça t’arrivera, il ne faudra pas leur accorder plus d’importance que ça. Tant que ça reste une coucherie et que tu te protèges, tant que Jérémie reste le seul garçon dans ton cœur, tant que ça ne le fait pas souffrir, ça n’a pas d’importance. Prendre du bon temps t’aidera à relativiser ».

    Albert a raison, je peux faire l’effort de comprendre le point de vue de Jérém. Mais je n’arrive pas l’admettre. Et franchement, je ne vois pas quand et comment je pourrais y parvenir.

     

    Je passe une semaine horrible. Cent fois par jour et cent fois par nuit je repense aux mots de Jérém, j’essaie d’en voir les aspects positifs, de relativiser, de prendre sur moi. Mais avec toute la bonne volonté, je n’y arrive pas, c’est trop dur.

    Ma nature juvénile, impatiente, amoureuse, passionnée, jalouse ne l’accepte pas. J’ai beau retourner la chose dans tous les sens, les pièces ne s’emboîtent pas, les couleurs ne s’alignent pas. J’ai l’impression que l’effort demandé à mon cerveau est trop important, que l’intérieur de mon crâne est en surchauffe et qu’il est sur le point de cramer.

    Je dors peu, je fais beaucoup de cauchemars. Au fond de moi, j’attends un coup de fil de Jérém. J’attends un geste de sa part. J’attends qu’il me dise qu’il a compris à quel point ce qu’il m’impose me fait souffrir, qu’il fasse un pas vers moi. J’attends qu’il me dise que j’ai mal compris, qu’il va arrêter de coucher avec des nanas, que désormais tout sera plus simple entre nous, que nous allons pouvoir nous voir plus régulièrement. J’attends des mots capables de me rassurer, et de me tirer de la profonde tristesse qui me ravage depuis dimanche après-midi.

    Mais encore plus au fond de moi, j’ai peur que ce coup de fin ne vienne pas. Ce qui ne m’empêche pas de continuer à l’attendre, vraiment au fond de moi.

    Il m’arrive parfois de me dire que je pourrais aussi l’appeler. Mais pour lui dire quoi ? Que j’accepte son mode de fonctionnement parce que je n’ai pas le choix ? Je n’en ai pas le courage.

    Si personne n’appelle l’autre, c’est que tout est fini entre nous. Peut-être que Jérém a pris sa décision. Prendre ses distances, se faire oublier, arrêter cette histoire impossible qui fait du mal à tous les deux. L’idée de ne plus jamais le revoir m’est insupportable.

    Les jours se suivent dans une morosité et une tristesse sans fin. La fatigue s’accumule, il m’arrive de m’endormir en cours. Je n’ai même pas l’énergie de répondre aux messages de Benjamin.

    Je sais que lui répondre m’amènera inévitablement à coucher avec lui. Je ne veux pas coucher avec lui. Dans ma tête, le fait de coucher avec un autre gars, ce serait un peu comme fermer la porte sur ma relation avec Jérém. J’ai l’impression que dès que j’aurai franchi ce pas, j’aurai atteint une sorte de point de non-retour et que rien ne sera plus comme avant.

    Plus la semaine avance, plus mes potes s’inquiètent pour moi. Ils me demandent ce qui se passe, si j’ai des problèmes. Mais je n’ai pas envie de leur parler de ce qui se passe dans ma vie. En parler, c’est le rendre plus réel.

    Il m’arrive de sécher les cours et de passer de longues et tristes heures à me balader seul le long de la Garonne et à m’obstiner à essayer de trouver un moyen de résoudre ce casse-tête sentimental.

    J’essaie de m’accrocher à l’idée que je suis le seul mec avec qui il couche, le seul avec qui il prend vraiment du plaisir, j’essaie de toujours garder ses mots à l’esprit « tu es quelqu’un de spécial pour moi », l’idée qu’il ne veut pas me perdre parce qu’il est bien avec moi.

    J’essaie de me dire qu’il se protège pour ne pas me ramener de MST, et que de ce fait aucune pouffe ne connaîtra le bonheur d’avoir le jus de mon mec dans sa chatte ou son cul. Même si, peut-être, dans la bouche, quand même…

    J’ai beau me dire que le fait qu’il refuse que j’aille le voir plus souvent fait partie d’une stratégie de la prudence à laquelle il ne peut pas déroger, parce qu’il a peur.

    Mais j’ai beau chercher toutes les raisons du monde de comprendre ses besoins, ses soucis, ses contraintes, ses peurs, je n’arrive pas à m’y faire. J’ai l’impression d’avoir à faire à un Rubik’s Cube non pas à 6 faces et 9 carrés par face, mais en beaucoup plus compliqué. J’essaie, je ressaie, j’essaie encore et encore. Et j’échoue à chaque fois.

    Parfois, épuisé par tant de déchirement, une question terrible se présente à mon esprit : à quoi ressemblerait ma vie sans Jérém ?

    Mais à cette question, je n’ai pas de réponse. Elle me paraît tellement inenvisageable que je finis par la balayer par un revers de main. Une vie sans Jérém m’est tout bonnement inconcevable. Alors, je dois tout faire pour sauver notre relation. Je ne sais pas encore comment, mais je dois trouver, et vite.

     

    Jour après jour, la ville se grime en Noël. Les travailleurs de la ville s’affairent à enguirlander les rues et les places. La fête se prépare et ce stupide compte à rebours ne fait qu’ajouter à ma morosité. Je ne sais pas ce que je vais faire à Noël. Ce que je sais, c’est qu’à tous les coups je ne le passerai pas avec Jérém.

    Jeudi arrive, avec l’annonce implicite d’un nouveau week-end. Un week-end sans Jérém. Un week-end seul à ressasser ma souffrance. Belle perspective.

    Ou alors, je vais bouger. Ça fait un moment que je ne suis pas rentré à Toulouse. A chacun de mes coups de fil, maman me tanne pour que j’aille faire un petit coucou. Elle m’appelle jeudi vers 18 heures et ne manque pas de relancer le sujet. Certes, l’idée de retrouver le regard désapprobateur de papa ne m’enchante pas vraiment. Et ce qui ne m’enchante pas non plus, c’est de retrouver ma ville toujours meurtrie après l’explosion d’AZF.

    Mais je finis par me laisser convaincre, pour lui faire plaisir, mais aussi pour ne pas passer mon week-end tout seul.

    Je suis resté une bonne demi-heure au téléphone avec maman. Je viens de raccrocher, de poser mon téléphone, d’ouvrir le frigo pour me préparer quelque chose pour le dîner, lorsque la sonnerie retentit à nouveau dans le petit espace de mon appart. Je m’approche et mon cœur fait un bond vertigineux.

    Le petit écran affiche « MonJérém ».

    Soudain, je suis saisi par une immense poussée d’optimisme. S’il m’appelle, c’est que je lui manque. Il a compris à quel point il m’a fait du mal, il a compris que ce qu’il me propose est trop dur pour moi, il va revenir sur ses propos, c’est sûr. Je vais retrouver un Jérém plus proche, attentionné. Il va s’excuser, me dire qu’il ne me refera plus jamais souffrir.

    Oui, c’est le cœur et la tête pleins d’espoirs que je décroche.

    « Salut » je lui lance sur un ton dégagé, pour essayer de lui faire croire d’entrée que je vais bien, que son coup de fil me fait plaisir mais que je ne courais pas après ça.

    « Salut, tu vas bien ? ».

    Sa voix de jeune mâle fait vibrer tant de cordes sensibles en moi.

    « Oui, ça va et toi ? ».

    Et là, contrairement à mes attentes, nous passons de longues minutes à échanger de banalités sans importance. Encore de l’amabilité, de la bienveillance. Mais aucun mot sur « nous ». Je suis déçu et je finis par me montrer froid et distant.

    « T’es sûr que ça va, Nico ? » il finit par me demander.

    « Tu me manques » je lui lâche, sans transition.

    Un moment de silence suit mes mots.

    « Je ne te manque pas ? » je lui lance alors.

    « Si, bien sûr que tu me manques ».

    « On ne dirait pas ».

    « Ne crois pas ça ».

    « Qu’est-ce qu’on fait alors ? » je le questionne frontalement « tu as prévu qu’on se revoit quand ? ».

    « Je te l’ai dit, à Noël je vais descendre quelques jours ».

    « Ah, oui, j’oubliais Noël » je fais, sur un ton sarcastique « Et après ce sera les grandes vacances ? Deux fois par an, c’est ça ? » je m’emporte.

    « Nico… ».

    « Et entre deux tu vas voir ailleurs et je vais voir ailleurs. J’ai bien compris les consignes ? » j’enchaîne, sur un ton de plus en plus agressif.

    « Je te l’ai déjà dit, je suis désolé de t’imposer ça. Mais je ne peux pas faire autrement pour l’instant ».

    « On peut toujours faire autrement ».

    « Si je fais autrement, je peux dire adieu au rugby ».

    « Et le rugby c’est toute ta vie » je commente, en modifiant légèrement mais tendancieusement son propos, avec une intention provocatrice.

    « Et moi, je suis quoi ? ». Voilà les questionnement qui se cachent derrière ma petite provoc’. J’ai besoin d’être rassuré, j’ai besoin qu’il arrive à dissiper ces doutes que je n’arrive pas à chasser de ma tête.

    « Non, non, il y a bien autre chose dans ma vie, Nico. Mais je ne veux pas renoncer au rugby non plus ».

    « Tu sais quoi ? On fait comme tu veux. De toute façon je n’ai pas mon mot à dire. Je n’ai jamais eu mon mot à dire, depuis le début. On a toujours fait ce que tu voulais quand tu le voulais et je ne vois pas pourquoi ça changerait ».

    « Ne le prends pas comme ça, Nico ».

    Je sens que mes mots lui font de la peine. Et pourtant, il garde son calme. Cela me touche et me met en pétard tout à la fois.

    « Et tu veux que je le prenne comment, au juste ? ».

    « Je ne sais pas » il admet tristement.

    Je ne sais plus quoi dire, je n’arrive pas à trouver un seul mot qui pourrait changer quoi que ce soit. Le casse-tête est insoluble.

    « Je vais devoir te laisser » je l’entends me lancer après un long silence.

    « Oui, vas-y, va retrouver tes potes et jouer les hétéros ».

    « Bon week-end, Nico ».

    « Oui, c’est ça, bon week-end ».

     

    Je passe une nouvelle nuit horrible. Le lendemain, je somnole en cours. A tous les cours, sans exception. En fin d’après-midi, je quitte mon appart pour me rendre à la gare St Charles. Pas loin de l’arrêt de bus, une bande de potes est en train de discuter. Parmi eux, un mec très brun, la peau mate, portant un t-shirt noir avec un panache certain. Un t-shirt qui, sans vraiment mouler sa plastique, souligne bien le V de son torse, la chute de ses épaules. Mais aussi le gabarit de ses biceps qui, sans être excessif, est plutôt sympa à regarder.

    C’est vraiment un beau mec, avec une belle gueule virile et sexy. Mais c’est son attitude de bad boy qui le rend sexy en diable. C’est une sorte d’étincelle dans son regard assez dur, fier, un brin arrogant, un tantinet insolent, quelque peu prétentieux, un regard qui affiche par ailleurs un je-ne-sais-quoi d’agressif, de susceptible, de « pas commode ». C’est le genre de gars qui donne l’impression qu’il ne faut pas le chercher longtemps pour le trouver, et pour trouver des problèmes.

    Mais sa sexytude se décline également dans sa façon de se tenir, le bassin positionné vers l’avant, les épaules légèrement voûtées et rassemblées, la cigarette qui se consume entre ses lèvres, avec une intervention minimale de ses mains, qui sont rangées dans ses poches la plupart du temps. Bref, le gars dégage une sexytude incandescente qui tient en grande partie à son attitude de parfait branleur viril et macho et à sa totale nonchalance.

    Pendant quelques minutes, et malgré le fait que je retrouve dans ce gars quelque chose de mon Jérém, même si poussé à l’extrême, l’observation de ce beau spécimen m’arrache de ma souffrance.

     

    Dans le train, je repense au coup de fil de Jérém de la veille. Je me demande pourquoi il a senti le besoin de m’appeler. Est-ce que c’était juste pour prendre des nouvelles ou c’était avant tout pour apaiser sa conscience ?

    Une phrase ne cesse de m’interpeller. Il s’agit de sa réaction lorsque je lui ai balancé que le rugby était toute sa vie : « Il y a bien autre chose dans ma vie », il m’avait lancé. Au fond de moi, je sais que je fais partie de cet « autre chose ». Du moins, je l’espère.

     

    En sortant de la gare Matabiau, je retrouve très vite les stigmates de ma ville défigurée par la catastrophe, ce qui ajoute encore du chagrin à ma détresse.

    Dès mon arrivée à la maison, maman se rend compte que je ne suis pas bien. Et elle me fait parler. Je n’en ai pas vraiment envie, mais je finis par craquer. Son écoute est attentive, ses conseils bienveillants et pleins d’amour.

    Mais rien ne m’aide à aller mieux. Et surtout pas la distance, l’indifférence, les silences pesants et la désapprobation muette que papa continue d’afficher à mon égard. Quant aux souvenirs qui jaillissent sans cesse des rues de Toulouse, ou du canapé du séjour, ou de cette chambre où j’ai fait l’amour avec Jérém, ce sont autant de couteaux retournés dans la plaie béante de mon cœur, une plaie ouverte une semaine plus tôt à Paris.

    Ni le beau Julien, toujours aussi souriant, drôle et sexy, ni Elodie n’auront pas plus de succès pour me remonter le moral. Le fait est qu’en me refusant de me confier à eux, je ne leur en laisse pas vraiment l’occasion. J’appelle également Thibault pour prendre des nouvelles. Je ne lui propose pas de le voir parce que je n’ai pas le moral, et je prétexte un manque de temps lorsqu’il me propose de passer à son appart pour un café. Je suis content d’apprendre que sa blessure au genou évolue bien, que sa rééducation est sur la bonne voie et que les médecins prévoient qu’il puisse rejouer en début d’année. Et aussi que la grossesse de sa copine se passe à merveille. Ça me fait toujours bizarre de penser qu’un garçon comme Thibault, qui a à peine un an de plus que moi, puisse devenir papa dans quelques mois. J’espère vraiment que cette nouvelle vie va le rendre heureux.

    Le dimanche soir, je repars à Bordeaux dans le même état où j’en étais venu la veille : avec le moral plus bas que mes chaussettes, avec une sorte de dégoût qui ne me quitte plus.

    Je me demande comment s’est passé le match de Jérém ce dimanche. Je lui envoie un sms pour le lui demander. Je suis tellement épuisé que je me couche dès mon arrivé à l’appart, à 20 heures, sans attendre sa réponse. Je dors presque 12 heures non-stop.

     

    Lundi 26 novembre 2001

     

    Le sommeil a du bon, parce que le lendemain matin, je me réveille un brin mieux. En guise de réveil, la radio passe une chanson que j’adore, et qui me met la pêche à chaque écoute.

     

    https://www.youtube.com/watch?v=4NJH75q0Syk

     

    https://www.lacoccinelle.net/242942-britney-spears-baby-one-more-time.html

     

    Une chanson qui parle de chagrin, mais aussi d’espoir, une mélodie et une rythmique qui donnent envie de se remettre debout, de bouger les pieds, les jambes, de remuer tout le corps, de danser, de vivre à fond, maintenant. Une chanson qui dégage une énergie folle, une énergie qui monte, monte, monte, grimpe peu à peu sur un mur de son envoûtant. Et on monte avec elle, on grimpe si haut qu’on finit par ressentir comme une sorte de vertige, à la fois esthétique et émotionnel.

    J’écoute la chanson jusqu’à la dernière note, et je me lève bien déterminé à faire en sorte que cette semaine soit meilleure que la précédente.

    Je regarde mon portable et je trouve un message de Jérém.

    « Salut, ça s’est bien passé ».

    « Félicitations, je suis content pour toi »

    Cet sms, et cette bonne nouvelle me mettent du baume au cœur. Je suis vraiment content pour lui. et pour moi aussi. Car j’ai espoir que si ça marche bien pour lui au rugby, il va être mieux dans sa tête et qu’il va être plus ouvert à la discussion.

    Ce matin il fait beau et tout me paraît enfin plus clair. Je me dis qu’il me suffit de faire un effort, bien qu’important, pour ne pas perdre Jérém. Je me dis que cet effort est à ma portée. Je réalise ce matin que j’ai été injuste l’autre soir avec lui. Car il a quand même fait l’effort de prendre de mes nouvelles, de garder le contact, alors que moi je me suis montré agressif et intransigeant.

    Dans le bus qui m’amène à la fac, je repense à l’idée du couple libre exprimée successivement par Julien et par Albert quelques mois plus tôt. Et s’ils avaient raison ? Et si c’était Jérém qui avait raison ? Et si vraiment notre relation avait plus de chance de survivre en enlevant des contraintes que les distances physiques et sociales rendent inadaptées ?

    Au fond de moi, je suis persuadé que ses propos ne sont pas ceux d’un coureur qui veut coucher à tout va, tout en gardant « un régulier ». Il n’y a pas de tromperie, et je n’ai pas de mal à croire à sa sincérité. Je l’ai senti à son attitude, au ton de sa voix. Et à son attitude.

    Malgré mes assauts verbaux, que ce soit dimanche dernier ou jeudi au téléphone, Jérém ne s'est pas braqué, ce qui est un exploit en connaissant sa nature sanguine.

    Encore il n’y a pas longtemps que ça, il m’aurait envoyé chier, point à la ligne. Mais là, par deux fois, il a gardé son calme, il a pris le temps d’essayer de m’expliquer sa façon de voir les choses. Je sens que quand il dit qu’il a lui aussi peur de me perdre, que je lui manque, ce ne sont pas des mots en l’air. Je ressens sa jalousie, son inquiétude, sa tristesse. C’est tout cela qui me fait dire que sa démarche est sincère. J’ai l’impression qu’à sa manière il fait tout ce qu'il peut pour sauver notre histoire.

    Je me sens écartelé entre le réalisme irréfutable de ses arguments, la souffrance que je ressens à l’idée de l’imaginer en train de coucher ailleurs, la peur de le perdre, l’idée de coucher avec d’autres gars, de tomber amoureux d’un autre gars, l’idée de me perdre.

    Ce matin, je me dis qu’une grande partie du chemin est derrière moi. Il reste le dernier bout devant moi, celui qui conduit à admettre qu’il a raison, que la solution qui me propose est la moins pire pour l’instant. Et de lui dire et lui montrer mon cheminement.

    Cette dernière ligne droite est le plus dure à parcourir. Et pourtant il le faut. Par amour, il le faut. Et ça passe par un coup de fil que je me dois de lui passer. Oui, c’est à moi de le rappeler, et il est temps de le faire.

    Mais ce n’est pas pour autant que c’est chose aisée. Chaque matin, je me dis que je le ferai le soir même. Mais le soir venu, je n’y arrive pas, et je remets ça au lendemain. Chaque jour, je cherche à me convaincre que je peux assumer le genre de relation que Jérém me propose. Mais le soir venu, au moment de composer le numéro, quelque chose cloche en moi. Je l’imagine en train de coucher avec une nana. Je m’imagine composer le numéro de Benjamin, coucher avec lui. Je n’arrive pas à me faire à cette idée. Je n’arrive pas à l’appeler. Ni Jérém, ni Benjamin.

    D’ailleurs, depuis le week-end dernier, ce dernier a arrêté de me relancer. Je n’ai jamais donné suite à ses demandes de rendez-vous, et mes réponses à ses messages ont été sèches et évasives. Je pense que ce coup-ci, j’ai grillé toutes mes chances de revoir le gars au chiot labrador.

    Mercredi, après la fin des cours, je finis par parler à Monica des raisons de ma tristesse et de mon mal-être des derniers jours. Je lui raconte mon voyage surprise à Paris, la distance de Jérém, les raisons de cette distance. Le fait qu’il m’ait dit que je suis quelqu’un de spécial à ses yeux. Mais aussi la découverte de ses coucheries « par obligation », et la discussion que nous avons eue, jusqu’à sa proposition de couple libre.

    « Ah c’est culoté de sa part de te proposer un truc pareil… » elle s’exclame.

    « Je sais… ».

    « Je ne pense pas que je pourrais accepter ce genre d’arrangement » elle enchaîne.

    « Mais je n’ai pas le choix ! ».

    « Remarque, avec la pression qu’il doit avoir, lui non plus il n’a peut-être pas le choix. C’est vrai qu’en tant qu’hétéro je peux seulement essayer d’imaginer les difficultés à faire face ou à fuir le regard des autres. Une fois j’ai lu une citation d’un écrivain qui disait un truc du genre qu’« avant d’apprendre à aimer, les homosexuels apprennent à mentir. Ça doit être dur de se construire de cette façon ».

     

    La semaine avance, et je finis par arriver à la conclusion que non, nous n’avons pas le choix. Ni moi, ni Jérém. Soudain, je me souviens des mots de Jérém sous la Halle de Campan. « Je n’ai pas le choix, Nico… Paris c’est loin, et là-bas ça va être impossible de vivre ça… ». Ça a été naïf de ma part de penser que, malgré la nouvelle attitude de Jérém vis-à-vis de moi, malgré notre amour, nous aurions pu passer par-dessus les difficultés.

    Et je repense aussi à d’autres mots de Jérém, la dernière fois que j’ai été le voir à Paris, des mots qui ne sont autre chose que l’aveu d’impuissance de Jérém à changer le présent. « C’est le moins pire que je peux te proposer pour l’instant ».

    Oui, il faut que j’arrive à accepter cette relation si je ne veux pas le perdre pour de bon. Mais pour y parvenir, j’ai besoin de le voir plus souvent. J’ai besoin de pouvoir négocier au moins ça. J’ai besoin de sentir qu’il tient compte de mes besoins et pas seulement de ses exigences. J’ai besoin de jauger régulièrement que cette situation ne nous éloigne pas. J’ai besoin d’une petite « victoire ».

    Le jeudi soir arrive, nouvelle porte d’entrée d’un nouveau week-end. Ça fait déjà presque deux semaines que je n’ai pas vu Jérém. Ça fait une semaine qu’il m’a appelé et que je me suis montré agressif. Pendant toute la journée, je me sens prêt à l’appeler, je sens que ce soir ce sera enfin le bon.

    Mais ce jeudi soir, mes adorables voisins m’invitent à dîner. Alors, le coup de fil, ce sera pour demain soir. Sans faute. De toute façon, l’idée de lui proposer de nous voir ce week-end, qui m’a quand-même effleuré l’esprit, ce n’est pas une bonne idée. C’est trop précipité, avant de lui proposer de se voir une fois avant Noël, je dois préparer le terrain. Je table plutôt sur le week-end prochain.

     

    Vendredi soir, le cœur dans la gorge, le souffle coupé, je l’appelle. Ça sonne dans le vide et je tombe sur son répondeur. Je lui laisse un message sans aspérités, je lui demande juste comment il va depuis la dernière fois. J’essaie de me montrer apaisé, serein. Et pourtant, au bout de deux phrases je me sens essoufflé. L’apaisement et la sérénité ne sont visiblement pas au rendez-vous. Pourvu que ça ne s’entende pas trop dans le message…

    Je passe la soirée de vendredi et la journée de samedi dans l’attente d’un coup de fil ou d’un message qui ne viennent pas. Je suis triste, mais mon malheur est tempéré par la conscience d’avoir fait le plus dur du chemin pour me rapprocher de Jérém. Je me dis que ce n’est que question de temps pour que nous nous expliquions et pour que nous arrivions à nous comprendre, à nous entendre, à nous retrouver. Du coup, je dors un peu mieux.

     

    Dimanche en fin de matinée je pars faire quelques courses et j’oublie mon téléphone à l’appart. Je ne sors qu’une demi-heure, mais lorsque je rentre, j’ai un appel en absence. « MonJérém », à 11h38. Mais pas de message. Il n’est pas encore midi, j’essaie de le rappeler aussitôt, mais je tombe sur le répondeur. J’appelle une deuxième fois, mais je n’arrive pas à l’avoir. Je pense qu’il a dû partir au match. Mince, alors ! Qu’est-ce que ça me fait chier de l’avoir raté !!! Et pourtant, le simple fait qu’il ait pensé à me rappeler, ça me fait un bien fou.

    Je finis par lui envoyer un message en lui souhaitant bonne chance pour le match et en lui disant de me rappeler quand il rentrerait pour me dire comment ça s’est passé. Je suis impatient et fébrile.

    Je passe le dimanche à attendre son de coup de fil. Mais à 23 heures, toujours rien. Je me dis qu’il doit être en train de fêter une nouvelle victoire avec ses potes. Je m’endors peu après minuit, sans avoir de ses nouvelles.

     

    Lundi 3 décembre 2001.

     

    Le lendemain matin, je me réveille de bonne heure. Je regarde mon portable et j’y trouve enfin un message de Jérém, arrivé après deux heures du mat :

    « On a gagné ».

    Le message est plutôt sec, mais il me fait quand-même vraiment plaisir.

    « Bonjour p’tit loup, très content pour votre victoire » je lui réponds.

    Et là, encouragé par la bonne nouvelle, je me sens le courage de lui demander quelque chose.

    « J’aimerais t’appeler ce soir ».

    « Ok » il me répond.

    « Vers quelle heure ? ».

    « 8 h ».

    « A ce soir ».

    Et beh, voilà une bonne façon de commencer la semaine. Avec une bonne nouvelle. Ce soir, je vais appeler Jérém. J’ai besoin de lui parler, j’ai besoin de lui dire ce que je ressens, j’ai besoin de lui dire ce que je n’ai pas pu lui dire lors de son coup de fil il y a dix jours. J’ai besoin de lui demander de faire quelques efforts, comme il me demande, lui, d’en faire. Je me sens optimiste, j’ai espoir de pouvoir le raisonner un peu.

    Je passe la journée à m’imaginer ce coup de fil, nos échanges, mes excuses d’avoir été agressif lors de son précèdent coup de fil. Je nous imagine retrouver notre complicité, je m’imagine trouver les mots pour lui faire comprendre que ce qu’il me demande est trop dur, notamment si on ne se voit pas assez. J’ai espoir d’arriver à lui faire comprendre que nous voir un peu plus ça nous fera du bien à tous les deux.

    L’attente de ce coup de fil et les attentes qu’il fait naître en moi font que je dois avoir une meilleure mine.

    « Tu as l’air d’aller mieux » me lance Monica à mi-matinée.

    « Je pense » je lui réponds.

    Je suis impatient que la fin des cours arrive, mais j’arrive à suivre, à m’intéresser.

    Oui, ce matin, je sens que je vais mieux. Je vais mieux parce que j’ai pris une résolution. On va toujours mieux après avoir pris une résolution, notamment quand elle est difficile à prendre.

    La fin des cours arrive, et l’après-midi glisse à toute vitesse vers le soir.

    19 heures, je frémis.

    19h30, mon cœur bat la chamade, ma respiration s’emballe.

    19h55, je suis dans tous mes états. Ce matin j’étais plein d’espoirs vis-à-vis de ce coup de fil. Mais plus l’heure approche, plus ce coup de fil me fait peur. J’ai peur que ça ne serve à rien, que Jérém campe sur ses positions, qu’il se cabre, qu’on se dispute. 

    20 heures, je n’ai plus envie de l’appeler.

    20h05, je dois le faire, mais je vais attendre encore quelques minutes.

    20h12, j’essaie de respirer, de me calmer.

    20h17, je l’appelle enfin. La première sonnerie me bouscule. La deuxième m’assomme. Peut-être que je vais tomber sur le répondeur.

    Mais juste après la deuxième sonnerie, Jérém décroche.

    « Salut » il me lance, sur un ton neutre.

    « Salut » je lui relance à mon tour, complètement en apnée « Tu vas bien ? ».

    « Ça va et toi ? ».

    « Pas mal non plus ».

    « Alors, il paraît que vous n’arrêtez pas de gagner en ce moment » j’enchaîne.

    « Ça se passe pas trop mal, oui » il me répond, sur un ton poli mais distant.

    « Je savais que tu y arriverais ! ».

    « Attend, attend, rien n’est gagné. Et toi, la fac ? ».

    « Bien aussi, je commence à réviser pour les premiers partiels ».

    « Tant mieux, tant mieux ».

    Je déteste cette expression, cette formule de politesse creuse à souhait qu’on utilise souvent pour répondre à quelque chose qui ne nous intéresse pas vraiment. Encore de l’amabilité à la place de la complicité. Ça me tue. Et le silence qui s’installe rapidement entre nous me fait peur. Est-ce que Jérém est déçu du fait que j’aie attendu si longtemps pour l’appeler ? Je n’aurais pas du attendre si longtemps !

    « Je voulais te dire… » je décide d’aller droit au but « je suis désolé d’avoir été un peu agressif la dernière fois au téléphone. Ça m’a touché que tu m’appelles ».

    Pendant quelques instants, je marque une pause. J’attends une réaction de sa part, mais elle ne vient pas.

    « Je voulais aussi te dire … » j’enchaîne alors « je comprends ce que tu vis à Paris, et le fait que tu dois faire comme les autres gars… et j’apprécie que tu aies été honnête avec moi. J’apprécie aussi le fait que tu te protèges ».

    Je marque une nouvelle pause. Mais toujours en absence de réaction de sa part, je me lance dans un long monologue fébrile.

    « Et ça m’a touché aussi que tu me dises que je suis quelqu’un de spécial pour toi. Ça m’a touché parce que toi aussi tu es spécial pour moi, vraiment spécial. Et c’est parce qu’on est spéciaux l’un pour l’autre que je veux bien accepter ce que tu m’as proposé la dernière fois. Je ne peux pas t’interdire de coucher avec des nanas, et je ne veux pas t’obliger à me mentir.

    Jérém, t’aime depuis le jour où je t’ai vu et rien ne peut changer ça. Je souffre de ne pas te voir et de comprendre que je ne te suis d’aucune aide vis-à-vis des problèmes que tu rencontres dans ta vie actuelle. Je ne veux te forcer à rien. Je ne veux surtout pas te créer d’autres problèmes.

    Mais je ne peux pas supporter de te voir si peu, ça me rend dingue. Je pense que quand nous sommes ensemble ça nous fait du bien à tous les deux. Je m’en fous de monter à Paris et de rester à l’appart, ou même de prendre une chambre d’hôtel pour avoir la paix, s’il le faut. On pourrait se voir le week-end prochain et… ».

    « Le week-end prochain ce n’est pas possible » il se manifeste enfin, en me coupant net.

    Je prends son nouveau refus comme un coup de massue sur la tête.

    « Et pourquoi ? ».

    « Parce que le club organise une journée au stade avec les supporters ».

    « D’accord, le week-end d’après alors… ».

    « Je ne jouerai pas sur Paris… ».

    « Et alors ? La dernière fois non plus tu ne jouais pas sur Paris. J’en ai profité pour visiter le samedi et on a passé le dimanche ensemble ».

    « Laisse tomber, Nico ».

    Visiblement, Jérém essaie de me décourager, comme avant ma venue surprise sur Paris. Je sens que tout m’échappe, que je n’ai aucune prise, je le sens de plus en plus distant, et irréversiblement distant.

    « Et pourquoi tu veux que je laisse tomber ? ».

    « Tu vois bien que c’est très compliqué… ».

    « Mais non, ce n’est pas compliqué, il suffit qu’on s’organise ».

    « Nico, ne me prends pas la tête ! ».

    « C’est ça que je suis, alors, pour toi, une prise de tête ? ».

    « Je n’ai pas dit ça ».

    « Alors, je suis quoi, au juste, pour toi ? ».

    « J’ai besoin de temps, Nico » il finit par lâcher.

    « Et je vais devoir t’attendre combien de temps, au juste ? ».

    « Je n’en sais rien ».

    « Mais putain, je ne te demande pas la Lune ! Je te demande juste de nous voir au moins une fois par mois ! Essaie de te mettre à ma place ! C’est déjà assez dur pour moi de te savoir au lit avec une nana ! » je monte en pression, face à son inflexibilité.

    « Arrête Nico ! ».

    « Alors, si j’ai bien compris, je n’ai plus qu’à aller voir d’autres gars ! » je lance un pavé dans la mare.

    « C’est ça, vas-y ! » il me lance, las de mes assauts.

    Je suis tellement désemparé face à la tournure que vient de prendre ce coup de fil, une tournure à la fois si lointaine de celle que j’avais espérée et si proche de celle que j’avais redoutée, que je perds tout contrôle de moi.

    « T’inquiète, c’est fait ! » je mens, en montant la voix et le ton comme pour donner à mes mots la violence d’un coup de sabre.

    Le silence qui suit me donne la mesure d’à quel point mon stupide bluff a atteint son but. Je le regrette déjà. Parce qu’au fond de moi je sais pour sûr que cette sortie n’aidera en rien notre relation.

    Après cela, les secondes s’embourbent dans un silence épais et toxique.

    « Tu ne dis plus rien ? » je finis par lâcher, plus pour m’assurer qu’il est toujours là que pour savourer mon coup de théâtre pathétique.

    « Je crois que je vais te laisser ».

    « Oui, c’est ça, c’est bien ça ! » je fais sur un ton sarcastique.

    « Et alors on fait quoi maintenant ? » j’enchaîne.

    Au bout d’un moment de silence interminable, j’entends Jérém lâcher sur un calme mais ferme :

    « Peut-être qu’on devrait faire une pause ».

    Et là, le monde s’effondre autour de moi. Je suis pris de vertige, j’ai envie de pleurer, de hurler, de mourir. Je réalise que j’ai été trop loin, et que j’ai atteint un point de non-retour.

    « Pourquoi une pause ? » je réagis, en panique totale.

    « Je viens de te dire que j’accepte ta proposition d’être un couple libre » j’enchaîne, mort de peur.

    « Je voulais juste qu’on se voit un peu plus souvent. Mais tant pis, on se verra quand on pourra » je renonce à toutes mes conditions, en flairant le désastre, dans la tentative désespérée de rattraper le coup.

    « Tu dis ça mais tu ne le penses pas ».

    « Si je le pense ».

    « Non, bien sûr que non. Je vois bien dans quel état ça te met. Je n’aurais pas dû te proposer ça, ça ne peut pas marcher ».

    « Mais si… ».

    « Non, ça va te miner, et moi aussi. Je suis désolé Nico, mais je crois que c’est la meilleure solution pour tous les deux ».

    « Comment tu sais si c’est une bonne solution pour moi ? ».

    « Je ne le sais pas… ».

    Les larmes coulent sur mes joues, les mots me font défaut.

    « Ne fais pas de bêtises, Nico » je l’entends me glisser, la voix tremblante, les mots étouffés par une émotion qu’il essaie de maîtriser sans vraiment y parvenir.

    « Toi non plus ne fais pas de bêtises » je trouve la force de lui répondre, en pleurs.

    Je n’arrive pas à croire qu’on en arrive là.

    « Comment on en est arrivés là, après Campan ? » je lui glisse en pleurs.

    « Je croyais pouvoir y arriver, Nico. Mais je n’y arrive pas ».

    « Bonne soirée » je l’entends me glisser, la voix cassée par l’émotion.

    « Bonne soirée ».

    Jérém vient de raccrocher et mes filets de larmes deviennent des torrents des larmes. J’ai tellement mal que j’ai envie de crier à m’en casser les cordes vocales et les poumons. Je crie, oui, mais en silence. Ce ne sont pas mes poumons ou mes cordes vocales qui prennent, mais mes nerfs, mon esprit. Je me recoquille dans un coin, dans le noir, tremblant de froid et de peur.

    Je me suis demandé à quoi ressemblerait la vie sans Jérém. Elle ressemble à un précipice où je suis en train de tomber. Elle ressemble à un univers de solitude absolue. Elle ressemble à un monde où toute trace de bonheur a été supprimée. J’ai l’impression qu’on vient de m’arracher le cœur. La vie sans Jérém c’est ça, et elle commence maintenant. Elle ressemble à un baiser de Détraqueur.

    Pendant de longues minutes, j’ai juste envie de disparaître, de m’évaporer, ce cesser de souffrir. Je voudrais ne jamais être venu au monde. Je n’ai envie de voir personne et pourtant ce soir, je ne veux et pas rester seul. Je ne peux pas. J’ai besoin de voir quelqu’un, j’ai besoin de compagnie, j’ai besoin de parler.

    Je sors de chez moi, bien décidé à traverser la petite cour au sol rouge et à demander asile chez mes adorables voisins. Hélas, il est presque 21 heures, et les stores blancs sont déjà baissés. Albert et Denis sont déjà au lit. Je rentre chez moi, j’appelle Raph pour sortir prendre un verre. Je tombe sur son répondeur. Je viens de me souvenir qu’il m’a dit que ce soir il avait un rendez-vous galant.

    J’essaie d’appeler Monica. Lorsqu’elle décroche, je retrouve un petit regain d’espoir.

    « Salut, c’est Nico ».

    « Salut, ça va ? ».

    « Oui… je … je voulais te proposer d’aller prendre un verre ce soir ».

    « Ce soir ? Je ne pense pas que ce soit une bonne idée, je suis crevée et demain j’ai plein de trucs à faire ».

    « D’accord, d’accord » je fais sur un ton triste.

    « Tu es sûr que ça va, Nico ? ».

    « Sûr, sûr, ne t’inquiète pas. On se voit lundi en cours ».

    Je suis tenté d’appeler Cécile, mais je renonce. Après ce qui s’est passé entre nous (rien, justement, et le fait qu’elle m’en ait quand même un peu voulu) je me sens mal à l’aise à l’idée de lui raconter mes peines pour la seule raison que je n’ai personne d’autre sous la main pour le faire. Non, ce soir je ne verrai personne.

    Mais j’ai quand-même besoin de parler avec quelqu’un qui saurait me remonter le moral. J’essaie d’appeler ma cousine Elodie. Pas de chance, je tombe sur répondeur. J’essaie d’appeler mon pote Julien. Répondeur aussi. Parfois j’ai l’impression que la France est un pays de répondeurs.

    Je suis sur le point d’appeler Thibault. Mais j’y renonce à la toute dernière seconde. Avec lui non plus je ne me sentirais pas à l’aise de parler de mes peines avec Jérém.

    Je passe la soirée à zapper et à pleurer. Ses mots « Peut-être qu’on devrait faire une pause » résonnent dans ma tête comme une explosion sans cesse répétée. Ces mots ont ouvert en moi un vide si profond, un vide dans lequel je suis tombé à l’instant même où ils ont été prononcés et dans lequel je n’arrête pas de précipiter.

    Quand a-t-il décidé de prendre une pause ? Après son coup de fil d’il y a dix jours, lorsque j’ai été si distant et si agressif ? Lorsque je me suis montré si impréparé à accepter sa main tendue ? Est-ce que mon attitude, mes réflexions, mes piques lui ont fait prendre la mesure d’à quel point c’était difficile pour moi d’accepter cet état de choses ? Est-ce que si j’avais été plus fort, si je m’étais montré plus fort, ça aurait changé quelque chose ?

    Est-ce que l’idée d’une pause était déjà dans sa tête au début du coup de fil de ce soir ? Est-ce qu’elle est venue en réaction à mon insistance ? « Je vois bien dans quel état ça te met » : ces mots résonnent en moi comme la preuve que je n’ai pas été à la hauteur.

    Aussi, pourquoi a-t-il fallu que j’invente le fait d’avoir couché avec un autre gars, alors que ce n’est pas vrai ? Est-ce que c’est ça qui l’a décidé à me quitter ou, du moins, qui lui rendu les choses plus faciles ?

     

    Evidemment, je ne dors pas de la nuit. Je rasasse ce coup de fil en boucle. J’essaie de croire à cette idée de « pause », mais je n’y arrive pas. Dans ma tête, ce soir Jérém m’a quitté. Et pour de bon cette fois-ci.

     

    J’allume la radio en fond sonore pour tromper ma solitude. Il est encore tôt et Macha n’est pas prête de m’apaiser avec sa voix grave et bienveillante. Je suis tellement claqué que je ne pense pas pouvoir attendre jusqu’à si tard. Je laisse la radio en fond sonore sur une station qui ne passe que des tubes indémodables. Le dernier morceau dont je me souviens avant que mon corps et mon esprit ne cèdent à l’épuisement qui les ronge, est tout simplement un chef d’œuvre absolu.

    Nous étions en novembre encore il y a peu, il pleut dehors, tout comme il pleut en moi. Alors, cette chanson tombe à point nommé. Ses harmonies et ses mélodies géniales qui s’étirent sur de longues minutes semblent trouver le moyen de m’apaiser. La beauté possède le pouvoir de soigner la souffrance.

     

    https://www.youtube.com/watch?v=6dc56W_bnyU 

     

     

     

     

     

     

     


    68 commentaires
  • 0237 … Jusqu’à ce que l’orage éclate.



    (Il y a quelques jours Jérém&Nico a fêté ses 6 ans. Merci à vous tous pour votre fidélité et votre soutien. Fabien).



    Après cinq semaines pendant lesquelles Jérém n’a jamais voulu que j’aille le voir à Paris, j’ai fini par débarquer chez lui par surprise. Mais une fois à l’appart, j’ai dû faire face à son hostilité et à sa distance. Mais aussi à des appels répétés sur son portable auxquels il n’a jamais voulu répondre. Ce qui m’a rendu suspicieux, inquiet, et m’a valu une nuit très difficile.

    Le samedi matin, à cinq heures pétantes, Jérém disparaît dans la salle de bain. Très vite, l’air du petit appartement est saturé par une délicieuse fragrance de gel douche. A 5h15, habillé d’un jeans et d’un simple t-shirt blanc terriblement sexy, les cheveux encore humides, il fait chauffer son café.
    Même si je sais que ce n’est vraiment pas le moment, j’ai très, très, très envie de lui sauter dessus.
    « Bonjour » je lui lance.
    « Bonjour » il lâche sur un ton monocorde.
    « Tu as bien dormi, p’tit loup ? ».
    « Ouais ».
    Je le regarde boire son café et fumer en même temps. Il a l’air stressé au possible. Je voudrais trouver les mots pour le booster comme sait si bien le faire Ulysse, mais je ne sais pas vraiment par où commencer. A force de me dire que je ne capte rien au rugby, Jérém a fini par me décourager de tenter de l’encourager. J’ai l’impression que tout ce que je lui dirais sonnerait affreusement faux.
    J’espère vraiment que ce match va bien se passer. Je stresse avec lui.
    J’aimerais bien y assister. Je voudrais suivre le jeu de mes propres yeux, m’assurer que tout se passe bien, minute après minute. Bien sûr ma présence ne changerait rien. Mais ça me rassurerait. Et j’aimerais aussi pouvoir croire que ma présence et mon support seraient capables d’encourager Jérém et lui faire oublier un peu son stress.
    « J’aimerais bien te voir jouer » je finis par lancer de but en blanc.
    « Et comment ? Je ne vais pas t’amener dans mon sac ! ».
    Ah bah, voilà une idée qui serait la bonne, moi chaton blotti au milieu de ses fringues, de son gel douche, de son déo, bercé par ses bonnes petites odeurs mâles. Voilà une idée du bonheur !
    Blagues à part, je sais que je ne pourrai pas suivre mon Jérém en déplacement à Périgueux et assister au match. Mais j’aimerais bien savoir si, au-delà de l’aspect « discrétion », ça lui ferait plaisir que je sois au bord du terrain comme la dernière fois.
    « N’empêche que j’avais bien aimé venir au match la dernière fois, et j’aimerais bien te revoir jouer » j’insiste.
    « Et moi j’aimerais surtout que le match se passe bien et sans que je fasse trop de conneries ».
    Jérém, ou l’art de botter en touche. J’en déduis que je ne suis pas près de le revoir jouer.
    « Oui, je te souhaite que ça se passe pour le mieux » je lui lance, tristement.

    [Au fond de lui, Jérémie aimerait bien qu’aujourd’hui Nico soit là, près du terrain, comme la dernière fois. Car sa présence lui donne de l’énergie. En présence de Nico, Jérémie ressent une motivation supplémentaire pour donner le meilleur, c’est celle d’impressionner ce petit gars.
    Peut-être qu’il y aurait un train du matin qui pourrait conduire Nico à Périgueux à temps pour le match. Mais ce n’est pas possible. Il ne veut pas que les gars le revoient, surtout pas Léo. Car si ce dernier recommence à lui casser les couilles, à un moment ou à un autre il va lui casser la gueule, et se faire virer du club].

    Quelques instants plus tard, Jérém se lève, il passe un pull à capuche gris à zip qu’il ferme jusqu’en haut faisant complètement disparaître le coton blanc qui enveloppe son beau torse. Puis, il attrape son sac de sport et se dirige vers la porte d’entrée.
    Je n’arrive pas à croire qu’il compte partir comme ça, sans un mot, sans un bisou, sans rien. J’ai envie de l’appeler, mais je suis tellement pris au dépourvu que ma gorge est comme paralysée.
    Et alors que je me prépare à le voir disparaître comme un voleur, le bobrun se retourne et me lance :
    « Tu peux pas savoir comme je suis en stress. J’ai une boule dans le ventre qui me lâche pas ».
    Son regard est préoccupé, inquiet. Son assurance légendaire a complètement disparu. Jérém est à fleur de peau, et il a l’air tellement perdu, tellement vulnérable. Il est touchant à un point que je ne peux même pas l’exprimer. C’est très émouvant d’arriver à entrevoir, au-delà de ce magnifique et puissant corps d’athlète, l’enfant qui a peur d’échouer. Et le fait qu’il soit prêt à partager cela avec moi me fait carrément fondre.
    Alors, je me lève, je m’approche de lui, je le serre dans mes bras et lui fais plein de bisous. Je glisse mes doigts dans ses beaux cheveux bruns et je caresse doucement sa nuque.
    « Je dois y aller » je l’entends me glisser, comme un soupir.
    « Ça va aller, Jérém ».
    « Je l’espère ».
    « Je penserai à toi toute la journée ».
    « Souhaite-moi bonne chance… ».
    « Bonne chance mon amour ! ».
    « Merci ».
    « Vous rentrez quand ? ».
    « Je ne sais pas, ce soir, pas de bonne heure je pense ».
    « Tiens-moi au courant ».
    « Les clefs sont là » il me lance, tout en ouvrant la porte « il y a du café mais le frigo est vide. Il y a une superette plus haut dans la rue… ».
    Le bogoss s’apprête à faire demi-tour et à partir pour de bon mais je le retiens.
    « Laisse-moi partir ! ».
    Je ne l’écoute pas, je l’attire vers moi, je le serre une dernière fois contre moi, je colle mon front contre son front.
    « Je crois en toi, et je sais que tu vas réussir » je lui glisse à l’oreille.
    Je l’entends pousser un long soupir. J’aime penser que mon câlin et mes mots lui font du bien.
    Un instant plus tard, Jérém se dégage de mon étreinte et se dirige vers sa journée pour de bon.
    « Envoie-moi un message pour me dire comment ça s’est passé ».
    « Ouais ».
    « Bon courage ! » je lui lance, alors que la porte se referme derrière lui.
    Jérém vient de partir et je me retrouve seul dans le petit appart. Le bruit monotone de la pluie semble me parler de la solitude qui m’attend. Je réalise que je vais passer toute la journée sans mon bobrun.
    Mais pour l’heure, j’ai envie de dormir un peu plus. J’ai passé une mauvaise nuit et je n’ai pas envie de me balader dans Paris, et d’affronter le métro, dans cet état. J’éteins la lumière mais j’ai du mal à replonger. Ce n’est qu’après une bonne petite branlette que j’arrive enfin à m’assoupir à nouveau.

    Lorsque je me réveille, il est près de 9 heures. Je suis toujours seul dans l’appart, toujours seul avec les questionnements de la veille. Je me demande toujours qui l’a appelé plusieurs fois la veille. J’ai toujours du mal à croire à l’explication des potes l’appelant pour faire la fête, en sachant que ses potes sont ses co-équipiers et que le réveil matinal est le même pour tous.
    Il faudrait que j’arrive à cesser de penser à ça, avant que ça me pourrisse la journée. Mais je n’y arrive pas. J’ai l’impression que Jérém me cache quelque chose.
    Soudain, quelque chose attire mon attention. Le tiroir de sa table de nuit est légèrement entrouvert. Et il semble me narguer, comme une invitation à aller fouiller dedans. Il suffirait d’un rien pour l’ouvrir un peu plus et entrevoir ce qu’il contient. Il suffirait d’un rien pour fouiller un peu partout dans l’appart.
    La tentation est forte, mais je me retiens. Et pour ne pas céder à la tentation, je décide de partir le plus vite possible. Je sors du lit, je me douche en un temps record, je m’habille à l’arrache. Je ne prends même pas de café.
    J’en prends un dans un bar, et je me lance à la découverte de Paris.
    Mais par où commencer ? Louvre, Orsay, Grand Palais, Sainte Chapelle, Notre Dame (oui, j’ai envie de la revoir), Centre Pompidou, Versailles, Opéra Garnier, Grand Palais, Panthéon, Arc de Triomphe, Montmartre, mais de jour cette fois-ci.
    Je n’arrive pas à me décider. Le fait est que Paris offre tellement de choses à voir ! Mais si je ne tranche pas vite, la journée va passer et je ne vais rien voir.
    Je me dis que je devrais sans doute commencer par les « incontournables », dans la mesure où ils sont aussi des « possibles », par rapport à mon temps disponible.
    Je me laisse guider par mes envies les plus fortes. Et le choix est rapidement resserré autour de deux propositions.
    La raison me dit Joconde, Venus, Victoire, David, Egypte. Bref, le Louvre.
    Mais le cœur me dit Manet, Déjeuner sur l’herbe, Monet, Les coquelicots, Renoir, le Bal au Moulin de la Galette. Mais aussi Degas, Cézanne, Gauguin. Bref, le cœur me dit : Musée d’Orsay.
    Mon cœur trouvant sur l’instant plus d’arguments que ma raison, je choisis de l’écouter. Bien sûr, j’ai très envie de visiter le Louvre, mais je me dis que j’aurai le temps de visiter à d’autres occasions. Du moins, c’est ce que j’espère de tout mon être.
    Dans le métro et dans les rues, la bogossitude du terroir est au rendez-vous. Elle est bienvenue, car elle seule possède le pouvoir de donner un peu de couleur à cette journée grise. Mais comme la veille, je ne suis pas d’humeur pour apprécier le Masculin à sa juste valeur. Car chaque bogoss ou presque, pour un détail ou un autre de sa présence, me renvoie à mon bobrun qui me manque tant.
    En marchant sur les bords de Seine, je me dis que la grandeur du paysage urbain parisien est vraiment impressionnante pour le touriste qui le découvre. Et pourtant, tous ces bâtiments monumentaux dégagent une mélancolie presque palpable lorsque le temps est maussade. Et, a fortiori, lorsque la tristesse habite votre cœur.
    La première fois où je suis venu à Paris, j’ai été frustré de ne pas avoir le temps de visiter. Cette fois-ci, j’en ai. Je devrais m’en réjouir. Et pourtant, ce n’est pas vraiment le cas. Car ce temps je vais le passer à visiter, certes, mais je vais surtout le passer sans Jérém à mes côtés. J’aimerais tellement qu’il soit avec moi !
    Ceci dit, je ne suis pas certain qu’il aurait envie de passer des heures dans un musée, je suis même persuadé du contraire. Mais si Jérém était avec moi, on trouverait autre chose à faire qui conviendrait à tous les deux. Rien que se balader ensemble sur les bords de Seine, ou dans Paris, n’importe où, ce serait génial.
    Dans l’ancienne gare parisienne, les chefs d'œuvre de l'impressionnisme sont présentés dans un écrin grandiose. J’en prends plein les yeux et j’adore. C’est tellement différent de voir ces tableaux en vrai plutôt qu’en photo ! Le cadre fourni par cette magnifique bâtisse, le volume des salles, l’éclairage, le silence, le coté solennel de la présentation, tout contribue à mettre ces œuvres en valeur et à les rendre rayonnantes, vibrantes, presque vivantes.
    Dans les Coquelicots, la dame à l’ombrelle et l’enfant qui l’accompagne semblent vraiment descendre le pré entre les deux points marqués par leur double portrait. Dans la série des « Cathédrales » de Rouen, j’ai l’impression de voir les heures d’une journée, et leurs changements de lumière défiler à grande vitesse. Dans le Bal au Moulin de la Galette, les jeux d’ombre et de lumière semblent vibrer au gré des mouvements du feuillage caressé par le vent.
    Entre deux tableaux, entre deux intenses émotions esthétiques, je pense à Jérém, à son match, à son stress. A midi je lui envoie un message d’encouragement :
    « Merde pour le match ! ».
    J’espère qu’il le lira avant la compétition. J’espère que tout va bien se passer pour lui. Je suis partagé entre une immense tendresse à son égard, et la suspicion, le doute, les questions. Je n’arrête pas de me demander qui l’a appelé toutes ces fois la nuit dernière. Pourquoi il n’a pas voulu répondre devant moi ? Est-ce qu’aujourd’hui, avant ou après le match, il a rappelé ce fameux interlocuteur ?
    Vers 16 heures, je décide de dire au revoir à Renoir et à tous les autres impressionnistes dont l’œuvre m’impressionne depuis l’adolescence. Un autre endroit parisien semble m’appeler. Un lieu que je connais déjà. Un lieu où j’ai été très heureux. Lorsqu’on est triste, on ressent parfois le besoin de revenir sur les lieux qui ont connu un bonheur passé.
    Dans le métro, je me dis que le match de Jérém doit être terminé, ou qu’il va l’être bientôt. Il me tarde de savoir comment ça s’est passé ! J’espère que Jérém va vite me donner des nouvelles !
    A Montmartre la pluie est tout aussi triste que sur les bords de Seine. Je me sens de plus en plus triste. La grisaille est un terreau favorable pour entretenir la morosité qui a pris les commandes de mon cœur en cet après-midi de solitude et d’attente. Même la sortie de Métro de style Liberty semble faire la tête.
    Je prends le funiculaire, je reviens à Montmartre dans l’espoir de retrouver dans ce quartier atypique les sensations d’un soir d’un mois plus tôt où j’ai été si heureux avec mon Jérém.
    Dans les rues, dans les petites places que j’avais parcourues la nuit avec Jérém, tout est gris et détrempé. Les arbres nus ressemblent à des vestiges d’un temps révolu. Les feuilles mortes entassées contre les bordures des trottoirs me font penser aux promesses de mon histoire avec mon Jérém qui semblent ne pas résister au passage des saisons. Nos révisions, le lycée, notre semaine magique, tout cela me semble appartenir à une autre vie. Campan me semble si loin.
    Au détour d’une rue, le son vibrant d’un accordéon me prend aux tripes. Un peu plus loin, c’est le cri d’un orgue de Barbarie qui arrive à remuer ma tristesse et à me pousser au bord des larmes. Au coin d’une petite place, un vieil homme grille et vend des marrons dont l’arôme si particulier et invitant se répand très loin.
    Le jour se fane déjà et dans la ville en contrebas les feux des voitures dessinent un jeu de lumière qui ressemble à une sorte de sang bouillonnant dans les veines d’un monstre fait de pierre, de béton, de goudron.
    La nuit tombe et le froid humide se fait sentir encore plus intensément. J’ai l’impression que cette journée est en train de me glisser entre les doigts, tout comme ma vie. J’ai l’impression que Jérém m’échappe à nouveau, que je vais le perdre à nouveau, et pour de bon cette fois-ci. Mes larmes se mélangent à la pluie fine mais insistante.
    Hélas, sous un ciel de plomb, une pluie insistante, un vent froid et harcelant, je ne retrouve rien du bonheur que j’étais venu chercher.
    Vers 18 heures 30, je redescends à pied les marches qui séparent l’ancien village de la grande ville en contrebas. Je n’ai toujours pas le moindre message de la part de Jérém.
    A l’heure qu’il est, le match doit être terminé depuis un moment. Je commence à m’inquiéter de ne pas avoir de nouvelles. Et je commence aussi à ressentir de la déception pour le fait qu’il n’ait pas pris la peine de m’en donner.
    J’essaie de relativiser en me disant qu’il doit être en train de se doucher ou de prendre un verre avec ses potes. Pourvu que son match se soit bien passé, et qu’il soit dans de bonnes dispositions ! Pourvu qu’il ne rentre pas trop tard, car j’ai hâte de le prendre dans mes bras !
    Avant de descendre dans le métro, je lui envoie un message pour savoir comment s’est passé le match.
    Après lui avoir envoyé, une idée qui me paraît lumineuse traverse mon esprit. Ce soir, je vais lui faire à manger. Comme je le lui ai promis une fois au téléphone. Comme ça, quand il rentrera, il n’aura qu’à mettre les pieds sous la table et se détendre.
    Je vais lui préparer des spaghettis carbonara.
    Cette idée de lui faire plaisir me met du baume au cœur et semble momentanément anesthésier mes inquiétudes. En faisant les courses à la petite superette dans sa rue, et en me disant que mon Jérém ne va pas tarder à rentrer, mon moral connaît une embellie.
    A 19h30, je suis en bas de son immeuble. Mon portable vibre brièvement dans ma poche.
    « On est en route ».
    Enfin un message de Jérém ! Je trouve quand même adorable de sa part de me tenir au courant.
    « Cool. Comment s’est passé le match ? ».
    « On a gagné ».
    Je suis hyper heureux pour lui. Et pour moi aussi. J’espère vraiment que cette bonne nouvelle va provoquer une embellie dans son humeur et que nous allons pouvoir nous retrouver et fêter ça comme il se doit.
    « Super ! Je suis fier de toi ! Je le savais que tu allais y arriver ! » je lui réponds.
    « Tu penses rentrer vers quelle heure ? » j’enchaîne.
    « Je ne sait pas, on va feter ça avec le gars ».
    J’ai toujours trouvé très touchants ses sms bourrés de fautes de français, et a fortiori depuis que je sais pour sa dyslexie.
    Ah oui, évidemment. Il faut bien fêter ça. Bien sûr, ça me fait chier de passer la soirée seul, alors que j’ai déjà passé la journée seul. Mais je ne veux pas faire d’histoires, car je me dis qu’il mérite bien ça, fêter la victoire avec ses coéquipiers.
    « Me tarde de te voir ».
    Je passe les deux heures suivantes à regarder des programmes sans intérêt à la télé. J’ai faim. Mais comme je ne sais pas à quelle heure il va rentrer, j’attends. A 21h30, je n’en peux plus. Je mets l’eau des pâtes à bouillir. 21h45 je plonge les spaghettis et je prépare la sauce. 22h05 j’égoutte les pâtes. Oui, des bonnes pâtes, ça se fait attendre. 22h07, elles sont prêtes à manger.
    Je suis fatigué, j’ai faim. Je craque, je mange ma part de pâtes. Je me sens seul et triste. 23 heures, Jérém n’est toujours pas là. Minuit non plus. Le tiroir de la table de nuit me nargue de façon de plus en plus effrontée. La tentation est de plus en plus forte. Une petite voix en moi me répète que peut-être que le contenu de ce petit tiroir pourrait me fournir des éléments de réponse sur l’identité du mystérieux auteur de tous ces coups de fil à Jérém qui ont gâché ma nuit et ma journée. Mais au fond de moi j’ai peur de ce que je pourrais trouver. J’ai peur d’avoir mal, très mal.
    Mais je ne dois pas céder. Je dois lui faire confiance. Si Jérém me cache des choses, je ne veux pas le découvrir de cette façon. Et puis, il n’est pas con, s’il a des trucs à cacher, ce n’est pas là qu’il va les laisser traîner.
    Mais je finis par craquer. A minuit 20, les doigts tremblants, en apnée totale, j’ouvre lentement le petit tiroir.
    Je ne sais pas ce que j’espère trouver ou ne pas trouver. Une photo, un mot, une boîte de capotes, un emballage de capote déchiré. Mais une fois le tiroir ouvert, je me sens soudainement très con. Car je ne retrouve rien de tel. Juste quelques papiers, des tickets de carte bleue, des chewing-gums, des pansements, deux paquets de cigarettes. Mais rien qui pourrait me faire mal. Non, pas de capote.
    Je reprends alors ma respiration, soudainement rassuré.
    Un apaisement qui ne dure qu’un instant, car très vite d’autres questions prennent le relais.
    En fait, l’absence de capotes peut être interprétée de plusieurs façons. Soit, il ne couche pas ailleurs, et il est donc fidèle. Soit il fait ça sans se protéger. A ce compte-là, la bonne nouvelle n’aurait-elle pas été de trouver justement des capotes ?
    Je referme le petit tiroir en prenant garde de le remettre dans la position d’origine.
    A 1 heure 30, je tombe de fatigue. Mais je me dis que je vais l’attendre quand même.
    Je finis par m’assoupir, habillé, la lumière allumée. J’émerge à 3 heures, et je réalise que je suis toujours seul comme un con. Je suis dans les vapes mais je commence vraiment à m’inquiéter. Au point que je ne peux pas m’empêcher de l’appeler. Je tombe direct sur sa messagerie. Il a peut-être éteint son portable. Ou ça ne passe pas. Bizarre, à Paris. Ou il n’a peut-être plus de batterie.
    Plus les minutes passent, plus l’inquiétude me prend aux tripes. J’étouffe dans ce petit appart. J’ai envie de sortir, d’aller le chercher. Jérém ne m’a pas dit où il allait prendre un verre, mais je ne vois pas d’autres endroits que le Pousse. A cette heure-ci, il n’y a plus de métro. Tant pis, je vais prendre un taxi, même si ça va me coûter une fortune.
    Je suis au beau milieu de toutes ces cogitations, lorsque le bruit du déverrouillage de la serrure retentit dans le petit espace et dans le silence nocturne. La porte s’ouvre et mon bobrun est là. Il est 4 heures et quelques minutes.
    « Salut, champion ! » je lui lance en prenant sur moi pour ne pas lui demander pourquoi il rentre si tard alors que je l’attends depuis 5 heures du matin, soit depuis presque 24 heures.
    « Salut » il me répond.
    Je l’entends à sa voix, je le vois dans ses mouvements, je l’entends à l’odeur qu’il traîne avec lui : mon Jérém est passablement éméché, et pas qu’avec de l’alcool. Le pétard a fait partie de sa troisième mi-temps.
    « C’est quoi ça ? » il me demande, le regard figé sur le plat de pâtes qui lui était destiné et qui trône toujours sur la table.
    « Des pâtes… ».
    « Ah » il fait, sur un ton comme hébété.
    « Je pensais que tu rentrerais plus tôt, je t’avais préparé à manger ».
    « J’ai mangé ».
    « J’ai voulu essayer de te faire plaisir ».
    J’ai envie de lui dire que je suis déçu qu’il ne soit pas rentré plus tôt, qu’il ait préféré passer autant de temps avec ses potes, alors que les heures à partager tous les deux nous sont comptées.
    Mais je renonce à tout affrontement. Il est tard, nous sommes tous les deux fatigués et j’ai trop de peur d’un clash. Je décide que je lui parlerai demain à tête reposée de tout ce qui me tracasse.
    Je le regarde poser son sac en silence, titubant, l’air pensif.
    « Et moi je t’ai laissé dîner seul » je l’entends lâcher, tristement.   
    J’ai l’impression de ressentir dans ces quelques mots une sorte de regret de ne pas être rentré plus tôt, alors que je m’étais donné du mal pour lui faire plaisir. J’ai l’impression qu’il ne s’attendait pas à ça, et que ça le touche.
    « C’est pas grave. Je t’en referai » je désamorce ce petit malaise.
    « Et le match, alors ? » j’enchaîne.
    « C’était génial ! J’ai marqué deux essais ! » il me lance, soudainement requinqué par l’évocation de ses exploits.
    « Je suis content, vraiment très content pour toi » je le félicite, tout en m’arrachant du clic clac pour aller le prendre dans mes bras, et lui faire des bisous. Mais Jérém ne semble pas être d’humeur pour ça.
    « Je vais me brosser les dents » il me glisse, en se dérobant de mon accolade, et en disparaissant dans la salle de bain.
    Il revient une poignée de minutes plus tard, dans la même tenue que la veille, boxer et tous pecs, abdos et tatouages dehors. Il revient en provoquant en moi le même intense, brûlant désir de l’avoir en moi, de me sentir possédé par son manche viril, de le sentir vibrer de plaisir, d’être rempli de sa semence chaude.
    Hélas, le même scénario de la veille se répète également. Mon bobrun n’est pas du tout réceptif à ça, et il n’envisage pas de faire l’amour avec moi ce soir non plus. Bien sûr il est tard, bien sûr il est fatigué.
    Ceci-dit, personne ne l’a obligé à rentrer si tard. Bien sûr il avait cette victoire à fêter. Mais j’avais espéré qu’on la fêterait un peu tous les deux aussi.
    Oui, depuis la veille je n’ai cessé de me réfugier dans l’idée qu’il suffirait que le match du week-end se passe bien pour que je retrouve comme par enchantement le Jérém de mon premier voyage à Paris.
    Or, le match s’est très bien passé. Et pourtant, Jérém ne semble pas plus serein que la veille. Son attitude vis-à-vis de moi n’a pas changé, la distance entre nous n’a pas disparu.
    Jérém se couche, éteint la lumière, se tourne de son côté et se prépare à dormir sans ressentir le besoin du moindre bisou, sans le moindre « bonne nuit ». Décidemment, c’est de pire en pire, et même pire que ce que je pouvais imaginer.
    Je me dis que si même notre complicité sensuelle s’est fait la malle, il ne nous reste vraiment plus rien à partager. A ce compte-là, je me demande ce que je fais encore à Paris, dans son appart, dans son lit. Pourquoi rester si nous ne discutons pas, si nous ne nous câlinons pas, si nous ne faisons pas l’amour non plus ?
    J’ai envie de partir sur le champ. J’ai envie de voir sa réaction. Est-ce qu’il me retiendrait ? Mais il est tard. Je me dis que je vais essayer de dormir un peu et que demain matin je vais partir à Montparnasse et monter dans le premier train pour Bordeaux. J’ai envie de pleurer. Je suis tellement mal que je n’ai même plus la force de réclamer un bisou ou pour souhaiter une « bonne nuit » en premier.
    Bien évidemment, j’ai tout autant de mal à m’endormir que la veille. Au bout d’une heure, j’ai toujours les yeux grands ouverts dans le noir. Je n’arrive pas non plus à savoir si Jérém dort ou non. Il n’a pas bougé d’un poil depuis qu’il a éteint la lumière. Mais j’ai beau tendre l’oreille, je n’entends pas sa respiration typique de sommeil.
    Sur ce, son tel se met à vibrer à nouveau. Dans le noir et le silence, son frémissement sur la petite table de nuit résonne dans l’appart avec la brutalité d’une sirène rapprochée. Mon cœur s’emballe, se met à taper à mille à la seconde. Encore ?! Je ne sais plus quoi faire, penser, imaginer.
    J’avais raison, Jérém ne dort pas. Au bout d’une demi seconde à peine, il essaie de l’attraper, le fait tomber au sol, ce qui provoque un autre bruit assourdissant. Il peste, allume la lampe de chevet, se penche pour le récupérer et l’éteint avec des gestes fébriles et agacés. Puis, il éteint la petite lampe et s’allonge à nouveau, sans un mot.
     « Mais c’est qui ? » je ne peux me retenir de lui demander, à bout de forces, de fatigue, de tristesse, de désespoir.
    « Personne ».
    « Quoi personne, ça doit bien avoir un prénom, non ? ».
    « T’occupe pas de ça. C’est ma vie ».
    « Et ça ne me regarde pas, c’est ça ? ».
    « Je suis fatigué, ne me saoule pas ».
    « Ou ça va mal se passer » c’est la suite que j’imagine pour ses mots. Une suite que Jérém ne prononce pas, mais qui résonne très dangereusement dans ma tête.
    Alors je renonce une dernière fois à l’affrontement, je prends sur moi encore et encore.
    Je pleure en silence, en essayant d’étouffer les sanglots qui secouent mon corps par moments. Et ce n’est qu’en me promettant à moi-même que le lendemain je lui parlerai frontalement avant de me tirer et j’assumerai ses réactions et ses choix, même si douloureux pour moi, que j’arrive enfin à fermer l’œil.

    Dimanche je me réveille très tôt, beaucoup trop tôt, alors que je me suis endormi très tard. Il n’est même pas 7 heures. J’ai dû dormir tout juste deux heures. Autant dire que je suis KO. Et bien sûr, je n’arrive pas à retrouver le sommeil. Cette histoire de coups de fil me mine.
    Jérém, lui, semble dormir du sommeil du juste. Après ses exploits de la veille, il s’autorise une grasse matinée.
    Il est tellement beau dans son sommeil ! Je caresse longuement du regard ses épaules et le haut de ses pecs dépassant de la couette, je m’imprègne insatiablement de ses beaux traits de mec. Mais si j’adore autant le regarder dormir, c’est aussi pour une autre raison. Car, pendant ce temps, mon bobrun ne peut pas faire de bêtises ou des choses qui me feraient mal. Pendant qu’il dort, il est là, avec moi, entièrement avec moi. Il n’y a que ses rêves qui m’échappent. Je donnerais cher pour savoir ce qui se passe dans sa jolie tête.
    Et je suis bien décidé à en savoir davantage. Je ne partirai pas avant d’avoir pu lui parler et avoir entendu ce qu’il a à me dire.
    J’étouffe dans ce petit appartement. A 7 heures 45, après avoir laissé un mot bien en vue lui demandant de m’appeler à son réveil, je sors faire un tour.

    Le jour se lève tout juste et, tout comme la veille, la capitale se réveille sous une pluie battante et balayée par un petit vent froid. Je prends un café dans un bar, puis dans un autre, et dans un autre encore. A dix heures du mat, j’erre en ville tel un zombie imbibé de caféine. Et je n’ai toujours pas de message de mon Jérém. Je me dis qu’il doit toujours dormir.
    A 11 heures, je rentre à l’appart avec des chocolatines et des croissants, bien décidé à le réveiller avec l’odeur d’un café que je lui préparerai avec amour. Un geste qui, j’essaie de m’en convaincre, saura le toucher et lui donner envie de revenir vers moi.
    Mais comme rien ne se passe jamais comme on l’avait imaginé, lorsque j’arrive à l’appart, Jérém n’est plus endormi, mais sous la douche.
    « Tu n’as pas vu mon mot ? » je lui demande lorsqu’il sort de la salle de bain, les cheveux encore humides, répandant dans l’air un délicieux parfum de déo.
    « Quel mot ? ».
    « Le mot dans lequel je te disais de m’appeler quand tu serais réveillé » je lui lance en lui montrant le papier que j’avais laissé bien en vue sur la table.
    « J’ai pas vu » il balaie la question d’un revers de main.
    « Bonjour, quand-même ! » je lui lance, tout en essayant de réfléchir à quand et comment je pourrai lui parler.
    « Bonjour » il lâche, avant d’enchaîner « J’ai rien à bouffer, on se fait un resto ce midi ».
    Sa proposition de se faire un resto contrarie mes plans et reporte à plus tard cette mise au point dont j’ai besoin. Mais d’un autre côté, l’idée de nous faire un resto tous les deux me fait plaisir.
    Evidemment, il choisit un petit resto à côté de chez lui, histoire d’être discret. J’imagine qu’il veut éviter le risque d’aller en ville et de croiser de gens qui pourraient le reconnaître et d’être vu en ma compagnie. Je comprends ses inquiétudes. Mais c’est dur à encaisser. C’est dur car je vois dans son choix de resto une sorte d’aperçu de notre future relation. Une relation dans laquelle je serai toujours celui qu’on cache.
    Mais ses précautions ne sont à l’évidence pas suffisantes. Pendant que nous mangeons, sans presque échanger de mots d’ailleurs, deux gars approchent de notre table.
    « Bonjour » ils lancent, surtout à l’intention de Jérém.
    « Bonjour » fait ce dernier, surpris.
    « Désolé de vous embêter » fait l’un d’entre eux « mais vous êtes bien Tommasi du Racing ? ».
    Jérém affiche une expression entre surprise d’avoir été reconnu, fierté qu’on vienne le voir en tant que joueur, et certainement une gêne un peu irrationnelle mais irrépressible pour le fait que je sois là avec lui.
    « C’est bien moi » fait Jérém froidement.
    « On vous a vu jouer hier à Périgueux et on voulait vous dire que vous êtes un sacré bon joueur ».
    « Merci ».
    « C’est nous qui vous disons merci pour ce que vous faites pour l’équipe ».
    « On essaie de donner le meilleur, même si ce n’est pas toujours évident ».
    « Vous vous en sortez plutôt pas mal. Avec des joueurs comme vous et Ulysse Klein, on s’autorise de nouveau à croire que le Racing pourrait remonter en première division ».
    « On y travaille » mais il y a encore du taf » refait Jérém, visiblement flatté.
    « Allez, on vous laisse manger tranquille. Bonne journée ».
    « Bonne journée ».

    « Putain, on n’est tranquille nulle part » me lance Jérém, dès que les deux supporters se sont suffisamment éloignés pour ne pas l’entendre.
    « Ça ne te fait pas plaisir qu’on te reconnaisse et qu’on te dise que tu es un bon joueur ? ».
    « Si… mais… ».
    « Mais quoi ? ».
    « Rien ».
    « Mais tu n’as pas envie qu’on te voie avec ton « cousin », c’est ça ? ».
    « Mais tais-toi ».
    Nous terminons le déjeuner dans un silence pesant. Je me demande à quel moment je vais trouver le courage de prendre entre quatre yeux et de lui parler de mes inquiétudes et de mon malaise. Je me dis que je le ferai dès notre retour au petit appart. Je me dis que je vais devoir à tout prix garder mon calme, tout en me préparant à encaisser le pire. Je dois aussi me tenir prêt partir de chez lui avant que ça aille trop loin.
    Lorsque nous sortons du resto, il pleut à seau. La seule option, du moins la seule envisagée par Jérém, est de rentrer à l’appart. Je le suis, la mort dans l’âme. Car le moment de la mise au point, que je pressens douloureuse, approche à grand pas. J’ai le cœur qui bat à tout rompre, j’ai peur, j’en tremble.
    Nous franchissons l’entrée de l’immeuble, nous prenons l’ascenseur, nous passons la porte du studio dans un silence lourd et angoissant. Jérém se tient là, devant moi, beau comme un Dieu, son déo m’hypnotise, mais la distance entre nous semble insurmontable.
    « Jérém » je lui lance, en prenant mon courage à deux mains.
    Mais alors que j’essaie toujours de trouver les mots pour amorcer une discussion périlleuse, Jérém se retourne vers moi, il approche et me prend dans ses bras. Il me serre très fort contre lui et me chuchote :
    « Je suis désolé ».
    Passé le premier instant de surprise, et en arrivant tant bien que mal à contenir l’émotion que cette attitude inattendue vient de provoquer en moi, je le serre à mon tour dans mes bras et je plonge direct mon visage dans le creux de son cou. Je suis tellement heureux, je suis au bord des larmes. Car je suis en train de vivre cet instant tant attendu, un instant que je désespérais de voir venir ce week-end, et peut-être plus jamais, l’instant où Jérém reviendrait vers moi. Mon cœur est plein de joie.
    Je suis tellement ému que je n’arrive pas à prononcer le moindre mot. Je le serre un peu plus fort encore dans mes bras, comme pour l’empêcher de s’éloigner à nouveau. Et je ne peux retenir mes larmes.
    « Je suis désolé, pour tout » il continue « Pour hier, pour l’autre soir, pour les dernières semaines. Je ne voulais pas te faire de la peine. J’étais sous pression, j’étais vraiment à bout. Tu peux pas savoir à quel point ça me prenait la tête. Le match d’hier est le premier que je réussis depuis longtemps ».
    Je suis si tellement content que Jérém me parle enfin !
    « Tu m’as tellement manqué, p’tit loup ! » j’arrive enfin à lâcher, la voix tremblante.
    « Toi aussi tu m’as manqué… ourson » je l’entends me chuchoter.
    Ah, et en plus c’est le retour de « Ourson ». Là, je fonds carrément. Je suis tellement heureux que je crois rêver.
    « Je suis content que tu sois là » il continue.
    « C’est vrai ? ».
    « Bien sûr que c’est vrai ».
    « Mais tu ne voulais pas que je vienne ».
    « Je te l’ai dit, je n’étais pas bien. Mais quand je t’ai vu, j’étais super content ».
    « Tu ne me l’as pas vraiment montré depuis l’autre soir ».
    « Tu as débarqué alors qu’Ulysse était là. Lui ça va, il n’est pas casse couilles. Mais il aurait pu y avoir d’autres gars, qui auraient trouvé ça louche et qui m’auraient fait chier ».
    « Tu crois qu’ils se doutent de quelque chose ? ».
    « Je ne veux pas savoir. Je veux juste être discret et faire en sorte qu’ils ne se posent pas de questions ».
    Quelques instants plus tard, le bogoss m’entraîne vers le clic clac, m’invite à m’allonger, se glisse sur moi, et il me couvre de bisous fougueux et fébriles, de caresses douces et sensuelles.
    Soudain, je vois tout sous un nouveau jour. Finalement, ces coups de fil à toute heure venaient peut-être vraiment de ses potes. J’ai toujours envie de lui parler de certains trucs, comme du fait de m’éloigner de sa vie quand il a des problèmes, ou la fréquence de nos retrouvailles. Mais cette mise au point, bien que toujours très nécessaire, est devenue soudainement moins urgente, et je la remets à plus tard. Je sens qu’après le pas que Jérém vient de faire envers moi, elle se fera plus facilement, et avec plus de sérénité.
    Pour l’instant, j’ai envie de me laisser porter, de profiter du moment.
    Sa langue excite mes tétons, ses lèvres parcourent mon torse, embrasent mon désir. Ses doigts se glissent dans l’élastique de mon boxer pour dégager délicatement ma queue de sa prison de coton, et mon excitation grimpe jusqu’à des sommets inouïs.
    En ce dimanche après-midi gris, froid et pluvieux, je retrouve le Jérém chaud de sensualité et brûlant d’amour, le Jérém de Campan. Et ça me rassure drôlement.
    Sa langue cherche mon gland, le titille, l’agace, s’enroule autour. Ses lèvres le cernent pendant un instant, puis glissent le long de ma bite. Elles lancent alors une cadence de va-et-vient qui, couplés aux caresses de ses doigts sur mes tétons, me font m’envoler vers un univers de plaisirs rarement atteint.
    Jérém joue avec mes sens, il flirte dangereusement avec la montée de mon plaisir. Mais il maîtrise cela terriblement bien, il est capable de faire monter l’excitation, de la maintenir, de la faire redescendre un peu, de recommencer encore et encore. Bref, de faire durer le plaisir, et de préparer un orgasme d’autant plus géant.
    Ses lèvres quittent ma queue incandescente de plaisir. Ses mains saisissent mes mollets, font pivoter légèrement mon bassin vers l’avant. Sa langue s’insinue entre mes fesses, cherche mon trou, le trouve aussitôt, et elle commence à faire tour à tour des ronds appuyés, des pressions de plus en plus déchaînées, comme si elle voulait me pénétrer profondément.
    Et voilà, Jérém a réussi le tour de force de me donner deux plaisirs aussi intenses qu’opposés, à me désorienter totalement, à me faire sentir déchiré entre l’envie de jouir au plus vite et de m’offrir à lui sans conditions.
    Le bogoss tranchera à ma place. Et c’est encore en agrippant mes mollets avec ses mains puissantes, en les posant sur ses épaules musclées, qu’il s’enfonce en moi, lentement, fermement, avec une attitude à la fois très douce et très virile. Le plaisir circule entre nos deux corps comme un fluide, comme de l’énergie pure. Définitivement, nos corps sont faits pour s’emboîter, tout naturellement. Compatibilité parfaite.
    Sa queue bien enfoncée en moi, Jérém s’allonge sur mon torse et me serre fort contre lui. Il pose quelques bisous sur mon cou et mon oreille et me chuchote :
    « Qu’est-ce que j’aime te faire l’amour… ».
    « Qu’est-ce que j’aime quand tu me fais l’amour ! » je lui réponds, comme une évidence.
    Le bogoss commence à me limer, lentement, en douceur, tout en continuant à me faire des bisous.
    Lorsqu’il relève son buste, c’est en soulevant mes cuisses avec ses mains, et en prenant appui dessus, qu’il parvient à envoyer des coups de reins plus puissants. Ses mains et ses bras puissants me manipulent à leur guise. J’adore cette sensation de me sentir « à la merci » d’un mâle aussi puissant.
    Je vois le plaisir s’afficher sur son visage, et se manifester à travers des attitudes de son corps, soupirs, frissons, petits gestes incontrôlés. Voir et sentir mon Jérém prendre son pied, je crois que je ne connais pas de plaisir plus intense.
    A un moment, j’ai l’idée de passer un oreiller sous mes cuisses. Ce qui permet à mon bobrun de continuer à me limer sans avoir à maintenir la position de mon bassin. Ses mains, ainsi libérées, ne tardent pas à m’offrir mille caresses sensuelles autour de mes tétons. Mais aussi à agripper mon bassin, mes hanches, mes cuisses, en quête de différents appuis pour varier la cadence de ses coups de reins.
    Son attitude de jeune mâle fougueux et assuré de sa puissance virile m’offre le plus intense des plaisirs, celui de me faire sentir à lui, intensément à lui. Un plaisir qui est renouvelé à chaque fois que mon Jérém me fait l’amour.
    Un plaisir qui prend encore une nouvelle dimension aujourd’hui lorsque je me rends compte que mon bobrun a carrément cessé d’envoyer des coups de reins et que ce n’est plus sa queue qui coulisse en moi, mais que c’est moi qui coulisse sur sa queue. Un exploit rendu possible par la présence de ses mains saisissant mon bassin et par l’effet des mouvements de va-et-vient envoyés par ses biceps puissants.
    Ah, putain de mec, comment il sait me faire sentir à lui, en me faisant l’amour !
    Et à en juger par les petits frémissements qui traversent son visage, par sa respiration profonde et régulière, par ses paupières de plus en plus lourdes, le bogoss prend bien son plaisir.

    [Au début des révisions avant le bac, Jérémie adorait baiser Nico. Il prenait son pied comme jamais, et le fait « de faire le mec » ne mettait pas en cause son statut de « mâle ».
    Puis, peu à peu, et en particulier pendant la semaine magique, il avait découvert le bonheur de faire l’amour à Nico. Il avait réalisé qu’il aimait voir Nico prendre du plaisir, même si encore à ce moment-là le plaisir de Nico n’était qu’une « conséquence » de son propre plaisir à lui.
    Mais depuis Campan, depuis qu’il avait réussi à accepter que son attirance et son plaisir le dirigeaient vers ce petit gars, il adore faire l’amour avec Nico. Il adore lui offrir du plaisir. L’embrasser, lui faire des câlins, lui caresser les tétons, qu’il sait si sensibles, le pénétrer juste pour le faire jouir plus fort.
    Mais aussi s’occuper de sa queue, lui offrir un plaisir différent, faire ressortir son côté « p’tit mec ».
    Oui, Jérémie adore sentir le désir de Nico, et voir son corps exulter de plaisir au contact du sien quand il le prend, quand il le lime, quand il jouit en lui. Et, désormais, il aime tout autant voir Nico jouir.
    Mais ce qu’il aime aussi, et de plus en plus, c’est de se retrouver dans les bras de Nico après le plaisir, de retrouver de la tendresse, de la douceur, de l’amour. Car ça, le fait de s’abandonner en confiance dans les bras de l’autre après l’amour, ça fait sacrément du bien. Il n’avait jamais ressenti cette sensation avant Nico].

    Lorsque je vois sa tête partir légèrement vers l’arrière, ses épaules et ses pecs s’ouvrir, sa pomme d’Adam s’agiter de plus en plus frénétiquement, je sais que mon Jérém ne va pas tarder à jouir.
    Mais alors que j’attends avec impatience de pouvoir observer son corps et son visage secoués par l’orgasme, le bobrun s’allonge sur moi. Et là, tout en continuant à me limer lentement, il m’enserre dans ses bras et m’embrasse doucement.
    Lorsque son orgasme vient, le bogoss s’abandonne sur moi de tout son poids, il enfonce son front dans le creux de mon épaule, tout en lâchant un bon râle puissant, qu’il arrive à contenir avec difficulté.
    Mais son orgasme à lui n’arrive pas seul. Les petits frottements du relief de ses abdos sur mon gland hyper excité suffisent à déclencher le mien. Ainsi, mes giclées incontrôlées se glissent entre nos torses. Elles sont puissantes, car l’excitation a provoqué une grande montée en pression. Au gré des mouvements de mon bobrun, l’une d’entre elle arrive même à se faufiler un passage pour aller atterrir sur son menton.
    Rempli de son jus chaud, repu de plaisir, je me dis que je viens de connaître l’un des orgasmes les plus intenses de ma vie.
    « Eh ben, quelle puissance ! » il se marre.
    « Tu peux pas savoir comment tu m’as chauffé ! » je lui lance, fou de bonheur.
    « Et toi, tu m’as pas chauffé peut-être » il me lance à son tour, la respiration encore profonde et essoufflée.
    « Je n’ai rien fait ».
    « Tu m’excites grave, Nico ».
    « Et toi, donc ? Avec ce corps et cette gueule… et cette queue… ».
    Le bogoss sourit, visiblement flatté. Il se déboîte, s’allonge à côté de moi et me prend dans ses bras. Ah putain, comment l’étreinte de ses bras après l’amour m’a manqué ! Je la retrouve avec un immense bonheur. A cet instant précis, je me sens tellement bien, je recommence à prendre confiance… en Jérém, en nous.
    « C’était trop bon, trop bon… » il s’exclame.
    « Oh que oui… » je lui confirme.
    « Je crois qu’on a joui ensemble ».
    « Je te confirme » fait le bogoss, en se levant du lit et en s’approchant de la fenêtre pour fumer sa cigarette « après l’amour ». Une cigarette à la forme et à l’arôme pas vraiment conventionnels.

    Une minute plus tard, Jérém écrase son mégot et revient au lit. Il s’allonge sur le ventre, m’offrant la vision spectaculaire et excitante de son beau dos musclé et de ses fesses rebondies.
    « J’ai mal au dos » il me lance.
    « Où ça ? ».
    « En bas du dos ».
    « Là ? » je le questionne, en me faufilant entre ses cuisses musclées et en posant mes doigts dans le creux de son dos.
    « Un peu plus bas, entre les reins » il me guide « là… un peu plus bas… là, c’est là… tu peux appuyer plus fort ».
    Sans avoir la moindre notion de ce qu’il faut faire pour soulager un mal de dos, je m’évertue à improviser un massage aux gestes aléatoires et à la technique farfelue.
    « Ça te fait du bien ? ».
    « Ça va, c’est agréable ».
    « Je continue alors… ».
    « Oui, continue ».
    Je continue de le masser, en improvisant chaque geste, leur vitesse, leur pression. Je suis tellement heureux de retrouver notre complicité, à tous les niveaux.
    Dehors il pleut toujours, le ciel est toujours aussi gris, si ce n’est plus, que la veille. Et pourtant, depuis quelques heures, mon monde a retrouvé de si belles couleurs !
    Le bobrun semble apprécier mes efforts pour le soulager et le détendre. Quant à moi, j’aime lui faire du bien. Mais au bout d’un moment, cette proximité avec son beau cul et de ses cuisses écartées provoque en moi une réaction incontrôlable. Je bande comme un âne. J’ai très envie de lui. J’ai envie de le prendre, j’ai envie de jouir en lui.
    Alors je décide de tester son envie à lui. Je pose mes mains sur ses fesses, je les écarte doucement, et je laisse mon gland effleurer son trou.
    Le petit frisson qui secoue son corps, ainsi que le petit ahanement qui s’échappe de sa bouche sont autant de signes encourageants. Oui, le bogoss a envie.
    Mais avant de m’aventurer dans son intimité, je prends le temps de titiller longuement son trou avec ma langue. Et ce n’est que lorsque je le sens vraiment bien excité que je me décide à glisser à nouveau mon gland entre ses fesses. Ses muscles cèdent peu à peu, s’ouvrent et se resserrent autour de mon gland. Et je m’enfonce en lui lentement, en savourant les mille frissons offerts par ce délicieux voyage qu’est la pénétration, tout en m’arrêtant à chaque fois que son corps me le demande.
    Après avoir posé un long chapelet de bisous autour de son cou, je commence à le limer.
    D’abord un peu tendu, le bogoss se lâche peu à peu. Son corps prend du plaisir et il le montre. Par le changement de sa respiration, des ahanements, des frissons, des petits gestes incontrôlés.
    A chaque fois que je prends Jérém, c’est toujours la même incrédulité qui envahit mes pensées. Quand je regarde ce corps musclé, ses tatouages, sa chaînette, tous ces signes de virilité, j’ai toujours autant de mal à croire que je suis en train de lui faire l’amour. De lui faire l’amour en tant qu’actif. Et que dans quelques instants, moi qui ai pendant longtemps pensé que je serais toujours son passif, je vais jouir en lui. Oui, j’ai toujours du mal à réaliser qu’il ait envie de ça.
    J’aimerais tellement savoir comment Jérém ressent le fait de s’offrir à moi. J’aimerais savoir si son plaisir ressemble au mien. Et j’aimerais savoir par quel cheminement un mâle comme lui, bien actif et un tantinet macho à la base, a pu avoir l’envie de se faire prendre, et comment il a pu l’assumer.
    Je me dis que, peut-être, quand l’amour est là, quand la confiance est là, il n’y a plus d’actif, il n’y a plus de passif, il ne reste que le plaisir qu’on s’offre mutuellement et qui est immensément plus grand que les plaisirs qu’on prend chacun de son côté quand on ne fait que baiser.
    « Je vais pas tarder à jouir » je le préviens, lorsque je sens l’orgasme approcher.
    « Vas-y, petit mec, fais-toi plaisir » je l’entends me chuchoter.
    Il me suffit alors d’une poignée de coups de reins pour me sentir perdre pied. Je sens mes giclées s’échapper de mon corps, chaque éjaculation laissant dans mon bas ventre une sensation croissante de plaisir et de chaleur. Je n’en finis plus de jouir, j’ai l’impression que toute mon énergie vitale est en train de me quitter pour aller se loger dans le beau cul musclé de mon bobrun.
    Je finis par m’abandonner sur lui, épuisé, vidé de toute énergie.
    « Ça va ? » il m’interroge en se déboîtant de moi.
    « C’était tellement bon » j’arrive à soupirer, à bout de mes forces.
    « Tu as l’air KO… ».
    « C’était tellement intense… ».
    « Bon petit mec ! » il me lance, en claquant un bisou sur ma joue, avant de partir s’allumer une nouvelle cigarette à côté de la petite fenêtre.
    Le bogoss fume en silence. Et moi je le regarde en silence. Je regarde le gars que j’aime. Le gars qui vient de se donner à moi. Le gars qui a ses peurs, ses contraintes, et une grande pression à gérer. Mais aussi le gars qui a tant changé pour moi. Je regarde le mec que j’aime, et vis-à-vis de qui, je m’en rends compte désormais, j’ai été injuste.
    « Qu’est-ce qu’il y a ? » me questionne le bobrun lorsque son regard finit par croiser le mien.
    « Tu es beau… » je lui lance.
    « Toi aussi tu es beau ! » fait Jérém en écrasant son mégot et en me rejoignant au lit.
    « Je veux dire » je précise ma pensée, ému « que non seulement tu es vraiment un beau mec… mais que tu es beau… là aussi … (je pose ma main sur son cœur) et c’est pour ça que je t’aime, Jérémie Tommasi… ».
    « Mon petit Ourson d’amour » je l’entends me chuchoter, alors que ses bras m’enlacent et me serrent très fort contre son torse.
    Bercé par son souffle et par la chaleur de sa peau, enivré de bonheur, je finis par m’assoupir.

    Mais ma sieste est de courte durée. La présence de quelque chose de dur et de chaud entre mes fesses me ramène assez rapidement à la veille.
    « Oh, Jérém… tu as encore envie ? ».
    « T’inquiète, je comprendrais que tu ne veuilles pas ».
    « Je ne te dirai jamais non… ».
    « Ça m’arrange bien, parce que j’ai vraiment envie de te refaire l’amour » je l’entends me glisser à l’oreille, avec une intonation coquine qui fait grimper mon excitation en flèche. Je bande vite, je bande dur.
    « Alors, fais toi plaisir, beau mec ! ».
    Son gland trouve l’entrée de mon intimité du premier coup. Sans trop forcer, il se faufile entre mes muscles dociles et offerts. Le beau mâle recommence à me pilonner. Ses assauts font écho à ceux que mon corps a reçus même pas une heure plus tôt, et me rappellent, si besoin était, à quel point mon Jérém est une bête de sexe. Je sens que je vais encore porter son souvenir dans ma chair pendant des jours, comme la dernière fois, et cela contribue à augmenter mon excitation.
    Mon plaisir monte au fil de ses va-et-vient, tout comme mon envie de recevoir une nouvelle salve de son jus de mâle.
    « Tu prends ton pied, bogoss ? » j’ai envie de l’exciter.
    « Je prends toujours mon pied quand je suis dans ton petit cul… ».
    Le bogoss vient tout juste de lâcher ces mots qui ont le pouvoir de me chauffer à bloc, lorsque quelque chose d’inattendu et d’extrêmement désagréable se produit.
    La sonnette de l’appart retentit dans la petite pièce, comme un coup de tonnerre inattendu. J’ai l’impression de recevoir une décharge électrique à haute tension, et que le son aigu transperce mes oreilles et mon cerveau.
    Jérém stoppe net ses coups de rein, sans se déboîter en moi.
    « Tu attends quelqu’un ? » je le questionne.
    « Pas du tout. Je pense que c’est une erreur. Ou des cons qui s’amusent. Ça arrive parfois. Si on ne fait pas de bruit, ils vont penser qu’il n’y a personne à faire chier et ils vont repartir » il me chuchote tout bas.
    Jérém vient tout juste de me donner cette explication trop bien argumentée pour être réaliste, lorsque la sonnette retentit à nouveau, et avec plus d’insistance. Je sens mon cœur s’emballer. Et je le sens carrément se décrocher de ma poitrine lorsque j’entends une voix féminine se manifester.
    « Jérémie… Jérémie ! Je sais que tu es là, j’ai vu la lumière à ta fenêtre ».
    Jérém se déboîte de moi et me fait signe de me taire.
    La nana insiste, elle tape à la porte, elle l’appelle sans cesse.
    « Je ne partirai pas tant que tu ne viens pas me parler ».
    Et là, je vois Jérém se lever, la queue encore raide, la peau brillante de transpiration, la respiration haletante. Je le regarde passer un t-shirt blanc à la va vite et essayer de cacher sa queue raide dans un jeans, sans trop de succès.
    « C’est qui ? » je lui demande, inquiet de sa réponse tout autant que de son silence.
    « Nico… va dans la salle de bain » il me lance, alors que la sonnerie reprend de plus belle.
    « De quoi ? ».
    « Je t’expliquerai plus tard… promis… va dans la salle de bain ».
    Je suis abasourdi face à sa demande. Je suis pris au dépourvu, je ne sais pas quoi penser, quoi faire.
    « S’il te plaît » il me répète, la voix suppliante et le regard paniqué.
    Alors, complètement déboussolé, je finis par m’exécuter. Je m’enferme dans la salle de bain, sans prendre le soin d’amener avec moi le moindre vêtement.
    « Salut beau toulousain… » j’entends la nana saluer Jérém.
    Les murs sont fins, l’appart petit. Alors, j’entends tout ce qui se dit, comme si j’étais présent. Je trouve que la nana a une voix mielleuse, et j’ai le sentiment qu’elle essaie de draguer mon mec. Je ne l’ai pas vue mais je la déteste déjà.
    « Salut » fait Jérém, sèchement « mais comment tu es rentrée ? ».
    « La porte de l’immeuble était ouverte ».
    « Mais qu’est-ce que t’es sexy… » elle enchaîne.
    J’ai la nette impression qu’elle essaie de le chauffer. Je crois que je vais la tuer.
    « Alors, tu ne me fais pas rentrer ? ».
    « C’est pas possible là… ».
    « Tu n’as pas oublié comment c’était bien l’autre soir, j’espère… ».
    « Ecoute, je te l’ai déjà dit, il faut passer à autre chose ».
    Et là, en quelques secondes, tout s’effondre autour de moi. Je me tiens devant le miroir, les deux mains tremblantes et nerveusement agrippées aux bords du lavabo. Et je fixe l’idiot, le naïf, l’imbécile que je suis. Comment ai-je pu croire que Jérém pourrait tenir plus d’un mois sans se taper une pouffe ? Comment ai-je pu croire qu’il changerait, que je pourrais lui faire confiance ? Comment ai-je pu m’attendrir sur ses problèmes, alors qu’apparemment il ne m’a pas attendu pour se changer les idées ?
    « Mais je ne te demande pas de me passer la bague au doigt, j’ai juste envie de prendre du bon temps avec mon rugbyman préféré ».
    « Tu devrais partir » j’entends Jérém lui lancer, sur un ton agacé, avant d’ajouter « et arrête de m’appeler à toutes les heures ».
    La voilà la réponse à la question qui me taraude depuis presque deux jours. Ses potes qui l’appellent, c’est ça !
    « J’ai eu du mal à me procurer ton numéro, alors je m’en sers ! ».
    « Dis-toi bien que si je ne te l’ai pas demandé, et si je ne réponds pas à tes messages, c’est qu’il y a une raison ! ».
    « C’est ça, oui. De toute façon, vous les mecs vous êtes tous des connards, après que vous avez tiré votre coup il n’y a plus personne ! ».
    Je suis tellement secoué par ce que je viens d’apprendre que j’en tremble. Lors d’un mouvement incontrôlé, je fais tomber la mousse à raser de Jérém. Le bruit du métal creux sur le carrelage résonne dans la salle de bain de façon assourdissante. Et certainement au-delà.
    « C’est quoi ça ? » j’entends la pouffe demander.
    « C’est rien ».
    « Mais ça y est, j’ai compris… tu baisais une pétasse, là, maintenant ! » je l’entends s’emporter.
    « C’est pas une nana, c’est un pote ».
    « C’est ça oui, prends-moi pour une conne ! ».
    Nu dans la salle de bain, le malaise me tétanise.
    « Tu n’es qu’un pauvre type, Jérémie ! Tu me dégoûtes ! » j’entends la voix de la nana résonner et enfin se perdre dans la cage d’escalier.

    Un instant plus tard, j’entends le bruit de la porte d’entrée qui se referme. Les secondes passent, je n’arrive pas à bouger. Je n’arrive pas à quitter la salle de bain. Jérém ne vient pas me chercher non plus.
    C’est au prix d’un effort presque surhumain que j’arrive à me décrocher du lavabo et à saisir la poignée de la porte.
    Lorsque j’arrive enfin à l’ouvrir, je retrouve Jérém en train de fumer à côté de la petite fenêtre, le regard perdu dans la grisaille parisienne.
    « C’est qui cette nana ? » je finis par lui lancer, au bout de ma vie, après un long moment de silence.
    « Elle est folle ».
    « Mais c’est qui ? » j’insiste.
    « Personne… ».
    « Ce n’est pas personne parce qu’elle te connaît, et plutôt bien apparemment ».
    « Laisse tomber ».
    « Tu as couché avec ? » je surenchéris, énervé, face à son attitude évasive.
    « Nico, écoute… ».
    Ces deux mots résonnent à mes oreilles comme un « oui » inavoué et déclenchent une réaction de désespoir.
    « Pourquoi tu me fais ça, pourquoi ? ».
    « Mais putain, réponds-moi ! » je lui crie dessus, hors de moi, face à son silence insistant.
    « Un soir, j’ai trop bu et j’ai craqué » il finit par admettre, en se retournant, le regard sur ses chaussures.
    « Et tu comptes craquer encore ? ».
    Je me sens aussi mal que le dernier jour où il est venu chez moi après la semaine magique, lorsque, après que nous ayons couché ensemble, une capote s’était échappée de la poche de son short.
    « Va te faire foutre ! » je finis par lui lancer, face à son silence coupable.
    Je commence à ramasser mes affaires et à me rhabiller.
    « Tu fais quoi ? » je l’entends me questionner, sur un ton inquiet.
    « Je me casse ».
    « Ne fais pas ça Nico ».
    « Des potes qui t’appellent à toutes les heures, mon cul, oui ! Pourquoi je suis assez con pour te faire confiance ? ».
    « Je suis désolé ».
    « Tu as couché quand avec elle ? ».
    « Je ne sais plus ».
    « Comment tu ne sais plus ?! ».
    « Il y a deux semaines environ… ».
    Pile là où j’avais senti une distance s’installer entre nous. Putain, je l’avais senti !
    « Tu vas voir ailleurs alors que je couche avec toi sans protection !!! » je lui balance, hors de moi.
    « Je me suis protégé » il fait, sans la ramener.
    « Tu gâches tout, Jérém ! Tu salis tout ce qu’il y a entre nous ! ».
    « Tu vois, si je ne voulais pas que tu viennes, c’est parce que j’avais peur qu’un truc comme ça se produise ».
    « Si tu ne l’avais pas baisée, elle ne se pointerait pas chez toi te faire un sketch parce que tu ne l’as pas rappelée. Et sinon, c’est la seule ou il y en a eu d’autres ? ».
    « C’est la seule ???!!! » je crie face à son silence énervant.
    « Non » il finit par lâcher, comme abasourdi.
    « Combien ? ».
    « Nico… ».
    « Combien ?!?! ».
    « Deux autres ».
    « Pourquoi tu couches à nouveau avec des nanas ? ».
    « Parce que si je ne le fais pas, les gars vont croire que je suis pd ».
    « Mais tu es pd ! ».
    « Peut-être, mais je ne tiens pas à qu’ils le sachent ».
    « Tu ne penses qu’aux « qu’en dira-t-on » ! ».
    « Si ça se sait, ça va être la cata pour moi. Nico, les nanas sont partout, aux soirées, aux troisièmes mi-temps. Elles ne nous lâchent pas… ».
    « Personne ne t’oblige à les baiser ! ».
    « Si je ne fais pas comme les copains, je vais attirer l’attention… ».
    « Mais tu es censé avoir une copine à Bordeaux, bordel ! ».
    « C’était léger comme excuse, et les gars commençaient à ne plus y croire. Et puis, depuis que tu es venu, j’ai eu droit à des allusions. On a été trop imprudents la dernière fois. Enfin j’ai été trop imprudent… ».
    Une partie de moi comprend ses arguments. Mais le sentiment de trahison est trop fort pour que je puisse ne serait-ce qu’envisager d’aller dans son sens. Je suis trop en pétard.
    « Je n’aurais jamais dû venir te voir ».
    « Ne dis pas ça ! Je suis super content que tu sois venu, et je suis sincèrement désolé que t’aies eu à vivre ça ».
    « Tu couches qu’avec des nanas ou tu te tapes aussi des mecs ? » je ne peux me retenir de le questionner. Au point où j’en suis, autant tout savoir.
    « Mais non ! Tu es le seul ! Tu es le seul à qui je fais l’amour et à qui je laisse me faire l’amour. Tu es le seul avec qui je prends mon pied. Et tu es le seul avec qui je couche sans capote. Avec les nanas, ce n’est rien, c’est juste pour garder les apparences ».
    « Ça doit bien te plaire de t’envoyer en l’air ! » je l’attaque, gratuitement. J’ai besoin de me défouler, quitte à taper n’importe comment.
    Jérém regarde dans le vide, l’air pensif, triste.

    [Oui, Jérémie a couché avec des nanas pour que les gars lui lâchent les baskets. Il n’en pouvait plus des allusions au sujet de sa « copine de Bordeaux », et des moqueries que cela entraînait dans les vestiaires. Et cela avait même empiré lorsque ce con de Léo, toujours lui, avait capté qu’il s’était fait draguer par un gars dans les chiottes d’un bar. Evidemment, il était allé le raconter à tout le monde, ce qui n’avait pas arrangé la situation.
    Léo est vraiment chiant avec lui. Jérémie sait que ses moqueries visent à le déstabiliser, car il est jaloux de lui. Au dire d’Ulysse, Léo était l’ailier espoir de l’équipe avant que lui ne débarque. Et depuis son arrivée, il a peur de se faire voler la vedette.
    Jérémie essaie parfois de relativiser, de se dire que les railleries de ses potes ne sont au fond qu’une sorte de bizutage. Mais rien n’y fait. Quand ça tombe, dans le vestiaire, sur le terrain, il n’arrive pas à le supporter. Les blagues de ses potes le blessent, car elles visent juste. Il voudrait avoir le répondant et l’humour nécessaires pour en jouer, pour transformer ce bizutage en complicité entre mecs. Il a essayé, mais il n’y arrive pas. C’est un sujet encore sensible pour lui qui commence tout juste à s’assumer en tant qu’homo. Et puis, quand on a quelque chose à cacher, on se sent toujours sur le point d’être découvert et on devient paranoïaque.
    Alors, il a fallu leur en mettre plein la vue, leur montrer qu’il pouvait lever autant de nanas qu’il voulait, se tailler un début de réputation de serial baiseur comme à Toulouse, faire un plan à quatre avec deux nanas et Marin, l’un de ses co-équipiers, pour qu’ils lui foutent la paix.
    Ce n’est qu’à ce prix-là, qu’il a pu leur clouer le bec. Y compris à Léo.
    Jérémie sait qu’il lui faudra entretenir les apparences de temps à autre. Il se dit aussi qu’il doit faire gaffe vis-à-vis de Nico, pour ne pas alimenter les soupçons. Il sait aussi qu’il doit garder Léo à l’œil, comme le lui a conseillé Ulysse. Mais il est persuadé que le plus gros est fait.
    Mais il y a aussi une autre raison qui le pousse à coucher avec des nanas. Depuis qu’il est à Paris, ses résultats sportifs ne sont pas ceux qu’il attend. Il se sent perdu, il perd son assurance. Alors, pour retrouver de la confiance en lui-même, il sait qu’il peut chercher ailleurs, dans la séduction, et en trouver à coup sûr.
    Et même s’il ne ressent pas de désir pour elles, même si parfois, souvent, il a besoin de penser à Nico pour jouir, le simple fait de se sentir désiré sexuellement ça lui fait du bien. Ça lui change les idées. Et ça le rassure de voir qu’au moins ça, ça ne change pas par rapport à Toulouse.
    Aussi, d’une certaine façon, les nanas le « protègent » d’autres tentations qu’il pressent être bien plus dangereuses.
    Jérémie a souvent repensé à ce gars qui l’avait dragué dans un bar et qui lui avait balancé : « Ne raconte pas d'histoires, tu n'es pas comme tes potes tu es comme moi ».
    Aussi, chaque jour, à chaque entraînement, à chaque vestiaire, il ressent de l’attirance pour la nudité masculine. Et pour une, en particulier.
    En se soulageant de temps à autre avec une nana, il a l’impression d’éloigner ces tentations.
    Mais Jérémie garde tout cela pour lui. Il sait qu’il ne peut pas en parler à Nico, car ça lui ferait trop de peine.
    Malgré la culpabilité qu’il ressent vis-à-vis de Nico, une question taraude l’esprit de Jérémie : est-ce que de son côté il a tenu bon ?].

    « Et toi, tu t’es pas fait draguer à Bordeaux ? » j’entends Jérém me lancer de but en blanc.
    « Figure-toi que moi aussi je suis pas mal sollicité en ce moment… mais je n’ai jamais craqué… enfin, pas encore » je lâche, sur un ton volontairement provocateur.
    Jérém se tait, l’air sonné comme s’il avait reçu en coup de poing en pleine figure. Je le connais un peu désormais, et je connais cette attitude. Il essaie de garder son calme, de faire bonne figure, de dissimuler sa jalousie qu’il n’arrive pas à maîtriser.
    « Je n’ai pas craqué et je ne veux pas craquer » je lui lance alors pour essayer de tempérer mon propos, comme une porte ouverte, comme une main tendue.
    « Mais tu n’es pas dans le monde du rugby, tu n’es pas à Paris » il lâche sur un ton monocorde, après un moment de silence.
    « Et le rugby, les apparences, tout ça c’est plus important que notre relation ? ».
    « Le rugby, c’est ma vie ».
    « Et il passe avant nous ? ».
    « Ecoute, Nico… rien ni personne ne peut nous enlever ce qu’il y entre nous ».
    « Et qu’est-ce qu’il y a « entre nous », au juste ? ».
    « On est bien ensemble ».
    « Mais on n’est jamais ensemble ! ».
    « Même si on se voit moins qu’avant, c’est pas pour autant que ce qu’il y a entre nous est moins fort ».
    « Et tes coucheries ne sont pas en train de tuer ce qu’il y a « entre nous » ? ».
    « La dernière fois tu m’as dit de me protéger s’il se passait quelque chose. Je me suis protégé ».
    « Je ne t’avais pas dit ça pour te donner le feu vert pour que tu baises à droite et à gauche ! ».
    « Je suis vraiment désolé ».
    « Et moi je suis censé faire quoi ? T’attendre, pendant que tu soignes tes relations publiques à grands coups de bite ? Baiser moi aussi de mon côté ? Et dis-moi, ça ne te ferait rien de savoir que je couche avec un autre gars ? ».
    « Bien sûr que si, ça me rendrait malade. Mais au vu de ce que je peux te proposer, je n’ai pas le droit de t’en empêcher… ».
    « Tu crois que ça va être une situation facile à vivre ? ».
    « C’est le moins pire que je peux te proposer pour l’instant ».
    « Cet instant va durer ! ».
    « Nico, tu n’as pas la pression que je subis… ».
    « J’ai des cours, des exams à réussir ! ».
    « Je sais, moi aussi. Mais à la fac tu as la pression deux ou trois fois par an. Moi c’est tous les week-ends qu’on me juge, et même en semaine pendant les entraînements. Je n’ai jamais de répit ».
    Je me sens tellement retourné que je ne trouve même plus de quoi lui répondre. J’ai juste envie de partir et de pleurer.
    « Moi je crois que ce qu’il y a entre nous est plus fort que tout ça » je l’entends me lancer au bout d’un moment, après avoir écrasé son mégot.
    « Je ne sais plus quoi penser » je fais, dépité.
    « Nico, tu as des attentes, et elles sont tout à fait normales. Le problème c’est que pendant un certain temps, je ne pourrai pas être à la hauteur de ces attentes. Je ne peux pas t’offrir une vie de couple. Je ne peux pas te laisser venir tous les week-ends.
    Tu peux penser ce que tu veux, que je suis lâche, que je n’ai pas de couilles, que je suis un connard. Mais, s’il te plaît, ne pense pas que je ne tiens pas assez à toi. Tu comptes beaucoup pour moi ».
    « Tu parles ! ».
    « Si, tu es quelqu’un de spécial pour moi. Crois-moi, c’est pas facile pour moi non plus de te proposer cet arrangement. Si je pouvais faire autrement, je le ferais. Mais je ne vois pas d’autres solutions pour l’instant ».
    « Et moi je n’ai plus qu’à suivre le mode d’emploi » je lâche, sur un ton sarcastique.
    « Je sais que je t’impose une situation qui ne te convient pas. Elle ne me convient pas non plus. Je n’ai pas envie de savoir que tu vas voir ailleurs. Mais si un jour ça arrive, surtout, surtout, protège-toi, Nico. Ne prends pas de risque, jamais. Tu es un chouette gars et tu ne dois pas te mettre en danger ».
    « Et on se verra quand ? Juste pendant les vacances ? ».
    « On se reverra quand on pourra. Mais nous serons toujours spéciaux l’un pour l’autre ».
    « Et si je venais étudier à Paris ? » je lance, en laissant parler mon immense désespoir.
    « Ne dis pas de bêtises, Nico. Tu es bien à Bordeaux ».
    « Tu ne veux pas de moi dans tes pattes, c’est ça ? ».
    « A Paris ça va être plus compliqué pour toi, déjà financièrement. Et même si tu étais là, ça ne changerait rien au fait que je ne pourrai pas t’offrir une vie de couple ».
    « Je n’ai pas envie d’aller voir ailleurs. C’est toi que je veux, et personne d’autre » je lance, en larmes « et je n’ai pas envie que tu ailles voir ailleurs. Si on ne se voit pas assez souvent et si on couche ailleurs, j’ai peur qu’on s’éloigne et qu’on ne se retrouve jamais. J’ai peur de te perdre, Jérém ».
    « Moi aussi j’ai peur de te perdre. Mais je pense que si nous continuons comme aujourd’hui, nous allons aussi nous perdre, et à coup sûr. Je vois dans quel état te met cette situation d’éloignement ».
    En constatant la distance insurmontable entre mes envies et ce que Jérém vient de me proposer pour la suite de notre relation, et sans négociation possible, je me sens comme sur le bord d’un précipice. J’ai le vertige. Je ressens une souffrance psychologique déchirante. Mon cerveau refuse de combiner ces données. Dans ma tête, c’est le black-out.
    « Alors c’est ça que tu veux pour notre histoire… » je m’entends lâcher, après un long moment de silence.
    « Tu sais, Nico, dans l’histoire, c’est moi qui prends le plus de risque ».
    « Comment ça ? » je m’étonne.
    « Moi je ne tomberai jamais amoureux d'une nana… ».
    « Et alors ? ».
    « Mais est-ce que toi tu ne tomberas pas amoureux d'un autre gars ? ».
    « Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? ».
    Jérém regarde tristement par la fenêtre pendant que sa nouvelle cigarette se consume entre ses lèvres.

    « Il est à quelle heure ton train ? » je l’entends enchaîner.
    « Je m’en fous ! » je fais, sur le coup de la colère et du désespoir.
    « Tu as vu l’heure ? ».
    En effet, la pendule au mur affiche 17h10. Mon train est dans une heure à peine. Il est déjà l’heure de partir. Je n’ai pas envie de rester. Mais je n’ai pas envie de partir non plus. Pas après ce qu’on s’est dit, pas après ce qui vient de se passer. Pas dans cet état de détresse, pas avec cette envie de pleurer, pas avec ce sentiment que quelque chose est irrémédiablement en train de casser entre nous. Pas avant de m’être réveillé de ce cauchemar.
    « T’inquiète, je vais débarrasser le plancher » je lui lance, en larmes.
    « Nico… ».
    « Tais-toi ! ».
    Je finis de me rhabiller à l’arrache, je ramasse mes affaires en catastrophe et en silence, sans arriver à maîtriser mes sanglots.
    Je viens de fermer mon sac, et je me dirige déjà vers la porte d’entrée, lorsque quelque chose me retient. Jérém vient de me prendre dans ses bras, par derrière, et me serre très fort contre lui.
    « Ca m’arrache le cœur de t’infliger ça ».
    La chaleur de son corps, la puissance et la douceur de son accolade ne font que décupler ma tristesse. Car je pressens que je ne les retrouverai pas avant longtemps. Ou peut-être jamais. A cet instant précis, j’ai la nette impression de vivre un adieu.
    « Tu seras toujours mon Ourson, quoi qu’il arrive » je l’entends me chuchoter tout bas.
    « Je vais y aller » je ne trouve pas mieux à lui répondre.
    « Je peux t’accompagner à la gare ? » il me demande, la voix chargée de malaise et de tristesse.
    « Pour quoi faire ? ».
    « Parce que ça me fait plaisir » je l’entends me répondre, avec la simplicité d’un enfant.
    « Fais comme tu veux ».
    Sans attendre davantage, il passe son blouson d’étudiant blanc et vert sur son t-shirt blanc, des chaussettes et des baskets aux pieds et il est prêt à partir.
    Dans l’ascenseur, il me serre une nouvelle fois dans ses bras. Je sens son souffle chaud dans mon cou, je sens ses baisers sur ma joue. Mais rien ne suffit à apaiser ma détresse.
    « Je ne veux pas te perdre » il me chuchote.
    Je n’ai pas la force de lui répondre.
    Juste avant que les portes de l’ascenseur ne s’ouvrent Jérém revient se positionner à côté de moi. En le regardant du coin de l’œil, j’ai l’impression qu’il est lui aussi au bord des larmes.

    Dans le métro, Jérém essaie de me faire la conversation, certainement pour tenter de faire taire son sentiment de culpabilité et son malaise. Il me questionne sur mon emploi du temps dans la semaine à venir, sur mes cours, il me demande des nouvelles de mes propriétaires. Il essaie de se montrer aimable. Mais toute l’amabilité du monde ne pourra remplacer notre complicité, ce bonheur que la découverte de ses coucheries vient de me retirer.
    « Je voudrais être le mec qu’il te faut » il me lance sur le quai de la gare, devant la porte du train, l’air vraiment désolé.
    « Mais tu l’es. Enfin, tu pourrais l’être… » je lui lance, triste comme les pierres, en montant dans le wagon.
    « Tu es quelqu’un de spécial pour moi, Nico, ne l’oublie jamais ».
    Je voudrais trouver des mots pour lui dire aurevoir. Mais déjà les coups de sifflet des agents SNCF annoncent le départ prochain du train.
    « On s’appelle » je l’entends me lancer, alors que les portes sont déjà en train de coulisser.
    Là non plus, je n’ai pas le courage de lui répondre. Je suis sonné, comme dans un état second, je ne sais même plus où j’habite.
    Le train démarre et la dernière image que j’ai de Paris est un gars beau comme un Dieu, mais avec un air triste à mourir, une image qui me donne envie de pleurer. Le train m’arrache très vite à cette image. Mais je pourrais jurer que ce gars était lui aussi en train de pleurer.



    73 commentaires
  • Jeudi 8 novembre 2001 au soir.



    « Je vais devoir te laisser maintenant.
    « Je te rappellerai bientôt pour prendre des nouvelles ».
    « Merci d’avoir appelé, ça m’a fait vraiment plaisir ».
    « Et alors, pour Nico, tu vas faire quoi ? ».
    « Je ne sais pas encore ».
    « Et si tu essayais de lui expliquer ? ».
    « Non, il ne comprendrait pas ».
    « Tu n’en sais rien, il n’est pas con ! ».
    « Je sais que moi non plus je ne comprendrais pas si j’étais à sa place ».
    « Mais peut-être que lui il pourrait ».
    « Non, je ne crois pas ».
    « Et tu ne vas jamais le laisser venir te voir ? ».
    « Pas avant quelques temps. Noël c’est dans quelques semaines, et tout ça ce sera derrière moi, et je pourrais peut-être faire comme s’il ne s’était rien passé ».
    « Tu crois que tu vas arrêter de culpabiliser ? Que quelques semaines vont changer quoi que ce soit ? ».
    « Je ne sais pas ».
    « Et tu crois que Nico va t’attendre jusqu’à Noël ? ».
    « J’espère… j’espère… ».
    « Et tu crois que tu vas pouvoir garder tout ça pour toi ? ».
    « Il le faut ».
    « Je te connais, Jérém, si tu gardes ça pour toi, ça va te miner et tu vas devenir insupportable. Nico va le sentir et ça va être la cata ».
    « Si je lui parle de ça, je vais le perdre ».
    « Moi je pense que tu vas le perdre si tu ne lui parles pas. Si tu lui caches des choses, il va le sentir. Et ça va le miner lui aussi ».
    « Peut-être que je devrais tout arrêter et le laisser libre de rencontrer un gars qui le rendrait heureux ».
    « Mais tu ne peux pas faire ça, tu le sais bien, Nico est trop important pour toi.  Et tu ne peux pas risquer de le perdre à cause d’un truc qui n’a aucune importance au fond. Ne gâche pas tout à nouveau, Jérém, tu serais trop malheureux ».
    « Je dois y aller, frérot. Encore merci d’avoir appelé ».
    « Ne déconne pas ! ».
    « Bisous ! ».
    « Bisous et bon week-end. Et bon courage pour tout. Tu verras, tout va s’arranger ».
    « Parfois je me dis que c’est toi le grand frère, Maxou ».

    Vendredi 16 novembre 2001, 14 heures.

    Six mois jour pour jour après notre première révision de maths dans l’appart de la rue de la Colombette, je suis dans le TGV qui m’amène à Paris pour retrouver Jérém. Mais à son insu. Je vais lui faire une surprise, même si elle est un peu « contre son gré ». Car dans son discours, Jérém ne tient pas vraiment à que je le rejoigne à Paris.
    Mais au fond de moi, je pense que ça pourrait quand-même lui faire plaisir et nous aider à nous retrouver. Du moins c’était ma conviction au départ de Bordeaux, celle qui m’a poussé à envisager ce voyage. Une conviction qui semble perdre de son évidence depuis que le train a quitté la gare Saint Jean.
    De toute façon, je ne peux pas passer un jour de plus sans le voir. Cinq semaines se sont écoulées depuis mon premier week-end parisien. Et je sens que Jérém est en train de s’éloigner à nouveau. Je ne peux rester sans rien faire, je dois tenter quelque chose.
    Oui, dans ce TGV, je devrais me sentir comme le gars le plus heureux de la Terre, je devrais me réjouir du fait que dans quelques heures je serai dans les bras du gars que j’aime. Mais ma joie est parasitée par la peur de sa réaction en me voyant débarquer à l’improviste.
    Les dés sont jetés, j’espère vraiment ne pas me faire jeter. En fait, depuis un certain temps, et sans que je le sache, pas mal de dés ont été jetés dans ma vie. L’avenir me dira quelles facettes le destin aura choisi de faire ressortir.

    Pendant les trois heures de trajet en train entre Bordeaux et Paris, j’ai le temps de cogiter et de me prendre la tête à souhait. J’essaie de me dire que nos retrouvailles seront géniales, que, malgré tout, Jérém va me sauter au cou, que nous allons faire l’amour comme des lapins. Mais plus encore que l’envie de faire l’amour avec Jérém, c’est l’envie de me blottir dans ses bras, contre son torse musclé, contre ses poils bruns et doux, contre sa peau chaude et délicate qui est la plus pressante. L’envie de le caresser, de le couvrir de bisous. L’envie d’entendre sa présence, sa voix, de retrouver notre complicité. J’espère retrouver notre complicité. Cinq semaines, c’est la plus longue période sans le voir depuis le début de nos « révisions ». J’ai tellement envie de passer du temps avec lui, juste être avec lui. J’ai envie de parler avec lui, de savoir comment il va, de voir comment il va.
    Je veux lui faire sentir que je suis là pour lui. Que je ne lui demande rien de plus que ce qu’il peut m’offrir. Comment montrer mon amour à Jérém ? Comment trouver les bons mots pour lui montrer ma présence sans l’étouffer ?
    J’ai juste besoin de savoir que les promesses de Campan n’ont pas fané. J’ai peur de quel Jérém je vais retrouver. Au fur et à mesure que le voyage avance, je me sens de plus en plus aspiré dans un puissant vortex où se mélangent une joie intense, comme une ivresse, et une peur panique qui enserre mon ventre dans une prise de plus en plus douloureuse.
    Deux sentiments qui me tiraillent dans tous les sens, sans cesse, qui m’épuisent littéralement.
    Le train vient de quitter la gare d’Orléans et je me sens ko, j’ai juste envie de dormir. Je sens mon courage et ma détermination s’évaporer. J’ai envie de rentrer chez moi.
    Aussi, je repense à ce qui a failli se passer avec Justin, et je m’en veux de m’être trouvé dans cette situation. Je m’en veux de lui avoir donné de faux espoirs, je m’en veux d’avoir fait n’importe quoi. Mais par-dessous tout je m’en veux vis-à-vis de Jérém. Je passe mon temps à prier pour qu’il ne me trompe pas, et au final c’est moi qui ai failli le tromper. Sale bête la tentation.
    Est-ce que le fait que la tentation arrive à m’atteindre est le signe que mon amour n’est au fond pas si solide ? Ou bien est-il juste humain de chercher du réconfort ailleurs quand la personne qu’on aime nous tient à l’écart de sa vie ?
    Dans le train, je repense évidemment aussi à Benjamin, le gars avec le chiot labrador qui m’avait laissé un mot avant de descendre du train à Bordeaux. Un mot disant que je lui plaisais bien, accompagné de son numéro de téléphone. Je suis heureux d’avoir jeté ce mot, et de ne pas m’être exposé à une autre tentation dangereuse.
    A plusieurs reprises j’essaie d’avancer dans mon bouquin, mais je n’y arrive pas, je suis trop stressé et inquiet vis-à-vis de ce qui m’attend à Paris. J’ai peur que Jérém croie que je monte pour le surveiller, j’ai peur qu’il me quitte à nouveau, et pour de bon cette fois-ci. Mais j’ai surtout peur de ce que je vais découvrir de sa nouvelle vie.
    Je repense aux mots de Léo qui insinuait que Jérém s’était tapé une nana, je repense aux explications de Jérém, explications auxquelles j’ai cru. Est-ce que j’ai bien fait d’y croire ? Est-ce qu’il a craqué depuis ?
    Et je repense également au regard d’Ulysse posé sur moi et sur Jérém à ce moment-là, ce regard lourd et intense, et à mon impression que le boblond avait capté quelque chose. Je repense à sa façon insistante de m’appeler « le cousin », comme s’il mettait en doute cette version des faits. Est-ce qu’il avait vraiment compris pour Jérém et moi ou est-que ce n’était que mon imagination ? Est-ce que depuis il a parlé de tout ça avec Jérém ?
    Le train arrive enfin en banlieue de la capitale. La grisaille des barres d’immeubles et des friches industrielles laissées à l’abandon et taguées est amplifiée par la grisaille du ciel, un ciel maussade et triste qui fait écho à ma tristesse et à mes inquiétudes intérieures.
    Comme elle est différente la météo de ce soir, celle du ciel, tout comme celle de mon cœur, par rapport à celle bien ensoleillée avec laquelle Paris m’accueillait cinq semaines plus tôt !
    A ce moment-là, j’étais heureux de venir voir Jérém, parce que je savais qu’il m’attendait les bras ouverts. Alors que ce soir, je ne sais vraiment pas à quoi m’attendre. Plus le train approche de la gare, plus je me dis que cette venue surprise n’était pas une si bonne idée que ça. J’ai peur de me heurter à son hostilité. J’ai peur de le mettre en pétard. J’ai peur d’un clash. Un nouveau clash du genre de celui qui s’est produit la dernière fois qu’il est venu chez moi après la semaine magique.
    Le train arrive en gare Montparnasse et j’ai l’impression d’avoir les tripes nouées et les jambes paralysées. Je n’ai pas envie de descendre. J’ai l’impression que je n’en ai pas la force. Je dois me faire violence pour quitter mon siège et descendre sur le quai. C’est comme si j’y allais à reculons. C’est drôle cet état d’esprit lorsqu’on s’apprête à rejoindre le gars qu’on aime.
    Dans la gare, dans le métro, la bogossitude de la capitale défile devant mes yeux avec une fréquence et une intensité qui ne connaissent pas de répit. D’habitude, chaque immersion dans la mâlitude d’une grande ville me donne le vertige, me remplit de frissons, d’émotions, de nœuds et de papillons dans le ventre, me donnant l’impression d’être une balle dans un flipper géant où chacun des rebonds infligés serait une nouvelle sexytude qui me percute, me bouscule, avant de me renvoyer vers un autre.
    Et pourtant, ce soir je n’ai pas le cœur à ça. La bogossitude défile devant mes yeux, mais l’émotion qu’elle me procure d’habitude n’est pas au rendez-vous. Mes inquiétudes m’accaparent totalement. La peur de perdre Jérém une nouvelle fois me tétanise. J’ai envie de pleurer.
    Dans le métro je sens mon stress monter jusqu’à presque m’étouffer.
    A l’approche de la dernière gare avant les Buttes Chaumont, j’ai le tournis.
    En marchant vers son immeuble, je sens mon audace, celle qui m’a poussé à prendre le train sans le lui annoncer, se faire la malle. Chaque pas est accompli au prix d’un effort épuisant. Mon cœur tape si fort que ses battements résonnent presque douloureusement dans mes oreilles. Je me sens vaciller, et je sais que je suis en train de perdre tous mes moyens. Je pressens que quand je serai en sa présence je serai complètement abasourdi, abruti. Pas après pas, le sens de l’expression « avoir les jambes en coton » m’apparaît dans toute sa lumière.
    A la vue de son immeuble, je tremble.
    Et s’il n’était pas là ? La dernière fois il était rentré à 18h00, mais est ce que ce sera le cas aujourd’hui ?
    Et s’il était là mais qu’il n’était pas seul ? Et s’il était avec une nana ? Je ne veux pas vivre ça ! Et pourtant, je veux savoir.
    C’est cette envie de savoir qui me pousse à accomplir les derniers pas.
    Me voilà devant l’interphone de l’immeuble. Je suis tétanisé, je ne sais pas comment m’annoncer. J’ai peur de sonner. Cette idée d’y aller au culot était vraiment une idée à la con. Je n’aurais pas dû écouter le conseil de Monica et faire tant d’heures de train pour me retrouver dans cette situation inconfortable au possible. Définitivement, il faut que je me rappelle à l’avenir que les conseilleurs ne sont pas les payeurs, notamment en matière de questions sentimentales.
    J’hésite face à l’interphone, mon doigt tremble sans trouver le courage de se poser sur le bouton à côté de l’étiquette Tommasi.
    Finalement quelqu’un sort et j’en profite pour rentrer avant que la porte ne se referme. Premier niveau validé. Mais cela ne m’aide en rien pour la suite de l’« aventure ». Je ne sais toujours pas comment m’annoncer. Et surtout quelle va être sa réaction.
    Je prends l’ascenseur, cet ascenseur dans lequel nous nous sommes échangé des bisous la dernière fois. Je repense à notre resto à Montmartre, à notre balade dans la nuit parisienne, à nos câlins, je repense à quand nous avons fait l’amour, à notre complicité, au bonheur d’être avec lui.
    Etage 3… pourvu qu’il soit là…
    Etage 4… pourvu qu’il soit seul…
    Etage 5… pourvu qu’il ne me jette pas…
    Son étage. La porte de l’ascenseur s’ouvre. Voilà le couloir qui amène a son appart. J’ai la trouille.
    Sa porte. J’ai vraiment envie de faire demi-tour. Et si je redescendais et je l’appelais pour le prévenir ?
    Je suis à deux doigts de reprendre l’ascenseur, mais quelque chose me retient. Les murs sont fins, j’ai l’impression d’entendre la voix de mon Jérém. Mais avec qui il parle ? Il est peut-être au téléphone…
    Une hypothèse qui se dément très rapidement lorsque j’entends une autre voix masculine entrecouper celle de mon bobrun.
    Ma jalousie chatouille ma curiosité. Et je me décide enfin à sonner.
    « Ça doit être les pizzas » j’entends Jérém lancer.
    Lorsque la porte s’ouvre, je frôle le malaise de très près. La raison ? La vision de mon Jérém beau comme un Dieu dans l’une des tenues les plus inattendues et les plus furieusement sexy qui soient.
    Chemise blanche parfaitement coupée autour de son torse en V, de ses épaules et de ses biceps, cravate noire descendant presque jusqu’à sa braguette, pantalon noir et ceinture noire aussi, chaussures de ville en cuir. Brushing au gel impeccable, barbe de quelques jours mais très soignée, les bords coupés bien nets.
    Oui, la vision de Jérém en ténue élégante me percute comme un 33 tonnes lancé à pleine vitesse. Car il est carrément sexy à mort. Et ça me met KO.
    Ainsi, il me faut quelques secondes pour voir que mon bobrun a un cocard à l’arcade sourcilière gauche. Et pour capter son regard, un regard surpris et sonné.
    « Qu’est-ce que tu fous là ? » il finit par me demander en chuchotant.
    « Je suis venu te voir ».
    « Je t’avais dit de ne pas venir ».
    Les bruits venant de la télé de son appart résonnent dans le couloir.
    « Je sais, mais j’avais trop envie de te voir ».
    « Shut ! Ferme-là ! » fait-il, en criant et en chuchotant à la fois.
    « Ça ne te fait pas plaisir ? ».
    « Ecoute Nico » fait-il en approchant la porte du battant derrière lui.
    Putain qu’est-ce qu’il est sexy dans cette tenue ! Pourquoi il est habillé ainsi ? J’ai envie de lui sauter dessus direct.
    J’attends la suite des mots de Jérém lorsque j’entends une voix venant du séjour :
    « Alors, ces pizzas, ça vient ou quoi ? ».
    « C’est qui ? » je ne peux m’empêcher de le questionner.
    « C’est un pote… ».
    « Alors, tu me laisses rentrer ou tu me laisses dans le couloir ? » je trouve la force de lui lancer, après avoir mis de côté ma surprise.
    « Pourquoi t’es venu, putain ! » il m’engueule, mais toujours en chuchotant.
    « Parce que tu ne m’as pas laissé le choix ».
    Le silence qui suit semble indiquer que Jérém n’a rien à opposer à ce que je viens de dire. Non, il ne m’a pas laissé le choix. Mais Jérém a l’air mal à l’aise, et j’ai l’impression qu’il ne sait pas du tout comment réagir.
    Je croise son regard, je ne le lâche plus. Je tente d’amadouer ce mètre quatre-vingt de muscles qui semble barrer mon chemin pour ne pas que je rentre dans son appart. Je donnerais cher pour savoir ce qui se passe dans sa tête à cet instant précis…

    [« Ah putain, il fallait qu’il débarque maintenant ! » ne cesse de se répéter Jérémie.
    Il fallait que Nico débarque ce soir, alors qu’il n’est pas seul. Et pourtant, quelque part il s’y attendait un peu. A force de le repousser, il ne lui a pas laissé le choix, c’est vrai.
    Et puis, il a quand même eu les couilles de traverser la moitié de la France pour venir le voir, et en plus au risque de se faire jeter. Quand même, quand même !
    Il ne peut le quitter des yeux, il est aimanté par son style « à l’arrache », par ses beaux cheveux châtains en bataille, ces vêtements trop grands qui cachent son physique élancé.
    Car, comme d’habitude, Nico porte un blouson et un pull trop grands. Décidemment il ne sait pas mettre en valeur son beau petit corps. Jérém se dit depuis longtemps que ce choix de cacher son corps sous des vêtement trop larges semble témoigner d’un manque cruel d’assurance. C’est dommage, parce qu’il a quand même du goût dans le choix de ses fringues.
    Et puis il y a ses grands yeux. Qu’est-ce qu’il aime ses grands yeux doux et pleins d’amour ! Nico a vraiment une bonne bouille à bisous. Son regard dégage un côté rêveur et timide qui le rend vraiment craquant. Son si beau sourire, un peu naïf, mais tellement lumineux, lui fait tellement de bien.
    Oui, Nico lui fait de l’effet, beaucoup d’effet. Il le trouve tellement touchant. Et séduisant. Jérémie a terriblement envie de lui.
    Mais en même temps, il est contrarié par le fait que Nico n’en a fait qu’à sa tête, qu’il est venu sans prévenir… mais qu’est-ce que ça lui fait plaisir de le voir, quand-même !
    Jérémie a envie de lui faire des bisous, de le prendre dans ses bras. Sa peau douce lui fait envie. Il a aussi envie de sentir ses lèvres sur sa queue. Il a envie de sentir son regard qui le vise comme un Dieu pendant qu’il lui fait l’amour, ce regard qui le fait sentir important, unique.
    Jérémie a très envie de le faire rentrer. Mais en même temps il se demande ce que va penser son pote en le voyant débarquer. Il ne veut pas qu’il sache ce qu’il y a entre Nico et lui. Et aussi, qu’est-ce que va penser Nico ? Ne va-t-il pas se faire des idées au sujet de ce gars ?
    De toute façon, Jérémie sait qu’il n’a pas le choix, qu’il ne peut pas lui claquer la porte au nez].

    Le silence s’éternise, Jérém ne sait vraiment pas sur quel pied danser.
    « Ecoute Jérém » je trouve la force de lui lancer, tout en me forçant à chuchoter pour rester discret « j’ai traversé la moitié de la France pour venir te voir. Si tu ne me laisses pas rentrer, je me casse et tu ne me revois plus jamais ».
    Et là, en joignant le geste à la parole, je fais demi-tour et je me prépare à rejoindre l’ascenseur.
    C’est évidemment un incroyable bluff. Incroyable dans le sens de peu crédible. Et pourtant ça fait son effet.
    Je sens sa main attraper mon avant-bras. Comme sous la halle à Campan, mon Jérém me retient.
    « Tais-toi et rentre ».
    Niveau 2 plié. J’ai marqué assez de points pour changer de niveau et de décor. Je peux rentrer dans son appart.
    Bien évidemment, la première « chose » qui attire mon attention en pénétrant dans le terrier de Jérém est la présence du pote en question. Le gars est installé sur le clic clac, devant la télé, avec une bière à la main. Evidemment, il est blond, barbu et baraqué comme un petit taureau.
    Et il est habillé dans la même tenue élégante que Jérém. Chemise blanche lui aussi, mais avec les deux premiers boutons du haut ouverts, laissant entrevoir les lignes convergentes, à la fois douces et saillantes, de la naissance de ses pecs imberbes. Cravate noire, mais défaite, les bouts pendouillant des deux côtés du collet entourant son cou puissant. Lui aussi, dans cette tenue habillée, est sexy à un point que les mots me font défaut.
    « Ulysse… j’ai de la visite » j’entends Jérém prévenir son pote tout accaparé par le match.
    « Hey, mais toi je te connais… le cousin… » me lance le boblond, en même temps qu’un magnifique sourire illuminant son regard clair et viril.
    « J’ai complètement zappé que mon cousin m’avait dit qu’il passerait me voir ce week-end » ment Jérém avec un aplomb qui n’est pas vraiment fait pour me rassurer.
    « Alors le cousin, ça va ? » me demande Ulysse.
    « Ça va merci et toi ? ».
    « Bien, bien… bière et canapé en compagnie d’un pote… c’est le pied ! ».
    Jérém a l’air très gêné. Et moi je suis gêné pour lui. Heureusement une diversion se produit. La sonnette retentit à nouveau dans l’appartement.
    Jérém ouvre la porte et le livreur se pointe avec deux boîtes en carton entre les mains.
    « Si on avait su, on en aurait commandé trois » commente Ulysse.
    « On va partager » fait Jérém.
    « En fait, non, je crois que je vais y aller » fait le boblond.
    « Pourquoi tu veux y aller ? » réagit Jérém, l’air étonné.
    « Finalement je sens que je suis pas mal fatigué, alors je vais rentrer pour être en forme pour demain ».
    « Mais c’est toi qui as payé les pizzas… »
    « C’est pas grave, vous les mangerez à ma santé. J’espère que tu aimes la pizza au chorizo, Nico… allez, bonne soirée les gars… ».
    « Bonne soirée Ulysse » fait mon bobrun.
    « Et pense à ce que je t’ai dit, Jérém » fait le boblond en prenant la porte, mais en s’arrêtant sur le seuil « Ne t’en fais pas trop pour ce qui s’est passé le week-end dernier. Il ne faut pas que ça t’empêche d’avancer. Il faut un temps d’adaptation pour trouver sa place dans une équipe professionnelle ».
    « Ce qui me fout les boules c’est qu’à Toulouse j’étais considéré comme l’un des meilleurs joueurs, alors qu’ici je me sens nul ».
    « Je suis passé par là aussi. On a 18-20 ans, on sort d’une équipe amateur où on était respectés, et on a pu se croire les maîtres du monde. Mais quand on arrive dans une grande équipe ce n’est plus du tout ça, on doit tout recommencer depuis le début, on a à nouveau tout à prouver. Aussi, la pression que le club nous met sur les épaules ne favorise pas un démarrage en sérénité ».
    « Tu dois surement avoir raison, tu as beaucoup plus d’expérience ».
    « Ce que je veux que tu comprennes surtout, c’est que c’est à peu près la même chose pour tout le monde. Devoir tout recommencer alors qu’on se croyait bon c’est dur à admettre, mais d’un autre côté c’est une sacrée chance. Ça aide à garder les pieds ancrés au sol. Mais tu progresses bien, en deux mois tu as fait des pas de géant dans la technique, l’analyse de jeu, la coordination avec les autres joueurs. Tu es un très bon rugbyman et tu t’améliores chaque jour un peu plus. Il ne faut rien lâcher ».
    « Merci Ulysse pour tout ce que tu fais pour moi ».
    « C’est rien, tu es un bon gars. Tu es un bosseur. Et j’aime les gars bosseurs ».
    Au travers de ce petit échange je viens de réaliser que je n’avais pas vraiment pris la mesure d’à quel point les difficultés d’intégration de Jérém dans l’équipe étaient grandes. C’est vrai que Jérém ne m’en a jamais vraiment parlé, se cantonnant à me parler de sa « fatigue ».
    J’ai de la peine pour lui, mais d’un autre côté, et dans une certaine mesure, ça me « rassure » d’apprendre cela. Car quelque chose me dit que ses problèmes au rugby expliquent du moins en partie la distance que Jérém a mis entre nous depuis quelques semaines. Jérém ne va pas bien, et quand Jérém ne va pas bien, il se ferme en hérisson et il a tendance à se terrer dans son coin en attendant que ça passe. Oui, maintenant que je connais la raison, je retrouve là un comportement typiquement « à la Jérém ».
    Mais en même temps, je suis déçu qu’il ne me fasse pas assez confiance pour me parler de ses problèmes. Ça sert à quoi d’être en couple si on ne se parle pas, si on ne va pas chercher du soutien chez l’autre dans les moments difficiles ?
    Mais il fait confiance à Ulysse. Certes, Ulysse est aux premières loges pour voir les difficultés de Jérém. Et grâce à son expérience, il peut voir et affronter les choses d’une façon que je ne saurais appréhender, trouver des mots que je ne saurais trouver, et avoir auprès de Jérém une crédibilité et un pouvoir de réconfort que je ne saurais avoir. Et pourtant, je ne peux m’empêcher d’être jaloux de leur complicité, de leur amitié et de l’admiration de Jérém pour son coéquipier.
    Une admiration qui ce soir, lors de ce petit échange, me paraît évidente comme jamais. Jérém buvait carrément les mots du boblond, on aurait dit un enfant fasciné par son mentor.
    Ulysse vient de partir en laissant derrière lui une délicate traînée de parfum bien mec, quatre bières sur la table qu’il a dû partager avec Jérém, ainsi qu’une pointe de jalousie qui ne se base sur rien mais que je n’arrive pas pour autant à raisonner. Et il vient de partir en me laissant en tête à tête avec Jérém.
    J’ai réussi à me faire accepter dans son appart, mais je réalise que le plus difficile est à faire. A savoir, affronter son hostilité, cette hostilité que je ressens dans son attitude et qui me stresse horriblement. J’ai l’impression que le troisième niveau, « Dans les bras de Jérém », je ne suis pas près de l’atteindre. Malheureusement, à ce jeu-là, on ne peut pas acheter des bonus pour avancer plus vite.
    « Tu peux m’expliquer ce que tu fais là ? » me lance Jérém, après s’être allumé une cigarette à côté de la fenêtre.

    [Jérémie a envie de se jeter sur Nico, de le serrer dans ses bras, de lui faire plein de bisous, de lui faire l’amour. Mais sa colère provoquée par le fait qu’il lui a « désobéi » a besoin de se faire sentir pour s’évacuer].

    « Je te l’ai dit, j’avais trop envie de te voir ».
    « Je m’en fiche de ça, je t’avais bien dit de ne pas venir ! ».
    « Maintenant je suis là. Si vraiment ça ne te fait pas plaisir de me voir, je te l’ai dit, je me casse ».
    Jérém ne réagit pas, il continue de fumer sa cigarette.
    Il a l’air tendu, fatigué. Il a l’air d’un hérisson fermé en boule, tous piquants déployés. Pourquoi il ne se lâche pas avec moi comme il se lâche avec Ulysse ? Suis-je vraiment nul au point de ne pas mériter sa confiance ?
    Mon regard est une fois de plus attiré par son cocard à l’arcade sourcilière. Ce qui me donne l’occasion de tenter d’amorcer une conversation.
    « Qu’est ce qui t’es arrivé à l’arcade ? ».
    « C’est rien ».
    « Non, ce n’est pas rien ».
    « Fiche-moi la paix ! ».
    « Putain, Jérém, parle-moi ! Je ne suis pas débile, tu sais ?! Si tu me parles, je vais t’écouter, et je peux même comprendre ce que tu me racontes ! Tu comptes énormément pour moi et je m’inquiète pour toi ».
    « J’ai pris un coup de coude pendant le match de samedi dernier » il finit par admettre.
    « Comment s’est passé ce match ? ».
    « J’ai pas envie d’en parler ».
    « Alors on fait quoi si on ne parle pas, on se regarde en chien de faïence ? ».
    « T’es chiant ! ».
    « C’est pas nouveau, ça. Allez, accouche ! ».
    « Ça a été une cata, ça te va ? ».
    « Vous avez perdu ? ».
    « 58 à 22 ».
    « Ah, quand même ».
    « Oui, comme tu le dis, quand même ! ».
    « Et qu’est-ce qui s’est passé ? ».
    « Il s’est passé que j’ai été nul et archinul, j’ai tout raté, et j’ai fait perdre des tas de points à l’équipe ».
    « Mais ce n’est quand-même pas toi qui as fait perdre ton équipe tout seul ! ».
    « Quand ça commence à foirer dès les premières minutes de jeu, ça ne peut qu’aller de pire en pire ».
    « Je suis sûr que tu n’as pas été si nul que tu le prétends. Ulysse a dit que tu progresses bien ».
    « J’ai été pire que ça même, je t’assure ».
    « Mais tu as entendu Ulysse, il faut du temps, ça va venir ».
    « Ulysse est un très bon joueur. Moi peut-être pas. Je sens que les gars ne me font pas confiance, et encore moins depuis samedi dernier. Je ne me sens pas à ma place, je me sens scruté, moqué, je me mets la pression tout seul et je joue de plus en plus mal ».
    « Et moi je suis sûr que tu vas y arriver ».
    « Tu ne connais rien au rugby ».
    J’ai déjà entendu ça et même si c’est vrai, je prends sa remarque comme une baffe en pleine gueule. En gros, dans son « tu ne connais rien au rugby », j’entends « tu ne m’es d’aucun secours » qui fait un mal de chien. Mais je ne me laisse pas décourager.
    « C’est vrai. Mais je sais que tu as les capacités et que tu sais te donner à fond pour arriver là où tu veux arriver. Alors, il faut juste ne pas te laisser décourager et être patient. Et ça viendra ».
    « Ouais, ouais… » fait le bobrun sur un ton sceptique, avant de changer de sujet « N’empêche que t’as eu un sacré culot de te pointer sans prévenir… mon pote était là… j’ai besoin d’être discret, je te l’ai dit ».
    « Mais tu as très bien fait semblant » je lui lance.
    Jérém ne répond pas, il se réfugie derrière sa cigarette.
    « Au fait, comment ça se fait que vous êtes si bien sapés ? » je ne peux me retenir de lui demander, toujours autant subjugué par sa tenue.
    « Cet aprèm on a fait un shooting pour les photo officielles du club ».
    « Putain, qu’est-ce que ça te va bien la tenue chemise cravate ! ».
    « Alors, on les mange ces pizzas ? ».
    « J’ai envie de toi » je lui lance cash, tout en le regardant droit dans les yeux.
    Et là, je vois sa pomme d’Adam s’agiter. Je sais ce que cela veut dire. Ça veut dire que j’ai touché un point sensible chez mon bobrun. Je sais que je viens de déclencher chez lui une envie, un début d’excitation. Dans son regard, dans sa colère, je vois une étincelle lubrique faire surface et m’encourager à lui sauter dessus.
    Je m’approche de lui, je pose ma main sur sa chemise immaculée, sur ses pecs saillants et fermes : rien que ce premier contact avec son corps m’apporte une intense sensation de bonheur.
    Je le colle contre le mur, je le couvre de bisous, je l’embrasse sur la bouche, fou de lui. Le bogoss se laisse faire. Mais pas que. Très vite, ses lèvres cherchent les miennes, fébrilement, fougueusement. Ça me fait tellement plaisir, ça me rassure.
    Je prends de l’audace. Je lui fais des bisous dans le cou, je remonte vers son oreille et je lui chuchote :
    « Alors ça te fait quand même un peu plaisir de me voir ».
    « Tais-toi et… su… » je l’entends me lancer, mais s’arrêter juste avant de prononcer un ordre qui aurait été terriblement excitant.
    « Et continue ce que tu étais en train de faire » il se corrige.
    « Ne fais pas ton timide » je m’enhardis « je sais que tu crèves d’envie que je te suce ».
    « Tu crois ça ».
    A cet instant précis, j’ai l’impression de retrouver notre complicité et je suis heureux, vraiment heureux.
    « Il n’y a qu’une façon de le savoir » je le cherche.
    Un petit sourire malicieux traverse son visage. Et alors que je continue de lui faire des bisous dans le cou, et qu’avec la paume de mes mains je caresse ses pecs et j’agace ses tétons, j’entends son excitation monter à travers les variations de ses respirations, qui se font peu à peu de plus en plus profondes.
    Bientôt, mes doigts travaillent avec délicatesse pour desserrer sa cravate. La desserrer, sans pour autant la défaire. Je la relâche suffisamment pour pouvoir la passer par-dessus le collet, pour la poser sur la peau mate de son cou.
    Ensuite, je m’attaque aux boutons de sa belle chemise blanche. Je les déboutonne un à un, lentement, laborieusement, tant mes doigts tremblent dans cette action destinée à dévoiler la beauté aveuglante de sa plastique. Car à chaque bouton ouvert c’est un bout de sa peau mate qui se dévoile, c’est un détail de son corps de mâle que je redécouvre, c’est une bouffée de bonheur olfactif qui happe mon esprit et l’envahit d’un désir de plus en plus ravageur.
    Bouton après bouton, je retrouve sa chaînette posée sur ses pecs, un bout de tatouage remontant depuis son épaule, son grain de beauté dans le creux du cou. Mais tout ce que je découvre n’est pas pour autant à mon goût. Car quelque chose manque à l’appel dans le puzzle intensément masculin qui compose la bogossitude de mon Jérém.
    Les poils ! Où sont passés les poils ? Je les cherche, mais je ne les trouve pas. Je défais les derniers boutons de plus en plus fébrilement et je n’en trouve aucune trace. Et une fois les deux pans entièrement séparés, à la place de sa douce toison brune, une peau mate et rasée de près se dévoile à mes yeux.
    Non pas que sa peau rasée ne soit pas furieusement sexy, d’autant plus que l’absence de poils présente l’avantage d’orienter le regard vers cette ligne finement velue marquant la symétrie de ses abdos et indiquant le chemin de sa virilité. Ligne qui, Dieu merci, a été épargnée.
    En réalité, ce qui me perturbe, ce n’est pas tant l’absence de poils, mais plutôt le fait que, dans ma tête, les poils de son torse allaient avec le Jérém de Campan, avec le bonheur de Campan, avec les promesses de Campan, avec un Jérém qui s’assume, qui est à l’aise avec son corps et avec sa sexualité. Et avec notre histoire. Je lui ai dit et redit que je kiffais ça et j’avais l’impression qu’il les gardait pour me faire plaisir. Et maintenant il les a coupés. C’est con, mais j’ai l’impression que ce changement va de pair avec la distance que Jérém a mis entre nous depuis quelques semaines.
    « Tu as coupé les poils ! » je ne peux m’empêcher de lui lancer avec une note de déception dans la voix.
    « Je fais ce que je veux de mes poils ! ».
    L’argument est imparable. C’est évident qu’il fait ce qu’il veut de ses poils. Mais l’acceptation de soi ne commence-t-elle pas de l’acceptation de son physique ? J’ai l’impression que par ce geste, et certainement par d’autres que j’ai peur de découvrir, Jérém essaie à nouveau d’être quelqu’un d’autre que lui-même, d’être celui que d’autres attendent qu’il soit, comme au lycée.
    Mais il est évident que je n’ai pas le droit de le gonfler avec ça.
    « C’est juste que je les aimais bien ».
    « Je sais, tu me l’as dit » fait-il en défaisant sa ceinture.
    Finalement, le bogoss a bien envie de se faire sucer. Quant à moi, cet élastique blanc qui dépasse de façon insolente de son beau pantalon noir, de sa ceinture, me fait voir rouge, me rend dingue.
    Alors, sans plus tarder, je plonge mon nez et mon visage dans la peau tiède du creux de ses pecs, je pose des bisous légers, tout en agaçant ses tétons du bout de mes doigts, lui arrachant de bons frissons. Je descends encore, je m’attarde à humer la ligne de poils au milieu de ses abdos, j’apprécie comme il se doit ce dernier reliquat de sa pilosité mâle. Un petit bruit percute mon excitation et la décuple en une fraction de seconde. Mon bobrun vient d’ouvrir le zip de son pantalon.
    Et là, comme par magie, sans déboutonner le bouton du haut de son pantalon, sa queue bien raide jaillit de sa braguette. Son gland est devant mon nez, gonflé à bloc, bien invitant.
    Ça fait 5 semaines que je ne l’ai pas vu et je suis très ému de le retrouver. Alors, sans plus hésiter, je l’astique avec le bout de ma langue, arrachant au passage quelques bons frissons sensuels à mon Jérém.
    Mes deux genoux posés sur le carrelage, je le pompe avec entrain. Mes mains prenant appui sur ses cuisses musclées, je m’évertue à lui offrir un bonheur sensuel aussi intense que possible. Il faut dire que je me trouve dans un état d’excitation délirant. Cette queue raide et chaude qui dépasse de la braguette ouverte, la ligne du boxer blanc qui coince ses couilles, mais aussi les pans ouverts de la chemise sur ses pecs et ses abdos, cette cravate négligemment posée sur la ligne médiane de son anatomie, les uns et l’autre ondulant au gré de mes va et vient, tout cela est terriblement excitant, c’est carrément de l’ordre du fantasme qui devient réalité.
    Qu’est-ce que j’aime donner du plaisir à mon bobrun, et notamment ce plaisir si intime, la fellation, un plaisir que plus que tant d’autres est à sens unique, rendant hommage à la virilité du mâle. Un bonheur qui, pour celui qui suce, est en très grande partie psychologique, dans le bonheur de donner du plaisir au mâle, dans la soumission au mâle.
    Un bonheur qui pourrait encore être décuplé si le bogoss s’employait à agacer mes tétons avec ses doigts comme il sait si bien faire. Chose qu’il n’est pas en mesure de faire, car il vient d’allumer une nouvelle cigarette. Ce qui me rappelle une nuit peu avant le bac, de retour de boîte, dans sa voiture, garée non loin de chez mes parents, une nuit où je l’ai pompé jusqu’au jus pendant qu’il fumait.
    Mais son attitude de bad boy macho ne dure pas très longtemps, car assez vite, et probablement dépassé par le plaisir que je lui offre, tout comme en cette fameuse nuit, Jérém échappe la cigarette qui s’écrase sur le sol.
    « Merde ! » je l’entends pester.
    Je le pompe de plus en plus vite et profondément, avec de plus en plus d’entrain, je m’emploie à lui faire oublier ce petit accident. Jérém se laisse faire, écrase la cigarette avec sa belle chaussure en cuir et prend son pied à fond.
    Et très vite, son attention ainsi libérée est enfin utilisée pour autre chose. D’abord, pour défaire entièrement sa cravate, laissant les deux bouts se poser sur la peau mate de son torse. Pendant quelques instants, le bogoss bombe son torse, plie ses bras et croise ses mains derrière sa tête. C’est beau au point d’en perdre la raison.
    Mais assez vite, ses mains s’emploient à s’occuper de mon plaisir. Elles se glissent dans le V assez échancré de mon t-shirt, les bouts de ses doigts s’en vont chercher mes tétons, déploient ce toucher sans pareil qui est le leur, à la fois ferme et terriblement doux, excitant et frustrant, un toucher parfaitement dosé qui me rend dingue.
    Et quand ses mains quittent mes tétons, c’est pour saisir et prendre appui sur mes épaules, pour me limer la bouche, lentement, profondément, avec des petites oscillations du bassin très viriles, mais pas brutales. Une attitude de mâle qui est juste une évidence.
    Souvent, je me demande comment Jérém vit une pipe…

    [« Quand Nico me suce, c’est un bonheur inouï ».
    Jérémie est conscient que personne ne l’a jamais sucé de cette façon, avec cette furieuse envie de lui faire plaisir, de le faire jouir. Pendant que Nico le suce, tout son être est tendu vers un seul et unique but, lui offrir du plaisir. Se faire sucer de cette façon, se sentir désiré de cette façon, ça fait sacrément du bien. Il adore le regarder faire, car ça décuple ses sensations de plaisir.
    C’est tellement bon que parfois il doit se retenir pour ne pas venir trop vite. Car ce qui est bon – et ceci Jérémie l’a découvert avec Nico – c’est le chemin qui mène à l’orgasme, plus que l’orgasme lui-même. D’ailleurs, là, si Nico continue à le pomper avec cet entrain, il sait qu’il ne va pas durer longtemps. Il a envie de l’arrêter pour le prendre et jouir dans son cul. Il a aussi envie de le sucer. Il a aussi envie de se faire prendre. Quand Nico est là, cette envie revient et ça lui paraît si naturel. Jérémie ne sait pas de quoi il a envie de premier. En réalité, il a envie de tout en même temps.
    Il a envie que ça dure, mais il a envie de jouir, de jouir dans sa bouche, de le voir avaler. Il en a envie même si, après ce qu’il a fait, il sait qu’il ne le mérite pas vraiment.
    Mais Nico fait ça trop bien, l’orgasme approche, il perd déjà pied, sa volonté s’évapore. Et alors il se laisse faire, il laisse Nico aller au bout de cette pipe fantastique].

    Je sens son orgasme monter au travers de la prise de plus en plus forte et fébrile de ses mains sur mes épaules, au travers de sa respiration de plus en plus rapide, excitée, profonde et bruyante.

    [Lorsque l’orgasme explose dans sa tête et balaie sa conscience, Jérémie est toujours assez lucide pour se dire qu’il n’y a que Nico qui sait lui offrir un orgasme pareil, un orgasme à le rendre fou ! Pourvu qu’il avale…].

    J’entends le bogoss lâcher un grand soupir, avant de lâcher une bonne série de giclées lourdes et épaisses dans ma bouche. Une bonne dose de sa semence chaude que j’avale petit à petit, en la savourant comme la plus délicieuse des boissons.
    Ah, qu’est-ce que c’est bon de retrouver son goût de jeune mâle et de sentir la vibration enivrante de son plaisir !
    Je regarde mon bobrun, les épaules appuyées contre le mur, le bassin en avant, la queue toujours raide, luisante de sperme. Je regarde ses pecs et des abdos osciller sous l’effet de sa respiration bousculée par l’orgasme. Et je regarde son visage encore crispé, sa bouche entrouverte à la recherche d’air.
    La aussi je donnerais cher pour savoir ce qu’il ressent à cet instant précis…

    [Il n’y a qu’après l’amour avec Nico que je ressens cette sensation de chaleur dans le bas ventre, cet apaisement, cette petite ivresse, rien de moins que les signes d’un bel orgasme !]

    Un instant plus tard, je sens ses mains passer sous mes aisselles et m’obliger à me relever. Pendant un instant, nous nous retrouvons face à face, un court instant pendant lequel j’ai le temps de me dire que mon bobrun, la chemise ouverte sur son torse de malade, la cravate défaite pendouillant des deux côtés de son cou, l’air repu, assommé de plaisir, est vraiment beau comme un Dieu.
    Mais le bogoss a encore de la ressource. Il défait ma braguette, il baisse mon pantalon et mon boxer, me fait me mettre face contre le mur, il étale de la salive sur mon trou. Et il vient doucement en moi, il enfonce sa queue toujours raide jusqu’à la garde. Le bonheur de me sentir envahi par le pieu viril de mon mâle est un plaisir que je redécouvre à chaque fois avec enchantement.
    Le bogoss commence à me limer lentement, tout en me branlant avec vigueur et en glissant son autre main sous mon t-shirt pour aller caresser délicatement mes pecs. Bref, mon bobrun met tout en œuvre pour me faire jouir très fort et très vite. Et lorsque mon orgasme explose, décuplé par les contractions de ma rondelle autour de son manche raide, j’ai l’impression de partir si loin dans le plaisir au point de douter de pouvoir en revenir.
    Hélas, l’orgasme masculin est à la fois d’une intensité inouïe et d’une brièveté frustrante. Et lorsque je reviens à moi, Jérém se déboite aussitôt.
    Mais alors que je m’attends à qu’il allume la cigarette « obligée » après l’orgasme, je l’entends me lancer :
    « J’ai faim ».
    Nous voilà attablés en train de manger les pizzas, mes yeux incapables de quitter mon bobrun dangereusement sexy dans sa chemise ouverte sur ses pecs et ses abdos de fou. Quant à mon odorat, il est complètement assommé par les petites traînées de déo qui se dégagent de sa peau mate.
    Nous mangeons en silence.
    « Tu as de la chance d’avoir un pote comme Ulysse qui veut t’aider et qui te soutient » je lance pour amorcer une conversation.
    « Oui, jusqu’au jour où il se rendra compte qu’il n’a pas misé sur le bon cheval ».
    « Tu dis n’importe quoi ! ».
    « On verra bien ».
    « En tout cas Ulysse a l’air d’un bon gars ».
    « C’est vraiment un bon gars. S’il n’était pas là, je crois que je ne tiendrai pas ».

    [Jérém se dit qu’Ulysse est le seul qui le comprend et le soutient depuis le début. Qu’il est vraiment un chouette gars. Un véritable pote. Qu’il est toujours là pour lui. Qu’il a le cœur sur la main.
    Mais aussi qu’il trouve sa présence rassurante. Et plaisante.
    Qu’il ne peut s’empêcher de chercher sa présence dans les vestiaires.
    Que ce gars l’impressionne. Car il a une classe, un charme qu’il lui envie.
    Que sa voix le fait vibrer. Que ses mots le charment. Que son parfum lui fait de l’effet.
    Que ce gars le fait se sentir bien comme le faisait Thibault, avant.
    Que ce gars a peut-être compris qui il est vraiment. Et que pourtant il n’a jamais posé de questions, car c’est quelqu’un de discret et respectueux.
    Qu’il aurait presque envie de tout lui déballer. Car il pressent que ça lui ferait du bien d’être lui-même au moins avec un pote.
    Mais qu’il ne peut pas. Car même s’il sait qu’Ulysse n’irait pas crier tout ça sur tous les toits, il a peur que ça change quelque chose dans leur amitié. Il a peur que ça crée un malaise. Car il suffirait d’une imprudence pour que les ragots recommencent. Et Jérém ne veut surtout pas ça].

    Nous sommes en train de dévorer nos pizzas lorsque le portable de Jérém se met à sonner. Jérém l’attrape, regarde le numéro qui s’affiche, et le jette sur la table avec un geste agacé.
    « Tu réponds pas ? » je lui lance. En réalité, mes mots en cachent d’autres, du genre : « c’est qui ? » que je n’ose pas poser.
    « Non, ça attendra ».
    Soudain, j’ai l’impression que Jérém me cache quelque chose.
    J’ai du mal à continuer à manger ma pizza l’estomac désormais noué par les questionnements. J’essaie de prendre sur moi, de me convaincre que ce n’est rien, que je me fais des films, lorsque son portable se met à sonner à nouveau.
    « C’est l’un des gars » m’annonce Jérém, en répondant à l’interrogation silencieuse de mon regard.
    « Pourquoi tu réponds pas ? ».
    « Si je réponds je vais être obligé de sortir » fait il en mettant le portable en mode vibreur.
    Je me pose de plus en plus de questions, car l’excuse des potes qui appellent me paraît un tantinet bancale. D’habitude c’est Ulysse qui l’appelle pour sortir. Mais ce soir Jérém lui a bien dit qu’il ne sortirait pas pour être en forme pour le match du lendemain et Ulysse a bien semblé intégrer cela. Il a même dit qu’il n’insisterait pas. Ça me paraît improbable que ce soit lui qui l’appelle. C’est peut-être un autre pote, mais ça me semble tout aussi improbable.
    Alors, qui l’appelle avec cette insistance ? Mes inquiétudes sont amplifiées par le fait que je trouve Jérém distant, et un brin mal à l’aise après ces deux sonneries.
    Le silence se prolonge et devient vite gênant.
    « Comment se passe à la fac ? » je tente une nouvelle fois de faire la conversation, mais ce coup-ci pour essayer d’échapper à mes inquiétudes.
    « Comme au rugby. Je merde. Chaque matin je suis cassé par les entraînements, et l’après-midi je n’arrive pas à me concentrer. Je vais abandonner. Ça me demande trop d’énergie. De toute façon, je n’y arrive pas. Il faut que je me concentre à 100% sur les entraînements ».
    « Non, tu ne dois pas lâcher ».
    « De toute façon, je n’ai rien à faire à la fac. Je n’ai pas la tête à faire des études. Et puis, nous les sportifs, avec nos cursus aménagés, les autres étudiants ne peuvent pas nous encadrer ».
    « C’est à cause de ton problème que tu as du mal à suivre les cours ? ».
    « Quel problème ? ».
    « La dyslexie ».
    « Comment tu sais ça ? ».
    « Thibault m’en a touché deux mots, un jour, vite fait… ».
    « Ah Thib… ».
    « Mener une carrière de rugbyman pro en parallèle des études est un sacré challenge » j’essaie de le remonter « mais je suis sûr que tu as les capacités d’y arriver. Si tu as quelques difficultés, ce n’est pas parce que tu es nul, c’est juste parce que tu es fatigué et parce que ton problème te ralentit. Tu n’y peux rien. Mais je suis sûr que le travail finira par payer ».
    « J’ai la trouille pour le match de demain » je l’entends Jérém me lancer de but en blanc. Mon Jérém a l’air tellement désemparé que je le trouve très émouvant. Je me lève, je fais le tour de la table et je le prends dans mes bras. Enfin mon Jérém s’ouvre à moi et ça me touche beaucoup.
    « Il faut que tu sois confiant » je lui chuchote, tout en posant des bisous légers dans son cou.
    « C’est pas facile quand tout part en couille ».
    « Tout va finir par rentrer dans l’ordre, j’en suis certain ».

    Dehors ça tombe toujours, j’entends la pluie drue taper sur le velux du plafond.
    Nous passons la soirée devant la télé, devant un film sans intérêt. A plusieurs reprises, j’essaie de lui faire des câlins, mais je ne le sens pas vraiment réceptif. Au contraire, je le sens toujours distant, préoccupé, stressé. Je veux bien que le match du lendemain le préoccupe. Mais elle est passée où notre belle complicité ? Par moments, j’ai envie de pleurer.
    A 22 heures, Jérém passe dans la salle de bain, il revient habillé d’un simple boxer blanc ainsi que de la nudité de son torse, tous pecs et abdos et tatouages sexy dehors, les deux lignes convergentes du pli de l’aine disparaissant dans l’élastique du boxer. Soudain, je sens mon trou frémir, réclamer sa présence virile, ses coups de reins, ses giclées bien chaudes.
    Et alors que j’espère de toutes mes forces que celle qui a depuis toujours été la dernière frontière de notre complicité, le sexe, va sauver cette soirée morose, le bogoss m’annonce qu’il a besoin de dormir.
    « Si tôt ? » je m’étonne.
    « Demain je dois être au centre à 7 heures ».
    « Pourquoi de si bonne heure ? » je le questionne.
    « Demain nous jouons à Périgueux ».
    Ah mince… je n’avais pas anticipé cette éventualité. C’est vrai que les équipes ne jouent pas toujours à domicile. Fait chier ! Je n’ai pas choisi le bon week-end car son emploi du temps va faire que nous allons avoir peu de moments pour nous voir.
    « Je ne savais pas » je finis par lancer, comme hébété.
    « Tu es venu sans prévenir ».
    « On ne revient pas sur ça, s’il te plaît ! ».
    « Je dois me lever à 5h00 et je suis claqué » il me lance froidement.
    « D’accord, d’accord ».
    Je passe à mon tour à la salle de bain. Je suis tellement déçu de ne pas faire l’amour avec Jérém ce soir !
    Je suis tellement déboussolé que je n’ai même pas le courage de faire un petit détour olfactif dans son sac de sport qui semble pourtant me narguer dans un coin de la petite pièce.
    Lorsque je reviens au lit, Jérém éteint la lumière, sans un mot. Je voudrais lui poser tant de questions mais je sais que ce n’est pas le moment. Dans l’état de stress où il est, il serait capable de m’envoyer chier direct. Alors je décide de prendre sur moi, et de faire comme si de rien n’était. On verra demain, suivant comment le match se passe, s’il revient de bonne humeur, peut-être j’aurai un créneau pour lui parler, pour essayer de retrouver mon Jérém, celui de ma première venue à Paris.
    J’essaie de me calmer, de relativiser, de prendre sur moi une fois de plus, de me dire que ces coups de fil ce n’est rien et que si Jérém a dit que c’est l’un de ses potes, ça doit être vrai. Mais il ne s’est pas passé cinq minutes depuis l’extinction des feux lorsque son portable se met à vibrer à nouveau. Mon cœur se tape un sprint digne d’un départ de Formule Un. Un malaise très désagréable s’empare de moi. Jérém attrape l’appareil sur la table de nuit et l’éteint carrément.
    « C’est qui, encore ? » j’aurais envie de lui demander. Mais je n’ose pas. Alors, je ne dis rien. Au fond de moi, j’espère que Jérém dise quelque chose, lui, qu’il me rassure, qu’il dissipe mes peurs. Mais au lieu de quoi, le silence s’installe, un silence qui devient de plus en plus blessant à chaque seconde
    « Toujours les potes ? » je ne peux m’empêcher de lui demande, tristement, comme une perche tendue pour lui signaler ma présence, mon inquiétude et mon besoin d’être rassuré.
    « Oui, ils ne me lâchent pas ».
    Une réponse qui, évidemment, ne suffit pas à m’apaiser. Je suis triste. Je trouve Jérém tellement distant. Je le prends dans mes bras, mais je n’ai aucune réaction de sa part. Sa main ne cherche pas ma main comme c’était le cas à Campan ou la première fois à Paris. Aucun bisou ne semble non plus à l’ordre du jour. Mais je ne peux pas renoncer à un petit bisou de bonne nuit.
    Après un long moment de silence, je finis par le questionner :
    « Tu dors ? ».
    « J’essaie ».
    « Je peux avoir un bisou ? ».
    « Rhooooo » je l’entends lâcher, sur un ton agacé.
    Jérém se retourne avec un geste brusque, me claque un bisou rapide et se retourne à nouveau.
    « Bonne nuit » je lui lance.
    « Ouais, bonne nuit ».
    Jérém doit être vraiment fatigué parce qu’il ne tarde pas à s’endormir. J’écoute sa respiration de sommeil que je connais bien, et cela m’apaise un peu.
    Mais pas au point de faire taire mes questions au sujet de son attitude distante et de ce téléphone qui n’arrête de sonner et qui m’empêchent de trouver le sommeil. Et si les deux étaient liés ?
    Pendant un court instant, l’idée de fouiller dans son tel me traverse l’esprit. Mais elle s’éloigne aussitôt, car je ne peux pas faire ça. De tout façon, je n’aurais pas le cran de le faire, le risque est trop grand. Et puis je ne veux pas aller dans ces travers. Si j’en suis au point de fouiller dans son portable, c’est que vraiment rien ne va plus entre nous.
    Il me faut longtemps, et j’ai le temps de compter pas mal de moutons, avant de trouver enfin le sommeil.

    [Il est 2h45 du matin lorsque Jérémie se réveille en sursaut. Il réalise que Nico est dans son lit, et ça lui fait plaisir. Le voir arriver à l’improviste l’a contrarié, mais la présence de Nico lui fait du bien. Tout lui parait plus simple lorsque ce petit gars est à ses côtés.
    Il le regarde dormir et se souvient d’une autre occasion ou il l’avait regardé dormir. C’était un après-midi d’été, après l’amour, dans sa chambre à St Michel à Toulouse.
    Aujourd’hui comme hier, il le trouve très mignon, beau petit mec doux comme un enfant. Aujourd’hui comme hier, il sait qu’il ne sera pas à la hauteur de ses attentes. Il sait qu’il va le décevoir, et qu’il va le faire souffrir. D’ailleurs, il est déjà en train de le faire souffrir. Déjà, toutes ces semaines sans se voir. Et puis, cette distance qu’il ne peut s’empêcher d’entretenir, à cause de ce qu’il a fait, et du sentiment de culpabilité dont il n’arrive pas à se débarrasser. Et puis il y a aussi ce téléphone qui n’arrête pas de sonner. Il sait que Nico se pose plein de questions au sujet de ces coups de fil à qui il n’a pas pu répondre.
    Aujourd’hui comme hier, il se demande s’il ne vaudrait pas mieux tout arrêter.
    Mais Jérémie ne veut pas perdre « MonNico » qu’il regarde dormir, avec un regard attendri.
    Il se demande comment ce petit gars s’y est pris pour ravir à ce point son cœur, pour le toucher là où personne n’avait réussi à le toucher auparavant.
    Pourquoi Nico lui fait tant d’effet et le fait sentir si bien ?
    Le fait est que Jérémie n’aime pas seulement ce que Nico est, mais aussi et surtout ce qu’il est, lui, quand il est avec Nico. Car Nico supporte ses mauvais côtés, son mauvais caractère et il croit fermement en ce qui est bon en lui. Car Nico fait ressortir le meilleur de lui-même.
    Nico le touche beaucoup. Et ça remue des choses en lui. Parce qu’il ressent pour lui des trucs qu’il n’a jamais ressentis pour personne. Il se dit que qu’après tout, ce que Nico lui apporte est de l’amour, du vrai. Et que cela est trop précieux pour le laisser filer.
    Aujourd’hui comme hier, il a peur de le perdre. Il avait eu tellement peur de le perdre Nico après le clash chez lui !
    Mais comment le garder dans sa vie alors qu’il n’a rien à lui offrir ?
    Jérémie regarde Nico dormir dans la pénombre. Il se dit que oui, quand il est avec lui, tout lui paraît tellement plus simple, y compris s’assumer, y compris même être heureux. Mais il sait tout aussi bien que quand Nico est loin, ses peurs et ses démons le rattrapent aussitôt.
    Et puis, qu’est-ce qu’il a à lui offrir, à part de la distance et le faire souffrir ?
    Jérémie ne peut se résoudre à quitter Nico des yeux. Car au fond de lui, il est vraiment heureux que ce petit gars soit là. Au fond de lui, il voudrait qu’il soit là plus souvent.
    Avant de s’allonger pour essayer de retrouver le sommeil, Jérémie pose un bisou léger sur le front de Nico].

     

    Prochain épisode vers le 5 septembre.

     

    [Cher lecteur/lectrice,

    l'écriture me prend beaucoup de temps. Tu peux m'aider en faisant un don sur Tipeee ou sur Paypal en cliquant sur les logos correspondants juste à la droite de l'épisode.

    Merci d'avance.

    Fabien]

     


    20 commentaires
  • [Cher lecteur/lectrice,

    l'écriture me prend beaucoup de temps. Tu peux m'aider en faisant un don sur Tipeee ou sur Paypal en cliquant sur les logos correspondants juste à la droite de l'épisode.

    Merci d'avance.

    Fabien]

     

    0235 Le vent change…


    Le jeudi, je n’ai pas le moral. Deux semaines déjà que je n’ai pas revu mon Jérém. Son refus de me recevoir chez lui à Paris le week-end qui arrive n’a fait qu’exacerber mes inquiétudes.
    En cours, Monica remarque que je ne suis pas bien. Je prétexte une mauvaise nuit de sommeil pour faire cesser les questions.
    Le soir même, je me laisse traîner à une soirée étudiante.
    « Ça te changera les idées » me lance Raph pour me convaincre à l’accompagner.

    Ça se passe dans un bar du centre-ville.
    « C’est ta première soirée étudiante ? » il me demande alors que nous attendons pour rentrer.
    Je dois vraiment avoir l’air à côté de la plaque.
    « Oui » je réponds sobrement.
    « Les premières impressions que tu donnes de toi sont primordiales » il m’annonce « La règle d’or pour toi ce soir est : tâche de paraître sympa. Ta popularité future en dépend ».
    « Je ferai de mon mieux ».
    Le bar, plutôt du genre branché, est rempli d’étudiants qui, au premier regard, semblent s’amuser. Ou plutôt essayer de s’amuser, et boire en attendant.
    L’alcool est partout, mais il n’est pas la seule distraction de la soirée. L’odeur des joints, que je connais bien depuis les « révisions » de la rue de la Colombette, remonte à mes narines et me rappelle des souvenirs.
    Evidemment, dans le bar il y a un certain nombre de beaux mecs qui aimantent mon regard sensible. Mais je n’ai pas le temps de bien détailler la faune masculine car je suis de près mon camarade Raph qui lui file tout droit vers un grand gaillard brun attablé en compagnie d’autres gars. Ce dernier n’est pas particulièrement beau, mais il est très souriant et il a l’air très avenant.
    « Hey, Franck, tu vas bien ? » lui lance Raph en lui claquant la bise.
    « Hey, Raph, content de te voir ».
    « Voici mon pote Nico ».
    « Salut, moi c’est Franck » fait le grand brun en me broyant la main avec une puissante poignée de mec.
    « Salut ».
    « C’est sa première soirée » précise Raph « il est un peu timide ».
    « Mais ça c’est pas grave, ça peut s’arranger très vite. Tu bois quoi, Nico ? ».
    « Euh… une bière blanche ».
    « C’est une blague ! ».
    « Je préfère commencer en douceur ».
    Franck se marre, puis s’adresse à Raph :
    « Pour toi, ça n’a pas changé ? ».
    « Yes, mec ! Vodka à flots ! ».
    Evidemment, Raph connaît plein de monde. Et très vite il s’en va saluer d’autres gars et faire son numéro de charme à des nanas. Je me retrouve seul avec Franck, qui essaie de me mettre à l’aise en me demandant dans quel cursus je suis, comment s’est passée ma rentrée. Plus je discute avec lui, plus je trouve que son affabilité et son humour sont des véritables atouts charme. Finalement, je ne le trouve pas si mal.
    En conversant avec Franck, je commets une erreur de débutant : je vide ma bière beaucoup trop vite. Et comme l’étudiant en soirée a horreur du vide (dans le verre), je me retrouve aussitôt avec une nouvelle bière dans la main. Je n’ai pas soif, mais je ne peux pas refuser. Je propose de payer à mon tour, il refuse catégoriquement.
    Une petite bande de mecs approche et vient le saluer. Ils commencent à discuter entre eux et je me retrouve isolé dans un environnement bruyant où je ne connais personne. Je fais un tout d’horizon et je n’arrive pas à repérer Raph.
    Me voilà seul au milieu d’une multitude de jeunes a priori comme moi mais au milieu desquels je me sens comme un étranger.
    Comment aller vers les autres dans ce genre de soirée ? Vers qui ? Avec quel prétexte, quelle accroche ? Vers un mec, une nana ? Je ne saurai de toute façon comment m’y prendre, de quoi parler, comment trouver quelque chose d’intéressant pour capter l’attention, comment ne pas paraître à côté de la plaque, relou, ou ridicule.
    Une nana approche et me demande une cigarette.
    « Désolé, je ne fume pas… ».
    Et voilà. Si encore je fumais, ou si je buvais, ça pourrait créer des occasions. C’est con, mais la socialisation a besoin parfois de l’aide d’un produit « désinhibiteur », pour amorcer le processus.
    Je m’installe au comptoir, ma bouée de sauvetage dans cette mer d’interactions dans laquelle je ne sais pas nager et dans laquelle je me noie. Je reprends une troisième conso, plus pour me donner un genre que pour une véritable envie.
    Tant qu’à faire, je choisis un truc que j’aime vraiment, un mojito. Réflexe proustien, en le savourant je repense illico à ma cousine Elodie. Qu’est-ce que cette soirée serait autrement marrante si elle était là à boire un mojito et à rigoler avec moi ! Soudain, je réalise qu’avec cette histoire de mariage, peut-être que notre complicité, nos sorties, nos vacances à Gruissan appartiennent déjà à une autre époque. Et cela me rend profondément triste.
    Ne sachant pas comment bâtir un pont vers l’autre, je me cantonne à la seule occupation qui ne me demande aucun effort, celle qui me réussit le mieux : l’observation de la bogossitude ambiante.
    Je regarde les mecs en train de discuter, boire, déconner entre potes, ou essayer d’aborder des nanas. Ils essaient de les emballer, ils espèrent certainement tirer leur coup un peu plus tard dans la soirée. Car le but ultime, dans ces soirées, semble justement être celui de tirer son coup. Baiser est bien une forme de socialisation.
    Cette soirée me rappelle les sorties dans les boîtes toulousaines, la Bodega, le KL, l’Esméralda, des soirées passées à mater Jérém, Thibault et ses potes. Là aussi, le comptoir était souvent ma bouée de sauvetage.
    Comme toujours, je regarde les mecs avec un regard à la fois fasciné et curieux, j’essaie de deviner leurs attitudes et leur façon d’être en les observant interagir entre eux. Tout en m’énivrant de tous ces petits détails – les yeux, le regard, la bouche, le sourire, les oreilles, les brushing, la barbe, la stature, la carrure, la plastique, une chaînette, un tatouage, la façon de porter un t-shirt ou une chemise ou un jeans, une attitude, une position du corps, une traînée de parfum – toutes ces petites choses qui retiennent mon attention,  une infinité de détails qui font se réveiller en moi quelque chose qui me fait vibrer, quelque chose qui me parle à chaque fois de l’incessamment renouvelée beauté du Masculin.
    Oui, la vision de chaque bogoss attire mon attention et ma fascination. Mais également de la tristesse, car chacun d’entre eux, d’une façon ou d’une autre, me renvoie sans cesse vers mon Jérém qui me manque terriblement.
    Je me surprends à caresser les mailles de ma chaînette, cette chaînette qui n’a pas quitté mon cou depuis notre séparation à Campan. « Comme ça, je serai toujours avec toi » il m’avait dit, en la passant autour de mon cou. Et c’est vrai, à chaque fois qu’au gré d’un mouvement je sens les mailles glisser sur ma peau, je ressens un frisson en repensant au gars que j’aime.
    Le souvenir de ses coups de reins, la marque de sa puissance sexuelle dans ma chair, s’est estompé au bout de quelques jours après mon week-end à Paris. Mais la caresse de cette chaînette, la marque de son amour pour moi, est toujours avec moi. Et elle me rappelle le souvenir de son regard amoureux lorsqu’il me l’a offerte, alors que, je le sais, elle comptait beaucoup pour lui. C’est un bout de son intimité que Jérém m’a offert avec cette chaînette. Et elle me donne régulièrement d’intenses frissons.
    Jérém me manque, et j’ai peur, je ne suis pas tranquille vis-à-vis de ce qui peut se passer dans sa nouvelle vie parisienne. L’avenir de notre relation m’inquiète de plus en plus.
    La nuit avance, l’alcool rend les mecs entreprenants et les nanas moins farouches, et des alchimies d’un soir commencent à se former. Comment ces soirées se terminent-elles ? Combien de ces gars baisent après la soirée, et avec qui ? Combien de potes hétéros, de colocataires saouls se laissent finalement aller et tentent une plaisante « expérience » entre mecs ? Est-ce qu’il y a d’autres gays que moi dans ce bar ? Est-ce qu’ils kiffent les mêmes gars que moi ? Est-ce qu’ils se sentent aussi seuls et isolés que moi ?
    Peu à peu, je sens une douce fatigue, comme une ivresse, monter en moi. Comme d’hab, quelques bières, un verre et ça y est, je suis ko. Je commande un soda pour essayer de calmer le jeu.
    J’attends ma conso lorsque je remarque un peu plus loin, assis au même comptoir, un petit mec seul lui aussi. Les cheveux châtains en bataille, un physique fin et élancé, habillé par un t-shirt bleu trop grand, le gars est plutôt mignon. Il a une bonne bouille, il a l’air tout doux. Son regard dégage un je ne sais quoi de rêveur et de timide qui le rend craquant. Il a carrément une bonne tête à bisous et à câlins. Et il a l’air de se faire chier tout autant que moi.
    A un moment, le gars se tourne vers moi, il capte mon regard. Et après un petit instant de flottement, il me sourit. D’emblée, il m’inspire un sentiment de sympathie et de tendresse.
    Ça doit être l’alcool qui me donne des ailes, mais quelques instants plus tard je fais quelque chose qui me paraît totalement inconcevable même à l’instant où je le vis, et pourtant inévitable. Je me lève, je m’approche de lui et je lui parle.
    « Salut » je lui lance, sans avoir la moindre idée sur comment je vais enchaîner.
    « Salut. Moi c’est Rubens » fait le petit mec en me tendant la main.
    Ah beh, voilà un prénom pas banal et plein de charme. Tout comme le p’tit gars qui le porte.
    « Et moi c’est Nico » je lui réponds en serrant la sienne qui est chaude et douce.
    « Tu as l’air de te faire chier » il me lance.
    « T’as l’air de te faire chier tout autant que moi, je me trompe ? ».
    Je ne sais pas pourquoi je me sens si à l’aise avec ce petit mec. Une fois de plus, je mets ça sur le compte de l’alcool.
    « Non, tu te trompes pas ».
    « Tu es dans quel cursus, Nico ? ».
    « Sciences de la Terre ? Et toi ? ».
    « Langues »
    « C’est ta première soirée ? ».
    « Oui. Et toi ? ».
    « Aussi ».
    « Tu es venu seul, Nico ? ».
    « Non, avec un camarade de fac et toi ? ».
    « Je suis venu avec une copine ».
    Rubens a un regard à la fois pétillant et plein de douceur. Ça se confirme, ce petit gars est un véritable aimant à câlins.
    « Tu es d’où ? » il me questionne.
    « De Toulouse et toi ? ».
    « De Poitiers ».
    « Tu t’y plais ici à Bordeaux ? » il enchaîne.
    Je suis en train de chercher une réponse pas trop banale à sa question lorsqu’une nana vient le voir.
    « Hey, tu fais quoi ici tout seul ? » elle le questionne.
    « Je me fais un nouveau pote. Sophie, je te présente Nico. Nico, voici ma copine Sophie ».
    « Salut Nico ».
    « Salut Sophie »
    « Rubens, viens avec nous, mes potes t’aiment bien » lui lance cette dernière.
    « Il se fait tard, tu veux pas plutôt qu’on y aille ? » fait le petit mec.
    « Allez, fais un effort ».
    « J’arrive, j’arrive » fait Rubens, en quittant sa chaise de comptoir visiblement à contrecœur.
    « Ils me saoulent ses potes » il me lance, avec un regard complice. Avant d’enchaîner, visiblement très emballé par l’idée :
    « Eh, Nico, viens prendre un verre avec nous. Comme ça on pourra continuer à discuter ».
    La proposition est tentante, mais mon ventre vient de décréter le couvre-feu de la boisson. Je sens les bières se battre avec le Mojito et le soda.
    « C’est gentil, mais je ne vais pas tarder à y aller. Si je bois encore un verre, ça va mal se terminer » je suis contraint de prendre congé, alors que je sens monter en moi un mal au cœur persistant.
    « Comme tu voudras, Nico. En tout cas, ravi d’avoir fait ta connaissance ».
    « Moi aussi j’ai été content d’avoir fait ta connaissance ».
    « A un de ces quatre, peut-être ».
    « Ça me ferait plaisir aussi ».
    « Bonne nuit ».
    « A toi aussi ».
    Je le regarde rejoindre la tablée des potes de sa copine et s’y installer. Je regrette que notre conversation se termine si tôt. Mais j’ai vraiment mal au cœur. Mais pourquoi j’ai bu autant ?
    Aux toilettes, je passe un sale quart d’heure. Lorsque je reviens dans la salle, Rubens a disparu. C’est vraiment dommage, car ce gars avait l’air très sympa. J’aime croire qu’on aurait pu devenir potes.
    Je retrouve Raph sur un canapé en train de rouler des pelles à une inconnue.
    « Ça va Nico, tu t’amuses ? » il me lance, en reprenant son souffle.
    « Ça va ».
    « Je te présente Amandine ».
    « Sandrine ! » fait la fille, vexée.
    « Ah oui, pardon ! ».
    « Je vais y aller » je lui annonce.
    « Tu déconnes ! Il n’est que 2 heures ! Le meilleur commence maintenant ! ».
    « Je vais quand même y aller, je suis fatigué ».
    « Allez, Nico ! ».
    « Pour ma première soirée, c’est déjà pas mal ».
    « Allez, rentre bien mon pote ».

    Le vendredi, je me réveille avec le moral plus bas que mes chaussettes. Il pleut. Toujours pas de nouvelles de mon Jérém. Je n’ai vraiment pas envie de partir en cours. Mais il le faut.
    Et c’est ce matin, alors que je suis en mode zombie, que quelque chose d’inattendu se produit.
    Pas de Justin lorsque j’arrive à l’arrêt de bus. Mais deux minutes plus tard, je le vois arriver de loin sous un grand parapluie. Du coup, j’attends qu’il soit assez convenablement proche de moi et je lui dis bonjour. Et là, il me balance son plus beau sourire, ainsi qu’un « bonjour » charmant, avec sa voix douce de mâle. Sa prise de main est toujours aussi virile.
    Son sourire est tellement beau et engageant qu’il me donne enfin le courage de lancer une conversation.
    Comme il pleut des cordes, le sujet est tout trouvé.
    « Quel sale temps aujourd’hui » je lance.
    « C’est clair, c’est un temps à rester au chaud au lit ça ! » il relance, tout en glissant un beau sourire qui, à lui tout seul, a le pouvoir de faire oublier la pluie.
    « Passer la matinée à somnoler devant la télé, prendre un petit déj tranquille » je rêve à haute voix.
    Justin semble hésiter à dire quelque chose, comme s’il cherchait un truc sympa à balancer. Sur ce, un bus se pointe, mais il est plein à craquer. Des passagers descendent, d’autres devant nous montent.
    « Je crois que je vais attendre le prochain » il lance.
    « Moi aussi ».
    Le bus repart et du coup nous nous retrouvons tous les deux seuls sous l’abribus.
    « Tu as l’air d’avoir eu une nuit difficile » je l’entends me lancer dès que le bruit du bus s’éloigne de nous.
    « Oui, c’est le mot, difficile ».
    Le gars me sourit et ça fait du bien.
    « Au fait moi c’est Justin ».
    « Et moi c’est Nico ».
    « Alors t’aurais bien fait la grasse mat » il me taquine.
    « Oh que, oui, surtout après cette soirée ».
    « Une soirée bien chargée ? ».
    « Une soirée étudiante ».
    « Tu es étudiant, alors ».
    « Je suis à la fac de sciences en première année ».
    « Et toi ? » je lui retourne tout naturellement.
    « Moi je suis façadier. Tu vois, le crépi, l’isolation… ».
    « Ah, tu travailles à l’extérieur… ».
    « Eh oui… mais s’il continue à flotter comme ça, le chef de chantier va nous mettre en intempérie. Surtout un vendredi ».
    « Alors, c’était bien ta soirée ? » il enchaîne.
    « Oui, pas mal. Mais je crois que ces soirées c’est pas trop pour moi. Je ne suis pas du genre à aller vers les gens, et je me fais vite chier ».
    « Tu es timide ».
    « Oui ».
    « C’est l’impression que je me suis fait de toi ».
    Sa remarque me touche, car elle dévoile le fait qu’il m’a observé à son tour depuis que nous nous croisons.
    « Je crois que je ne bois pas assez pour m’amuser. Le fait est que je ne tiens pas l’alcool ».
    « Moi, en revanche, je le tiens très bien » il se marre.
    Un nouveau bus approche, tout aussi plein que le précèdent. Comme nous sommes sur le bord du trottoir, nous arrivons quand même à nous faufiler à l’intérieur. Mais nous sommes tellement serrés qu’il n’est plus possible de discuter.
    Au fil des arrêts, des gens sortent, d’autres rentrent. Ça brasse dans tous les sens et Justin et moi nous nous retrouvons ballottés aux deux extrémités du bus.
    Lorsque le bus arrive à mon arrêt de la fac, Justin est carrément à l’autre bout du bus. Je le regarde, il me regarde, il me fait un signe de la main et il me lance un nouveau beau sourire. Je lui retourne le signe de la main, j’essaye d’esquisser un sourire à mon tour, tout en me sachant incapable de lui en renvoyer un aussi beau que le sien.
    La journée à la fac s’écoule lentement. Le temps maussade donne l’impression que tout se passe comme au ralenti. Jérém n’a pas voulu que je le rejoigne à Paris, le week-end s’annonce comme profondément ennuyeux et rempli d’angoisses.
    Heureusement, j’ai une maman formidable. Le vendredi soir, elle m’appelle pour me demander si je suis d’accord pour qu’elle prenne le train et qu’elle vienne me voir le lendemain. Elle souhaite arriver samedi en fin de matinée et repartir le dimanche. Bien évidemment, cela me fait très plaisir.
    « C’est une très bonne idée maman ».
    « Comme ça on pourra se balader dans Bordeaux, je n’ai jamais mis les pieds dans cette ville ».
    « Amène mon sac de couchage, comme ça je te laisserai mon lit ».
    Après l’annonce de la venue de maman, le week-end et sa solitude annoncée ne me font plus peur.
    Je suis tellement requinqué par cette nouvelle, que je trouve le courage d’appeler mon Jérém. Même si je me dis qu’il y a très peu de chances pour qu’il réponde, surtout un vendredi soir, car il doit assurément être de sortie avec ses potes. Je me dis qu’au pire je lui laisserai un message, histoire de lui faire sentir ma présence, histoire qu’il ne m’oublie pas.
    Mais à ma grande surprise, mon bobrun décroche.
    « J’allais justement t’appeler ».
    « Tu me manques, Jérém ».
    « Toi aussi, ourson ».
    « Tu vas faire quoi de ton week-end ? » il me questionne après un petit blanc.
    « Maman vient me voir demain, je vais lui faire découvrir la ville ».
    « C’est bien ».
    « J’aimerais tellement que tu sois là avec moi ».
    « Si je pouvais ».
    « Tu penses que nous pourrons nous voir bientôt ? ».
    « Dans quelques semaines ce sera la pause de Noël, ce sera plus facile ».
    « J’espère qu’on se verra avant quand même ».
    « Je ne sais pas Nico ».
    « Jérém… ».
    « Il faut que j’y aille, les gars m’attendent ».
    Jérém prend très rapidement congé. Dès le téléphone raccroché, je sens une profonde tristesse m’envahir. Car je sens mon Jérém m’échapper.

    [A plusieurs centaines de bornes de là, dans son studio aux Buttes Chaumont à Paris, Jérémie vient de raccrocher à son tour. Il s’affale dans son clic clac, il allume la console de jeu, il lance un match virtuel. Jouer à la console ça le détend d’habitude. Il essaie de se concentrer sur l’action, mais il n’y arrive pas.
    Car il ressent un profond malaise au fond de lui. Quelque chose le tracasse. Ce coup de fil a été pénible pour lui. Mais ce qui le tracasse le plus c’est de penser que ça a dû l’être tout autant pour Nico. Il sait qu’il a fait de la peine à ce petit gars qui est si spécial à ses yeux. Et il déteste ça. Il se déteste pour ça.
    Nico lui manque, il lui me manque beaucoup. Il a très envie de le voir. S’il s’écoutait, il le rappellerait pour lui dire de venir le rejoindre dès que possible. En fait, il beaucoup plus envie de le voir ce week-end que de sortir en boîte avec les collègues du rugby.
    Mais s’il accepte que Nico vienne le voir, comment va-t-il gérer ça ?
    Il se dit qu’il ne peut pas l’amener avec lui au match et en boîte comme la dernière fois. Les gars commencent à se foutre de sa gueule parce qu’il n’emballe pas les nanas sous prétexte d’une hypothétique copine à Bordeaux, alors il faut à tout prix éviter d’éveiller les soupçons.
    Il ne peut pas non plus se passer de sortir. Déjà qu’il a du mal à se sentir à sa place et qu’à part Ulysse, qui a été sympa avec lui dès le premier jour, les autres gars ne lui font pas vraiment des cadeaux, si en plus il reste dans son coin, sa côte de popularité ne va jamais décoller.
    Il ne peut pas non plus sortir sans Nico. Il ne peut pas lui dire de venir le voir et le laisser seul. Il comprendrait vite qu’il essaie de le cacher. Il ne peut pas lui faire ça. Il ne mérite pas ça.
    Non, il ne peut pas laisser venir Nico sur Paris. Du moins pour l’instant. Car en plus, en ce moment, entre les entraînements, les matches et la fac, Jérémie se sent en stress permanent.
    Il n’a pas envie de lui parler de ses difficultés à s’intégrer à l’équipe, des entraînements qui l’épuisent, des matches qui ne marchent pas toujours comme il le voudrait, de sa peur de ne pas y arriver, de la pression qu’il sent sur lui et qui l’étouffe. Il n’a pas non plus envie de lui parler de ses problèmes à la fac, où il a de plus en plus de mal à suivre. Il ne veut pas que Nico voit qu’il trime, il ne veut pas se montrer faible. Il ne veut pas qu’il vienne le voir tant que ça n’ira pas mieux dans sa tête et dans sa vie.
    Jérémie sait que Nico commence à trouver le temps long et qu’il ne vit pas bien cet éloignement. Et encore moins le fait de lui empêcher de revenir à Paris.
    C’est dur de ne pas le voir. Mais ce qui est le plus dur c’est de penser au mal qu’il est en train de lui faire, à nouveau, après lui en avoir bien assez fait par le passé.
    Jérémie sait que plus le temps passe, plus il risque de le perdre. Et il ne veut pas que cela arrive. Il a eu tellement peur à l’idée de l’avoir perdu pour de bon après le clash avant son accident, et il en avait mal à en crever ! Car Nico lui fait du bien, et il est bien avec lui.
    « On était si bien à Campan ! J’ai tellement adoré le tenir dans mes bras devant la grande cascade à Gavarnie ! Ce petit mec me rend dingue ! » se dit Jérémie, avec nostalgie et une pointe de mélancolie.
    Oui, s’il s’écoutait, Jérémie rappellerait Nico pour lui dire de venir le rejoindre.
    Mais il ne s’écoute pas, pas assez. Et au lieu de quoi, il passe à la douche, il arrange ses cheveux bruns au gel, il met du déo sur son corps. Il s’habille sur son 31 et il quitte son appart pour aller faire la fête avec ses potes.
    Il est parfois plus simple se conformer à ce que son milieu et son entourage attendent de nous, que d’écouter son propre cœur].

    Deux semaines après le week-end à Paris.

    Le lendemain matin, samedi je me réveille aussi triste que la veille. J’ai très mal dormi, et je ne me sens pas vraiment en forme. Heureusement, maman va être là dans quelques heures.
    Elle débarque à la gare à 11h30. Je suis tellement content de la voir que j’ai du mal à retenir mes larmes.
    « Ça va, Nico ? ».
    « Oui, maman, je suis content que tu sois venue ».
    Dès notre arrivée dans la petite cour au sol rouge, maman fait la connaissance de mes deux adorables voisins et propriétaires.
    « Nico est un garçon fort bien élevé. Vous l’avez bien réussi » rigole Albert.
    « J’ai fait de mon mieux et je ne suis pas mécontente du résultat ».
    « Vous allez repartir ce soir ? » se renseigne Denis.
    « Non, je compte rester jusqu’à demain, si mon fils ne me met pas à la porte ».
    « Et vous allez dormir où ? ».
    « J’ai apporté un sac de couchage pour Ni… ».
    « J’ai une meilleure idée. J’ai un appart qui est inoccupé juste à côté de celui de Nico. Je vais l’aérer et mettre des draps et ce soir vous pourrez y dormir ».
    « Non, je ne peux pas accepter ».
    « J’insiste ».

    « Quand on lit sur une annonce « 13 mètres carrés » on ne se rend pas compte à quel point c’est minuscule » commente maman en rentrant dans l’appart.
    « L’avantage est que le ménage est très vite fait » je plaisante.
    « Ça c’est clair ».
    « En plus, j’ai des voisins extra ».
    « Ils sont vraiment sympa tes proprios ».
    « J’ai de la chance ».

    A midi, nous déjeunons dans un restaurant du centre-ville.
    Après m’avoir questionné sur ma vie à la fac, maman m’entraîne sur des sujets plus intimes.
    « Alors, raconte, avec Jérémie ça se passe toujours aussi bien ? ».
    « J’ai peur que la distance nous fasse du tort ».
    « Tu as peur de quoi ? Qu’il t’oublie ? ».
    « Oui, qu’il aille voir ailleurs ».
    « Tu crois qu’il irait voir d’autres garçons ? ».
    « Non, plutôt des filles, pour faire comme ses potes ».
    « Ah… et tu penses que c’est le cas ? ».
    « Je ne sais pas. Mais en attendant, plus ça va, plus je le sens distant ».
    « Je pense que tu as peur parce que tu n’as pas assez confiance en toi, mon chou. C’est normal d’être jaloux et d’avoir peur. Mais si tu lui montres ta jalousie et ta peur, tu vas l’éloigner encore plus ».
    « Et qu’est-ce que je dois faire, alors ? ».
    « Pour avoir une relation équilibrée et durable, il faut d’abord être bien avec soi-même. Si on est bien avec soi, serein et confiant, on dégage de l’assurance. Et on est perçus comme quelqu’un de rassurant. Et ça, c’est très important. Tout le monde, les hommes tout autant que les femmes, cherche quelqu’un de rassurant. Pas pépère, non, mais quelqu’un avec qui on se sent bien, avec qui on se sent en sécurité ».
    « Si seulement il me disait comment il imagine notre relation à l’avenir… ».
    « Il est fort possible que lui-même n’ait pas la réponse à cette question. Ne lui en demande pas trop. Aimer c’est l'accepter l’autre tel qu'il est et ne jamais avoir la prétention de vouloir en faire quelqu'un d'autre qui nous correspondrait mieux.
    Ça ne veut pas dire qu’il faut tout accepter ou qu’il ne faut pas des mises au point de temps à autre.
    Mais la vraie question est de reconnaître les différences de l’autre, provoquées par son vécu, son éducation, son tempérament, ses conditionnements, ses contraintes et d’y voir ce qu’il y a de positif dans tout ça.
    Regarde, moi, en ce moment j’ai envie de gifler ton père. Si je ne craque pas, c’est parce que je sais que c’est quelqu’un de bon et que tôt ou tard il se rendra compte qu’il est dans l’erreur ».
    « Il fait toujours la tête ? ».
    « Un peu ».
    « Je suis désolé que tu aies à endurer ça à cause de moi ».
    « Tu n’as pas à être désolé, c’est lui qui complique des choses qui sont tout à fait limpides ».
    « Il n’accepte pas que je sois comme ça… ».
    « Il a surtout peur des « qu’en dira-t-on »… ».
    « Et toi ? ».
    « Tu sais que je m’en fiche des « qu’en dira-t-on » depuis toujours. Je te l’ai dit, je suis fière de toi mon grand, fière que tu aies osé t’assumer et être honnête avec nous. C’est ta vie, Nico et je n’ai rien à dire là-dessus. Tu as le droit d’essayer d’être heureux comme tu le sens. Et tant pis si je n’aurai pas de petits enfants… je préfère que tu sois heureux sans que malheureux avec.
    Ne te prends pas la tête, Nico, et ne brusque pas Jérémie. Montre toi présent, offre-lui ton soutien. Mais laisse-lui le temps de prendre ses marques ».

    Les mots de maman me font un bien fou. Nous passons l’après-midi à nous balader en ville. Le soir nous allons au cinéma, puis nous regardons la télé tout en parlant de tout et de rien. Maman me raconte quelque chose dont je n’avais encore jamais entendu parler.
    Elle me dit avoir toujours été convaincue que l’un des vieux oncles de papa, décédé il y a plusieurs années quand j’étais encore enfant, était gay lui aussi. Elle l’avait toujours connu célibataire et elle avait de la sympathie pour ce gars qui était un peu tenu en marge de la famille, qui menait une vie solitaire et mystérieuse. Puis, elle m’a redit à quel point elle était heureuse de me voir m’assumer. Parce qu’assumer qui on est, constitue la première marche vers le bonheur. Et elle m’a dit et répété qu’elle était fière de moi et qu’elle me soutiendrait toujours.
    La présence de maman me réconforte. Elle m’aide même à supporter l’absence de contacts avec Jérém pendant tout le week-end.

    Le lundi, il pleut des cordes. Pour arranger le tout, pas de Raph en cours avec sa bonne humeur contagieuse dès la première heure du lundi matin. De plus, Monica semble de mauvaise humeur elle aussi, Fabien est très taciturne et Cécile m’évite toujours. En ce lundi matin, tout me paraît gris et triste. Même les cours me gonflent. La semaine commence mal.
    Lundi, mardi, mercredi, les jours se suivent et se ressemblent, ils passent comme noyés dans la grisaille qui persiste sur la ville et dans mon cœur.
    Lundi, mardi, mercredi soir, j’attends un coup de fil de Jérém avec une impatience et une inquiétude grandissantes. Comme il ne m’appelle pas, je me force à ne pas l’appeler non plus. C’est con, mais je m’interdis de l’appeler dans l’espoir qu’il remarque mon absence, que je lui manque, qu’il s’inquiète pour notre relation, et que cela le pousse à m’appeler, et à le mettre dans de meilleures dispositions pour le week-end à venir.
    Hélas, les jours passent et mon téléphone demeure silencieux. Chaque jour est une souffrance, une déception un peu plus brûlante que celle de la veille.
    « Laisse-lui le temps » a dit maman.
    J’essaie de lui laisser du temps, mais je trouve qu’il prend sacrement sont temps. Quand on est amoureux et qu’on a l’impression que notre amour nous échappe, on ne sait pas donner du temps. Quand on a 19 ans, on voudrait tout et tout de suite. Et mes peurs grandissent au fur et à mesure que nos contacts s’espacent.
    Jeudi soir arrive et je n’ai toujours pas de ses nouvelles. Ça fait déjà presqu’une semaine.
    Il me manque tellement ! Plus ça va, plus je réalise que ce qui me manque le plus cruellement est sa présence à mes côtés, la tendresse de nos câlins, le bonheur de me réveiller à côté de lui, de partager une balade, un restaurant, une bonne tranche de rigolade, notre complicité, notre petit quotidien, les heures, les instants passés ensemble. Bien plus encore que le sexe.
    Alors, ce soir, je n’en peux plus d’attendre ses coups de fil et de m’interdire de l’appeler de peur de le déranger et de le mettre mal à l’aise avec ses potes. Ce soir j’ai impérativement besoin d’entendre sa voix. Pour être rassuré, mais aussi pour savoir si le week-end à venir je peux enfin aller le voir à Paris. Ça va faire trois semaines que je ne l’ai pas vu.
    Alors, je l’appelle. Mais le téléphone sonne dans le vide. J’ai horreur quand son téléphone sonne dans le vide. Et je m’inquiète encore plus. J’attends la dernière sonnerie, bien décidé à lui laisser un message pour lui dire à quel point il me manque et à quel point j’ai envie de le voir.
    Mais lorsque j’entends sa voix enregistrée, je suis submergé par une telle tristesse que je n’ai plus envie de parler. J’espère qu’il verra mon appel en absence et qu’il me rappellera pour me dire que le week-end qui arrive il est ok pour me recevoir. Qu’il a envie de me voir. Que je lui manque.
    Mais ce soir encore, je m’endors sans avoir entendu sa voix.

    Le lendemain, vendredi, la pause déjeuner arrive et je n’ai toujours pas de nouvelles de Jérém. Je ne sais toujours pas si je peux monter à Paris, même si je me doute que son silence n’est pas de bon augure pour cela. Je commence même à m’inquiéter. Et s’il lui était arrivé quelque chose ?
    Je le rappelle entre midi et deux. J’ai peur de tomber à nouveau sur son répondeur. Je sens que si c’est le cas, je vais m’énerver, ou pleurer ou bien les deux. Pas le répondeur, pitié.
    Mais à ma grande surprise, le bobrun décroche de suite.
    « Saaaalut ! » je l’entends me lancer, en appuyant bien sur le « a », comme s’il voulait rigoler, comme si de rien n’était, comme si ça ne faisait pas une semaine qu’il ne m’avait pas rappelé, qu’il n’avait pas répondu à mes appels en absence, qu’il ne m’avait pas envoyé le moindre message.
    A cet instant précis, j’ai envie de lui demander pourquoi il fait ça, pourquoi il ne ressent plus le besoin de m’appeler aussi souvent qu’avant. Et pourquoi il ne m’a pas appelé « ourson » en décrochant, d’ailleurs. Pourquoi j’ai l’impression que notre complicité se fane. J’ai envie de lui demander ce qu’il a fait tous ces soirs où il ne m’a pas appelé, s’il a été sage.
    Mais je me retiens, je ne veux pas compromettre mes chances de passer le week-end avec lui.
    « Salut, ça fait plaisir de t’entendre » je tente de rester zen et agréable.
    « Moi aussi ça me fait plaisir ».
    « Tu vas bien ? ».
    « Oui, toujours à fond, entre les entraînements et les cours, mais je gère. Et toi, ça se passe bien la fac ? ».
    Je le sens bizarre, poli mais distant, j’ai l’impression de parler à un inconnu ou à un vieil ami que je n’ai pas vu depuis longtemps. Elle est passée où notre belle complicité ?
    « Oui, pas trop mal, ça va ».
    Nous parlons de tout et de rien, mais j’ai l’impression que notre conversation est poussive, que les mots sonnent creux. Au bout de quelques minutes seulement, je sens qu’on ne sait plus quoi se dire.
    Je meurs d’envie de lui parler du week-end à venir. Mais comme il ne m’en parle pas, j’ai peur de manger un nouveau refus. Et pourtant, je ne peux pas ne pas aborder le sujet. Il faut bien qu’on se revoit un jour ou un autre. Alors je prends appui sur sa dernière phrase et je me lance :
    « Demain soir je monte te voir et je m’occupe de toi. Je te prépare à manger et on reste tranquille à l’appart, j’amènerai des films en dv… ».
    « Ce week-end ça ne va pas être possible » il me coupe net.
    Ses mots me frappent comme un coup de poing en pleine figure. Ils me mettent KO par uppercut.
    Un long moment de silence suit ses mots, des secondes interminables pendant lesquelles j’attends qu’il m’explique pourquoi, qu’il me livre une nouvelle excuse, crédible si possible.
    Mais rien ne vient de sa part.
    « Pourquoi c’est pas possible ? » je finis par lui demander, au bord des larmes.
    « Parce que je suis fatigué ».
    Oh, non ! Pas ça, non ! Pas « je suis fatigué » en réponse à la proposition de voir celui qui t’aime ! Pitié, la seule phrase plus connue que celle-ci est « Et la lumière fut ». « Je suis juste fatigué » est la phrase bateau qu’on dit quand on ne veut pas être emmerdés par des sujets qui fâchent.
    Nouveau blanc, nouvelle poussée d’angoisses dans ma tête.
    « Qu’est-ce qui se passe ? ».
    « Je viens de te le dire, je suis très fatigué, j’ai besoin de me reposer ».
    « Je serai au petit soin, je te promets ».
    « Tu vas pas faire le trajet pour me voir dormir tout le week-end ! ».
    « Je m’en fous du trajet, j’ai envie de te voir, même juste pour te faire des câlins »
    « On se verra plus tard, Nico ».
    « Quand ça, plus tard ? Le week-end prochain ? ».
    « Je ne sais pas, on verra ».
    J’ai envie de lui demander pourquoi il ne veut plus me voir. Mais une fois de plus je prends sur moi, et je décide de le croire, de croire à sa fatigue, à sa bonne foi, je décide de sauvegarder mes espoirs. Je prends sur moi pour lutter contre la terrible impression qu’il n’a pas vraiment envie que je remonte le voir à Paris.

    [A plusieurs centaines de bornes de là, Jérém n’en mène pas large. Il est triste et soucieux. C’est dur pour lui de dire « non » à Nico. C’est de plus en plus dur de lui dire non. Surtout que lui aussi crève d’envie de le voir. Car Nico lui manque de plus en plus.
    Son sourire lui manque, ses grands yeux pleins de douceur lui manquent, son regard plein d’amour lui manque plus que tout. Il a envie de lui faire des câlins, de le laisser lui faire des câlins. Il a envie de le prendre dans ses bras, d’être dans ses bras. De lui faire l’amour. De le laisser lui faire l’amour.
    Le laisser lui faire l’amour. Il n’y a qu’avec lui que Jérémie a eu envie de franchir ce pas. D’ailleurs, il n’arrive toujours pas à croire de l’avoir fait, d’avoir laissé un gars le prendre « comme une gonzesse ». Ce n’est pas facile d’assumer ça. Mais avec Nico, il y est arrivé. Parce que Nico ce n’est pas juste « un gars ». Nico c’est « MonNico ». Il en avait envie, et son Ourson a rendu ça beau, doux et sensuel.
    Et pourtant, quand il est seul, Jérémie se dit parfois qu’il ne devrait pas avoir ces envies. Il se dit qu’il ne laissera plus Nico le prendre. Mais le fait est que lorsque Nico est là avec lui, quand il sent son corps contre le sien, cette envie le rattrape. Quand Nico est là, tout ça lui paraît tellement naturel. Ce petit gars lui fait vraiment du bien. Et il lui fait aussi bien de l’effet. Le sentir prendre son pied l’excite. Son Ourson est vraiment adorable. Et sexy.
    Et puis, quand Nico est là, tout lui parait si simple ! Il n’en revient toujours pas d’avoir pu faire son coming out avec ses potes cavaliers !
    Jérémie est heureux d’avoir fait comprendre à Nico à quel point il tenait à lui. Il espère qu’il l’a compris, il espère le lui avoir assez montré. Et il espère qu’il ne l’oubliera pas.
    Ce Nico l’a bien fait changer. Il l’a fait avancer. Il l’a aidé à se sentir bien avec qui il est.
    Jérémie se dit parfois qu’il devrait lui parler de ce qui le tracasse en ce moment, de ses peurs, et lui dire pourquoi il ne peut pas le laisser venir le voir pour l’instant. Il se dit que peut-être que Nico pourrait l’aider. Peut-être qu’il comprendrait sa peur qu’on découvre qu’il est gay. Mais il se dit aussi qu’il aurait du mal à accepter ce qu’il peut lui proposer aujourd’hui, c'est-à-dire une vie cachée, bien cachée.
    Oui, Jérémie pense que ça lui ferait du bien de parler ouvertement avec Nico. Mais il n’y arrive pas. Il craint que s’il commence à lui déballer des trucs, il va finir par devoir lui expliquer pourquoi il ne s’assume toujours pas. Pourquoi il ne peut pas s’assumer. Il ne veut pas que Nico pense qu’il a honte de lui. Car il n’a pas honte de lui, non. Et pourtant, il ne peut pas assumer leur relation.
    Oui, quand Nico est là, tout lui paraît plus simple.
    Mais dès qu’il s’éloigne, tout se complique. Seul, Jérémie a peur. Seul, il n’y arrive pas. Et encore plus dans cette ville, avec ces nouveaux potes, avec cette carrière qui peine à démarrer. Jérémie a peur qu’on sache. Et que tout ça se retourne contre lui. Il a peur d’être humilié. Et il ne veut surtout pas être humilié. Il ne veut pas être rejeté. Il ne veut pas que le fait d’être pd gâche sa carrière au rugby. Il tient trop à ce rêve.
    Mais il tient à Nico aussi, il y tient beaucoup, beaucoup, beaucoup.
    Comment concilier ces deux mondes opposés ? Comment tenir sur le long terme sans pouvoir montrer qui l’on est ? Comment concilier l’amour et la passion alors que les deux le tiraillent dans des directions opposés ?
    Il se rends compte qu’en faisant venir Nico à Campan, il lui a donné des nouveaux espoirs, il a créé en lui de nouvelles attentes. Il avait besoin de le retrouver, et pour le garder il lui a montré qu’il tenait à lui. Il ne pouvait pas le laisser partir, il en aurait été trop malheureux. Jérémie savait qu’il y aurait cette distance entre eux. Mais il n’avait pas anticipé qu’il aurait autant de pression sur lui et que ce serait à ce point dur de gérer cette distance.
    « Mais qu’est-ce que j’ai concrètement à offrir à Nico aujourd’hui ? » se demande souvent Jérémie.
    Et il se dit qu’il ne sera jamais à la hauteur des attentes de Nico. Déjà, car il ne pourra pas lui offrir la vie de couple dont il rêve. Car d’une part, il ne se sent pas vraiment prêt pour ça. Et puis, surtout, le monde qui est le sien aujourd’hui n’est clairement pas prêt pour ça.
    Jérémie sait qu’il fera souffrir Nico à nouveau. D’ailleurs c’est deja le cas. Il le ressent dans ses mots, dans le ton de sa voix, dans ses silences, dans ses non-dits. Et ça lui fend le cœur. Ça lui fait tellement de peine de le sentir triste qu’il n’a même plus envie de l’appeler »].

    Trois semaines déjà après le week-end à Paris.

    Je passe la journée de samedi à cogiter sur les raisons qui poussent mon Jérém à ne pas vouloir que je monte à Paris. Est-ce qu’il m’a déjà oublié ? Est-ce qu’il est déjà passé à autre chose ? Est-ce qu’il a déjà oublié les promesses de Campan ?
    Mais dimanche, après une longue nuit de sommeil, je me réveille avec une idée qui me paraît une évidence. Je me dis que l’attitude fermée de Jérém ressemble à s’y méprendre à celle qu’il avait mis en œuvre après la semaine magique, avant notre clash, lorsqu’il se montrait froid et distant avec moi, tout simplement parce qu’il n’arrivait pas à gérer ses sentiments. Parce qu’il en avait peur.
    Certes, aujourd’hui, son attitude est encore plus blessante qu’avant, car ses silences, ajoutés à la distance, physique et sociale, me font imaginer le pire.
    Maman a raison. Il faut être fort Nico. Il faut lui montrer que je ne lâche rien.

    Une nouvelle semaine arrive, elle se traîne d’un jour à l’autre, d’un soir à l’autre sans que le moindre signe de la part de Jérém vienne casser cette monotonie désolante. Après un échange que j’initie le lundi matin :
    « Salut, ça va ? Tu as pu te reposer ? ».
    Et que Jérém enterre le lendemain par un laconique :
    « Ça va », c’est le silence radio total.
    Le jeudi arrive, un nouveau week-end se profile. En me levant, je sens que ce n’est pas encore le bon, que Jérém va encore trouver une excuse pour me tenir à distance.
    Et pourtant, je sais que ce soir je vais revenir à la charge, que je vais à nouveau lui proposer de nous voir. Et s’il refuse, ce coup-ci je vais lui demander pourquoi.
    Mais ce coup de fil à venir me fait peur. Peur qu’on finisse par se prendre la tête, qu’il se braque, qu’il se fâche. J’ai peur de perdre le Jérém de Campan. J’ai peur que Paris fasse disparaître ce Jérém-là. Mais pourquoi nous avons quitté Campan ?

    Le matin, en allant prendre le bus et en constatant une fois de plus l’absence de Justin, je réalise que ça fait deux semaines que je ne l’ai pas vu, depuis notre sympathique échange le jour où il pleuvait et où nous avons attendu ensemble le bus suivant.
    Je me dis qu’il a dû changer de chantier, et donc de lieu et d’horaires. Et ça signifie que probablement je ne croiserais plus jamais son chemin.

    Ce jeudi, je passe la journée à penser et repenser aux mots à dire et à ne pas dire lors de mon coup du fil du soir à Jérém. Je ne veux pas le saouler, mais je veux être ferme. Je veux savoir ce qui se passe, j’ai le droit de savoir.
    Il est 21 heures pétantes lorsque je compose son numéro. Je suis heureux quand Jérém décroche. Mais je le suis beaucoup moins de constater qu’il est déjà en soirée. La ligne est très mauvaise, mais j’entends un boucan infernal autour de lui, un tintamarre fait de basses répétitives, de cris de nanas, de rires de mecs.
    « Salut, ça vaaaaa ? » je l’entends lâcher avec une voix dans laquelle je peux mesurer à l’oreille un taux d’alcoolémie sensible.
    « Oui, ça va, et toi ? ».
    « Je suis avec mes pooootes, ça vaaaaa ».
    « Jérém, je veux te demander quelque chose ».
    « C’est quoooooiiiii ? ».
    Mais la ligne se coupe avant que je puisse continuer. J’attends une bonne demi-heure qu’il me rappelle, mais il ne le fait pas.
    Je rappelle alors, et je tombe direct sur son répondeur. Je lui laisse un message dans lequel je lui dis qu’il me manque trop et que le lendemain soir je vais prendre le train pour Paris pour aller le voir.
    Je passe la soirée à me bercer dans l’illusion que la fermeté de mon message puisse lui montrer que je ne renoncerai pas à le voir. Je me couche vers 23 heures et je m’endors en essayant de me convaincre que 24 heures plus tard je serai avec Jérém.

    Il est presque deux heures du mat lorsque le tel sonne. Je me réveille en sursaut.
    « P’tit loup, ça va ? » je l’accueille, inquiet qu’il lui soit arrivé quelque chose.
    « Nico, ne viens pas demain » il coupe court.
    Soudain, je sens la colère monter en moi.
    « Si c’était pour m’annoncer ça, tu aurais pu attendre demain ! » je lui lance.
    « Mais pourquoi je ne peux pas venir ?! » j’enchaîne.
    « Je suis claqué ».
    « Tu m’as déjà servi cette excuse le week-end dernier. Si tu es si fatigué, pourquoi tu sors autant ? ».
    « Tu vas pas compter mes sorties ! ».
    « Non, bien sûr que non, mais je trouve bizarre que tu sortes autant et que tu sois fatigué pour me recevoir »
    Jérém laisse le silence s’installer, au point qu’à un moment je crois même qu’il a raccroché.
    « Tu es toujours là ? ».
    « Oui, oui… » il lâche, sur un ton monocorde.
    « Jérém, tu veux plus me voir ? » je finis par le questionner cash.
    « Je ne sais pas, Nico ».
    « Quoi, tu ne sais pas ! ».
    « Il y a plein de choses qui me prennent la tête en ce moment, j’ai besoin d’être seul ».
    « Jérém, j’ai envie de te voir. Jérém, s’il te plaît, ne me pousse pas hors de ta vie à nouveau. Je sais que c’est dur pour toi en ce moment, mais on est bien ensemble tous les deux.
    Je te l’ai dit, je m’en fous que tu sois fatigué, je veux juste te voir, on n’a pas besoin de sortir, je serai à l’appart quand tu rentres, je te ferai à manger, tu n’auras qu’à mettre les pieds sous la table et te détendre ».
    « N’insiste pas, Nico ».
    « Tu as peur qu’on nous voie ensemble ? ».
    « Arrête, Nico ! ».
    « Je te proposerais bien de venir à Bordeaux, mais le week-end tu as match ».
    « Voilà ! ».
    « Mais tu n’as plus de jours de repos ? ».
    « Si, mais pour un jour ça fait loin ».
    « Mais tu l’as fait une fois ».
    « Oui, et c’était une folie ».
    « Tu le regrettes ? ».
    « Mais non ! ».
    L’idée de passer un nouveau week-end loin de Jérém et de laisser un peu plus la distance entre nous s’installer m’est insupportable. Je reviens à la charge, je tente le tout pour tout.
    « Allez, laisse-moi venir te voir ce week-end ! ».
    « Tu me saoules ! » il me balance, sur un ton agacé.
    Je sens que je suis en train de perdre le contact avec mon bobrun. Je n’arrive pas à croire qu’on en revienne là, après la façon dont nous nous sommes quittés la première fois où je suis allé le voir à Paris. Après Campan. J’ai envie de pleurer.
    Je ne veux surtout pas le braquer plus, je ne veux surtout pas atteindre le point de non-retour. Je ne veux surtout pas qu’il me raccroche au nez. Et pourtant, son attitude et ses mots ont le pouvoir de faire monter en moi une colère et une exaspération qui me poussent à lui répondre coup sur coup :
    « Toi aussi tu me saoules ! ».
    « Comme ça on est deux. Bonne nuit ! » fait-il sèchement.
    « Jérém ! ».
    Mais ce que je redoutais le plus vient de se produire. Jérém a déjà raccroché.

    [A plusieurs centaines de bornes de là, Jérémie balance violemment son téléphone sur son lit. Il est en colère. Mais il ne l’est pas contre Nico, il l’est contre lui-même.
    Il se dit qu’au fond, Nico ne demande qu’à le voir, parce qu’il l’aime.
    Ça lui fait très mal d’être aussi dur avec lui.
    Mais il a tourné la question dans tous les sens et des dizaines de fois et il n’a pas trouvé de bonne solution.
    Si jamais l’un des gars débarque à l’appart et qu’il est avec Nico, ça ne va pas le faire. C’est déjà assez compliqué de donner le change et de tenir l’excuse « copine à Bordeaux » pour expliquer le fait qu’il ne baise pas les nanas qui se montrent intéressées en soirée. Car, même si de temps en temps il raconte qu’il va la voir, alors qu’il passe ses journées de repos enfermé chez lui à réviser, cette « copine » ne vient jamais le voir. Et personne ne sait à quoi elle ressemble.
    Et puis, pour « arranger » encore les choses, quelques jours plus tôt s’est produit un « accident » qui a rendu les choses encore plus difficiles pour lui.
    Un soir, après les entraînements, Jérémie est allé prendre un verre avec les gars. Ils étaient cinq, Ulysse était de la partie, ainsi que ce casse-couilles de Léo.
    Pendant qu’ils buvaient verre, il avait remarqué un mec brun assis au comptoir qui n’arrêtait pas de le mater. C’était vraiment un beau gars, sexy et viril. Des épaules larges, un regard magnétique, un sourire charmeur. Un très beau sourire. Le gars lui avait balancé un clin d’œil. Il le draguait.
    La prise de conscience de cela avait provoqué chez Jérémie un étrange mélange de sentiments. D’abord une sensation de bien être, car ça fait toujours du bien de se sentir désiré. Mais aussi la peur, car il craignait par-dessus tout que les gars se rendent compte de quelque chose.
    Alors, il avait détourné son regard, il l’avait verrouillé à la tablé, il s’était fait violence pour prendre partie à la conversation en cours, alors qu’il n’en avait rien à foutre. Car la seule chose qui occupait son esprit était le regard de ce mec, un regard qui l’intriguait, l’obsédait.
    Car, même s’il ne le regardait plus, il sentait son regard sur lui. Et ça le mettait vraiment mal à l’aise. Il avait trop peur que les autres gars captent ce petit manège. A un moment, il s’était même dit qu’il devrait peut-être se lever, aller voir le gars pour lui faire peur, se montrer agressif et menaçant. Il se dit qu’il devrait montrer une bonne réaction d’hétéro bourrin. Car l’attaque est la meilleur défense.
    Non pas que le gars lui faisait peur, il était plus petit que lui et moins musclé. Mais il était plus âgé, il devait avoir 30 ans, et il avait surtout l’air sacrement sûr de lui et bien dans ses baskets. Jérémie craignait que s’il lui cherchait des noises, il ne se gênerait pas pour balancer des trucs qui pourraient le mettre encore plus mal à l’aise, style qu’il l’avait maté lui aussi. Il ne voulait surtout pas se faire remarquer, et il n’avait pas envie de faire un scandale.
    Puis, à un moment, il avait réalisé avec soulagement que le type était parti. Les gars est lui allaient partir aussi. Mais avant d’y aller, Jérémie avait eu besoin d’une pause pipi.
    Pour aller au chiottes, il fallait sortir du bar et passer par une petite porte juste à côté de l’entrée principale. Jérémie avait juste eu le temps d’ouvrir sa braguette devant une pissotière, lorsque du coin de l’œil il avait capté que quelqu’un venait s’installer juste à côté de lui. Et son cœur avait fait un bond, et pas des moindres, lorsqu’il avait réalisé que ce « quelqu’un » n’était autre que le beau brun qui le matait un peu plus tôt.
    « Salut » il lui avait lancé le gars avec une voix basse et calme.
    Jérémie était trop mal à l’aise. Il n’arrivait plus à pisser. Instinctivement, il avait rangé sa queue.
    « Qu’est-ce que tu veux ? » il lui avait lancé froidement.
    « C’est toi que je veux ».
    « Je ne suis pas pd ! ».
    Le mec avait souri et son sourire était à la fois railleur et plein de malice. Jérémie savait que le gars voyait clair dans son jeu. Il se sentait comme pris au piège et il n’aimait vraiment pas ça.
    « T’es vraiment bomec ! ».
    « Fiche-moi la paix, je t’ai dit que je ne suis pas pd ! ».
    « Ne raconte pas d’histoires, tu n’es pas comme tes potes. Tu es comme moi ».
    Jérémie se sentait mis complétement à nu, et ça lui faisait terriblement peur. Il ne savait plus quoi dire.
    « Je pense que tu as autant envie de moi que j’ai envie de toi ».
    L’assurance du type l’énervait et l’intriguait, tout à la fois.
    « Tu racontes n’importe quoi ! » il lui avait crié dessus, en colère, en l’attrapant par le t-shirt et en le collant contre le mur à côté des pissotières.
    « Eh, quelle fougue ! Si t’es aussi chaud dans un pieu, on doit bien s’amuser avec toi » il l’avait provoqué le gars, tout en le repoussant.
    « Ferme ta gueule… sinon… » l’avait menacé Jérémie.
    « Sinon tu vas me mettre ton poing dans la gueule ? Pour me montrer que t’es un vrai mec ? Tu peux me frapper, mais ça ne changera rien. Si tu arrives à faire genre avec tes potes, moi tu ne me trompes pas.
    Mais si tu ne veux pas, je ne vais pas te forcer, t’inquiète. Mais si jamais tu changes d’avis, tu peux me trouver ici tous les jours en semaine à cette heure, je viens chaque soir en sortant du taf. Peut-être à bientôt, bogoss. Ah, au fait… je m’appelle Thomas ».
    « Fiche-moi la paix, conna… ».
    Mais les mots de Jérémie s’étaient étouffés dans sa gorge lorsqu’il avait vu la porte des chiottes s’ouvrir et Léo débarquer.
    « On dirait que ça drague ici » il s’était moqué ce dernier, alors que Thomas venait de se tirer.
    « Toi aussi ferme ta gueule ! » avait balancé Jérém, autant en colère qu’en panique, avant de quitter les chiottes à son tour et de rejoindre les autres dans la rue. Il avait allumé une cigarette, et il la fumait nerveusement, encore secoué par ce qui venait de se passer. Sur ce, quelques instants plus tard à peine, Léo les avait rejoints à son tour en claironnant :
    « Eh, les gars, vous savez quoi ? Jérém s’est fait draguer aux chiottes… par un mec ! ».
    « Mais non, il m’a juste demandé une cigarette ! ».
    « Il t’a demandé ton cigare, oui ! Ou alors il t’a proposé le sien ! ».
    « Vraiment, tu me casses les couilles » s’était emballé Jérémie, tout attrapant Léo par le t-shirt et en le secouant violemment.
    Heureusement, les gars l’avaient retenu. Il avait vraiment failli lui casser la gueule. Il était tellement en colère. Il avait tellement la honte.
    Evidemment, ça ne s’était pas arrêté là. Léo avait parlé de ça dans les vestiaires, dans son dos. Il ne peut pas s’en empêcher ce con. il doit faire chier tout le monde.
    Depuis, Jérémie avait l’impression que les gars le regardaient différemment. Réalité ? Impression dictée par la peur ? Le résultat était le même. Car on se sent toujours traqué lorsqu’on a quelque chose à cacher.
    Cependant, la peur n’était pas suffisante à cacher un autre fait qui avait tout autant marqué Jérémie. Le fait qu’il avait trouvé ce gars terriblement attirant. Bien foutu, une belle gueule de mec, sûr de lui, l’air de savoir comment faire plaisir à un mec.
    Ce n’était pas la première fois que Jérémie se sentait désiré par un mec, même si jusque-là aucun autre n’avait été aussi entreprenant.
    De plus en plus, il lui arrive de capter des regards qui traînent sur lui. Des regards de mecs, en plus de ceux des nanas. Mais de ces derniers, à vrai dire, il s’en fiche. Ce sont les premiers qui lui donnent LE frisson.
    Et il lui arrive de plus en plus souvent d’apprécier la vue des gars qu’il croise. Il est tout particulièrement attiré par les mecs au physique pas trop massif, élancé, et pourtant sensuel. Des gars qui lui inspirent à la fois le désir et la tendresse. Des gars dans le genre… de Nico. Des gars, par ailleurs, sur lesquels il sait que sa virilité aurait un effet ravageur, un effet qui flatterait bien son égo de mec.
    Mais il lui arrive également d’apprécier la vue de gars plus solides, plus viril, des gars souvent plus âgés qui lui inspirent des envies plus nuancées, plus difficiles à assumer, mais qui ne cessent de le titiller.
    Oui, il arrive de plus en plus souvent à Jérémie d’apprécier la vue d’un beau torse en V, d’épaules massives, d’un biceps moulé dans une manchette ajustée, de pecs, d’abdos.
    Et de queues. Comme dans les vestiaires, où certains gars lui font bien de l’effet.
    Et parmi ces gars, il y en a un en particulier qui lui fait plus d’effet que tour les autres. Déjà, parce que c’est vraiment, vraiment, vraiment un beau gars. Ensuite, parce que son attitude vis-à-vis de lui l’a très vite installé dans une proximité propice au désir.
    Mais de toute façon, Jérémie sait que ce gars est inaccessible. Et il sait qu’il doit surtout le rester, quoi qu’il arrive. Car il ne veut surtout pas que le sexe vienne perturber la performance sportive de l’équipe ou relancer encore les ragots. Il ne veut pas non plus que le sexe vienne gâcher l’amitié. Il en a fait l’expérience et les frais avec Thibault, et il ne veut vraiment pas répéter les mêmes erreurs.
    Et aussi, au fond de lui, Jérémie sait que si jamais il franchissait le pas avec ce gars, il y a des chances que ça aille trop loin, plus loin que le sexe. Car ce gars est tellement… rassurant. Tellement bien dans sa peau. Il est pour lui à la fois un ami, un frère, un grand frère, presque un père. Jérémie sent que dans les bras puissant de ce gars, qu’il considère comme un homme dont la maturité et la solidité le fascinent, il trouverait enfin cet « endroit » qu’il cherche depuis toujours. Cet endroit qu’il a du mal à trouver avec Nico, car il le sent parfois trop fragile pour pouvoir se laisser complétement aller. Un endroit où se poser en toute confiance, une épaule suffisamment solide pour pouvoir tout encaisser et contre laquelle s’appuyer sans crainte qu’elle s’écroule et qu’elle le laisse tomber.
    Mais avant toute chose, Jérémie se dit qu’il ne peut pas faire ça à Nico. Il tient trop à lui. Il ne veut pas le perdre. Il est vraiment bien avec lui. Même s’il ne peut pas tout lui confier. Même si c’est souvent à lui de le rassurer, y compris parfois quand il a lui-même besoin d’être rassuré.
    Non, il ne veut pas faire ça à Nico. Mais jusqu’à quand pourra-t-il tenir bon ? Le sexe lui manque de plus en plus. L’envie de sentir le désir d’un mec, le contact avec le corps d’un mec, le plaisir avec un mec, ça lui manque de plus en plus. Que se serait-il passé si le gars du bar l’avait abordé alors qu’il était seul ?
    Jérémie se dit que pour Nico, ça doit être la même chose. Ce beau petit gars doit lui aussi se faire remarquer à Bordeaux. Jusqu'à quand va-t-il tenir bon ? Est-ce que son speech sur le fait de se protéger était une sorte d’« autorisation » qu’il me donnait et qu’,il se prenait en même temps, à aller voir ailleurs, « pour le fun » ?].

    Après que Jérém m’ait raccroché au nez, je n’arrive pas à trouver le sommeil. Une heure plus tard, j’ai presque envie de le rappeler. Car je ressens au fond de moi l’impression que je trouverais facilement les mots pour lui faire comprendre à quel point il me manque et à quel point ce serait génial de nous retrouver, de retrouver cette complicité qui a été la nôtre depuis Campan et qui nous fait tant de bien.
    Mais je n’ose pas. J’ose un message. « Jérém, tu me manques ». Je l’envoie avec l’espoir qu’il le lise et qu’il me réponde rapidement.
    A quatre heures, je suis toujours réveillé. Aucun message de Jérém. Je décide d’enlever mon réveil, j’espère dormir un peu.

    J’arrive à la fac pour le cours de 11 heures.
    « Tu as eu une panne de réveil ? » se moque Raph.
    « Tu n’as pas l’air en forme » me glisse Monica discrètement.
    « Hier soir je me suis pris la tête avec mon mec » je lui glisse discrètement pendant une pause « Je n’ai presque pas dormi de la nuit. J’ai l’impression qu’il ne veut plus me voir, qu’il s’éloigne de moi ».
    « C’est pas facile une relation à distance » elle commente « mais si vraiment tu n’arrives pas à tenir, tu prends un billet de train et tu débarques direct chez lui ».
    « Ce serait la meilleure façon de me faire jeter ».
    « Ou alors il serait touché que tu fasses la route, que tu prennes ce risque. Peut-être qu’en forçant un peu les choses tu lui montrerais à quel point rien n’est impossible quand on aime vraiment, à quel point tu tiens à lui et à ce qu’il y a entre vous, à quel point tu tiens à votre bonheur ».
    « Je ne pourrais jamais ».
    « C’est toi qui vois. Tu as quoi à perdre ? Si tu te pointes chez lui, il ne va pas te laisser sur le palier ! ».
    « Il en serait capable ».
    « Je ne pense pas. Vous feriez l’amour et ça vous ferait du bien ».

    Quatre semaines déjà après le week-end à Paris.

    Evidemment, je n’ose pas suivre le conseil de Monica et je passe l’un des week-ends les plus tristes de ma vie. Evidemment, je n’ai aucun signe de sa part. Même pas de réponse à mon message nocturne lancé comme une bouteille à la mer.
    En marchand dans Bordeaux, je réalise que l’automne avance à grand pas, que nous sommes déjà à la mi-novembre et qu’il commence à faire froid. Que la fin de l’année approche.
    Je me retrouve à repenser au printemps, aux révisions de maths avant le bac dans l’appart de la rue de la Colombette, aux espoirs de bonheur que cette période avait fait naître en moi. Je repense à l’été, à la semaine magique avec Jérém, à notre clash, à son accident. Je repense aussi aux escapades à Gruissan avec Elodie, au concert de Madonna à Londres en juillet. J’ai la nostalgie de l’été, et de tous ces moments qui me paraissent déjà si lointains. Et je repense au coup de fil inattendu de Jérém pour m’inviter à le rejoindre à Campan, à ces jours merveilleux à la montagne où j’ai découvert un Jérém insoupçonné, gentil, attentionné, amoureux, adorable, un Jérém qui m’a fait tomber amoureux de lui d’une façon dont je ne l’avais probablement jamais été.
    Déjà presque un mois que je ne l’ai pas vu, et j’ai l’impression de retomber dans les affres d’avant le bac. Lorsqu’à chaque fois que je me prenais la tête avec lui, j’étais envahi par la peur de ne plus jamais le revoir.

    Une nouvelle semaine démarre et je n’ai franchement pas envie d’aller à la fac. Mon cœur est lourd et mes angoisses m’accaparent entièrement.
    Lundi et mardi sont de très longues journées. Des cours interminables et toujours aucun signe de la part de Jérém. Je ne sais pas comment reprendre contact avec lui. Je n’ose même plus le rappeler. Je ne sais pas comment me comporter. J’aimerais tellement aller le voir, mais je n’ose même plus le lui proposer.
    Je me sens frustré de ne pas savoir quand je vais un jour le revoir. Il m’a parlé des vacances de Noël, c’est dans un mois, et ça me paraît si long ! Est-ce que c’est seulement encore d’actualité ? J’ai peur qu’il m’oublie. J’ai peur qu’il cherche à se faire oublier. Comme avant notre clash chez moi. Mais pourquoi ça doit toujours être si compliqué avec lui ?
    J’ai l’impression que depuis des semaines les jours se suivent dans une attente et une monotonie de plus en plus insupportables. J’ai l’impression que rien ne se passe dans ma vie, à part le fait de me sentir spectateur du lent et inexorable éloignement d’avec mon Jérém, sans que je puisse faire quoi que ce soit pour l’empêcher de se produire.
    Jusqu’à quand vont durer cette monotonie, cette attente interminables ?

    La réponse à cette question va arriver le mercredi de cette même semaine, mais pas du tout de la façon dont je l’aurais imaginé, ou espéré.
    Le matin, il pleut à nouveau. En me levant, en partant vers la fac, je ne suis vraiment pas bien. Mais ce jour, voilà qu’un trait de couleur, un rayon de lumière jaillit enfin dans ma vie.
    A l’abribus, Justin est là. Ah, la belle surprise ! Et qu’il est beau le sourire avec lequel il m’accueille en me voyant approcher ! Définitivement, le beau sourire d’un beau garçon suffit à redonner de la couleur à la journée la plus grise.
    « Salut » je lui lance en premier.
    « Ça fait longtemps » il me lance.
    Ses mots ainsi que sa poignée de main bien ferme me transmettent une belle énergie.
    Je manque de peu de lui répondre « oui, tu m’as manqué ». Ce qui, d’une certaine façon, n’est pas faux.
    Très vite, quelque chose me paraît « anormal ». Justin n’est pas habillé avec ses vêtements habituels pour le taf. Il porte en effet un beau jeans, de jolies baskets bleu fluo, un t-shirt vert et un pull à capuche gris qui semble tout juste sorti du magasin.
    « C’est vrai, ça fait longtemps. J’ai cru que tu avais changé de chantier » je lui lance.
    « Oui, j’ai changé de chantier. La fois qu’on a discuté c’était mon dernier jour sur le chantier d’avant ».
    « Et là tu reviens travailler dans le quartier ? ».
    « Euh, non, pas vraiment. Je ne travaille pas aujourd’hui, je fais juste un tour ».
    Sa voix douce et son débit de parole viril me font craquer.
    « Ah d’accord » je ne trouve pas mieux à lui répondre.
    Le bus arrive nous montons tous les deux. Pour la première fois, nous nous installons côte à côte.
    Pendant le trajet, nous discutons de tout et de rien. Le gars est vraiment sympa et je me sens bien avec lui.
    « Tu vas en cours, alors ? » je l’entends me demander après un instant de silence.
    « Oui, même si j’ai pas vraiment envie ».
    « T’as pas le temps pour un café ? » il me lance, en bafouillant à moitié.
    « Quand ? Maintenant ? ».
    « Maintenant ou… plus tard si tu veux ».
    Mon cœur tape à mille, je ne m’attendais pas à ça. Le bus ralentit, c’est déjà l’arrêt de la fac, je dois descendre. Je dois prendre une décision, vite.
    Le gars me fixe avec un regard à la fois timide et doux.
    En une fraction de seconde, je repense à la distance de Jérém, à ma frustration, à ma tristesse.
    Je me dis que d’une certaine façon ce gars me rappelle Stéphane, il a l’air doux câlin et gentil comme lui. C’est ce dont j’ai besoin en ce moment. D’un gars comme Stéphane.
    « Plutôt en début d’après-midi » je m’entends lâcher comme si ce n’était pas moi qui parlais, tant ces mots résonnent étrangement dans ma tête.
    « D’accord. On dit 15 heures à l’arrêt du matin ? ».
    « 15 heures à l’arrêt du matin » je lui confirme machinalement, encore sonné par le fait d’avoir fait ce premier pas, et pas convaincu du tout que j’aurai le cran d’aller à ce rendez-vous.

    Je passe la matinée dans un état fébrile, incapable de me concentrer sur les cours. Mille questions foisonnent dans ma tête. Comment ça va se passer cette rencontre ? Qu’est-ce qu’il veut vraiment Justin ? Qu’est-ce qu’il attend de moi ? Est-ce qu’il va vouloir coucher avec moi ?
    L’idée de coucher avec un autre gars que Jérém me fout en l’air. J’ai envie de pleurer.
    Un kaléidoscope d’images défile dans ma tête.
    La petite place de Campan, le baiser sous la halle pour me retenir, l’amour dans la petite maison, son coming out devant ses potes, la balade à cheval, Jérém qui quitte le groupe de cavaliers expérimentés et qui m’attend, alors que je le suivais à allure pépére avec JP et Carine.
    Les moments de tendresse, dans la voiture, après la soirée fondue, puis en allant à Gavarnie, et sur la butte devant le cirque, devant la grande cascade.
    Ses promesses silencieuses – son attitude, son sourire doux, sa façon de me faire l’amour, de me faire sentir bien, important, unique dans ses yeux – et pourtant bien réelles.
    Mon premier voyage à Paris, quelques jours avant son anniversaire. C’était il y a presque 5 semaines. Le resto à Montmartre, la maison de Dalida, la tour Eiffel, la balade le long de la Seine, son petit studio, l’amour, les câlins, la tendresse, et son regard amoureux, son attitude de p’tit gars amoureux.
    Et encore le bisou dans le train, ses mots « Avant de te rencontrer, je ne savais pas ce que c’était d’être heureux. Et pour ça, tu es quelqu’un de très spécial pour moi. Tu vas me manquer, ourson… ».
    Je ne peux pas faire ça a mon P’tit loup… Ourson ne peut pas faire ça à P’tit loup, non.
    Ourson. Ce petit mot était à mes oreilles et à mon cœur le symbole de notre complicité, de la profonde tendresse, de l’amour qui nous unissait. Depuis combien de temps il ne m’a pas appelé ainsi ? Est-ce que je suis toujours son « ourson » ?

    Midi arrive, et je n’ai même pas faim. A deux heures, à la fin du dernier cours, je ne sais toujours pas ce que je vais faire. Au fond de moi, je n’ai pas envie d’aller à ce rendez-vous. Je ne veux pas coucher avec un autre gars pour me consoler de ma déception et de ma tristesse. Je veux continuer à croire qu’entre Jérém et moi il y a un avenir.
    Mais est-ce vraiment un rancard ? Un plan ? Peut-être que Justin veut juste sympathiser et qu’il n’envisage rien de sexuel. Au fond, d’après la conversation que j’ai capté avec le contrôleur du bus, il est hétéro.
    A deux heures trente, je suis chez moi.
    Je regarde mon tel. Il est toujours sans message de Jérém depuis presque une semaine.
    A 14h45, j’ai essayé de le rappeler. Je sais bien qu’il y a encore moins de chances qu’il décroche à cette heure que le soir. Mais j’ai besoin d’entendre sa voix. Je me dis que s’il décrochait, si on pouvait se parler, je pourrais facilement renoncer au rendez-vous avec Justin, et sans regrets.
    Je laisse sonner une, deux, trois, plusieurs fois. Mais ça sonne dans le vide, et je finis par tomber sur le répondeur. Sa voix mâle même enregistrée me fait vibrer. Car dans son timbre je retrouve son petit accent toulousain, l’intonation de sa voix, et cette assurance de façade cachant sa vulnérabilité. J’ai envie de lui dire tant de choses. Et pourtant, je n’arrive à décrocher un seul mot. Je raccroche juste avant d’éclater en sanglots.

    A 15 heures, je suis à l’abribus, et j’attends fébrilement l’arrivée de Justin.
    Ce dernier arrive un instant plus tard, en lâchant un grand sourire qui me met du baume au cœur.
    « Salut » je lui lance en premier.
    « Salut, Nico. Ça va depuis ce matin ? ».
    « Oui ça va, et toi ? ».
    « Oh, moi ça va, je ne bosse pas aujourd’hui, tu sais… et toi, ta matinée de cours ? ».
    « Bien, bien ».
    « Tu as déjeuné ? ».
    « Oui ».
    « Ça te dit d’aller prendre un café ? ».
    « Avec plaisir ».
    Et alors que je m’attends à ce qu’il m’invite prendre le café chez lui, Justin m’indique un bar pas loin de l’abribus.
    « Alors, c’est quoi exactement tes études ? ».
    Je passe un agréable moment à discuter avec ce charmant garçon. Il est drôle et attachant plus encore que je me l’étais imaginé. Il est aussi bienveillant, curieux, et d’une gentillesse touchante.
    Vraiment, son attitude, sa façon d’être me font penser à Stéphane.
    Au fil de nos échanges, je sens qu’un agréable petit jeu de séduction se met peu à peu en route d’une part et d’autre. C’est tellement magique de sentir que son propre charme est toujours en toujours en mesure de faire de l’effet. Le gars est tellement adorable que je décide de me laisser aller, de me laisser porter par le destin.
    J’adore ce moment, ces premiers instants d’une rencontre où l’on se trouve confrontés au mystère qu’est l’existence d’un mec inconnu, un mystère qui intrigue, qui impressionne et qu’on a envie de percer à jour. Sans se rendre compte que c’est exactement l’existence de ce mystère, promesse d’infinis bonheurs, qui rend l’autre attirant à nos yeux.
    J’adore l’instant où la séduction s’engage par petites touches, où elle flotte dans l’air, comme une sorte de petite électricité. Cet instant où tout est possible encore, un oui tout autant qu’un non, comme l’attente des résultats d’un examen.
    Et pourtant, en même temps que cette séduction s’installe, que mon attirance pour Justin se confirme et s’envole au fil de nos échanges, et que je sens grandir l’impression que le gars aussi semble sensible à mon charme, je sens monter en moi une angoisse qui me fait flancher.
    Je ne sais pas si j’ai envie de faire du charme à Justin. Je ne sais pas si j’ai envie qu’il m’en fasse. Je me sens mal à l’aise. Je culpabilise. Je ne me sens pas à ma place. Je ne sais pas ce dont j’ai envie. Je ne sais pas pourquoi j’ai accepté ce rendez-vous. Peut-être que j’ai juste besoin d’un ami, d’un confident qui sache me comprendre comme seul un gay peut le faire.
    Mais je ne suis pas dupe, et je sais que d’un moment à l’autre il va falloir découvrir nos intentions. Je sens que les siennes sont de plus en plus claires. Ses regards ne trompent pas.
    Peut-être que je devrais partir avant que ça aille plus loin. Je n’ai pas envie d’avoir à lui dire « non ».
    Petit à petit, les sujets de conversation se font plus intimes.
    « Alors, Nico, tu es célibataire ? ».
    « Je vis une histoire compliquée ».
    « Ah, je connais ça ».
    « Avec Alice ? ».
    « Comment tu sais pour Alice ? ».
    « Un jour je t’ai entendu discuter avec ton pote, le contrôleur dans le bus ».
    « Ah, oui, Bruno. Alice est une nana super, mais je ne peux pas la rendre heureuse » il joue cartes sur table « J’ai préféré la quitter pour lui laisser la chance de rencontrer un gars qui fera son bonheur ».
    « Tu n’étais pas amoureux d’elle ? ».
    « J’étais bien avec elle. Enfin, je veux dire, je m’entendais bien avec. Mais je n’avais pas envie d’elle ».
    « Je n’ai plus envie d’aucune Alice dans ma vie » il ajoute « car je sais depuis bien longtemps qu’aucune Alice ne fera l’affaire. Mais jusqu’à il y a pas longtemps, j’ai voulu faire comme les potes, j’ai voulu être normal, j’ai voulu éviter la honte, pour moi, pour mes proches. C’était con. Ça fait dix ans que je passe à côté de ma vie ».
    « J’ai longtemps été amoureux d’un camarade de lycée » il me raconte « Et nous avons fini par coucher ensemble pendant l’année de terminale. Et ça a même continué pendant deux ans après le bac. Il avait une copine, moi aussi. Il avait emménagé avec la sienne, mais Alice n’habitait pas chez moi. A chaque fois qu’il y avait un match de foot ou de rugby, on le regardait chez moi. J’ai pris l’abonnement au satellite exprès pour qu’il y ait plus de soirées sport. Et à chaque fois, il me laissait le sucer pendant qu’il regardait le match. Il n’a jamais voulu aller plus loin ».
    « Et c’est le seul gars ? ».
    « Non, il y en a eu d’autres. Quelques rencontres d’un soir. Une fois je suis tombé amoureux d’un gars. C’était il y a un an, et c’est là que j’ai quitté Alice. Mais ça n’a pas duré. Le gars a déménagé à l’autre bout de la France. Et les histoires à distance, ça ne marche pas ».
    « Et toi, en quoi elle est compliquée ton histoire ? » il me questionne dans la foulée, alors que je réfléchis au fait que cette histoire de sexe avant le bac, ainsi que l’éloignement de l’être aimé fait écho à ma propre vie.
    « Pareil que toi, relation à distance ».
    « Nico… » fait-il en frôlant mes doigts avec les siens, me regardant les yeux dans les yeux, un instant pendant lequel je sens qu’un point de non-retour est en train de se présenter devant moi. J’ai le cœur qui bat la chamade.
    « J’ai envie de t’embrasser » je l’entends me glisser discrètement.

    Quelques minutes plus tard, je suis dans son appart, situé à quelques rues de ma tanière. Il me fait installer sur le canapé, comme Stéphane.
    Justin m’apporte une bière, il s’installe sur le canapé à côté de moi et nous buvons en silence.
    « Tu es vraiment timide, Nico… ».
    « Oui… désolé ».
    « Moi aussi, je le suis. Au fait, tu as quel âge ? 19 ? 20 ? ».
    « Dix-neuf depuis pas longtemps. Et toi ? ».
    « Vingt-quatre ».
    La somme de nos timidités produit très rapidement un silence coriace.
    « J’ai regretté que le chantier du mois d’octobre se termine » il finit par me lancer.
    « Pourquoi ? ».
    « Parce que j’aimais bien te croiser le matin ».
    « Moi aussi, j’aimais bien ».
    « Mais je n’arrivais pas à comprendre si je t’intéressais ».
    « Je te trouve très attirant ».
    « Tu me regardais, mais comme tu fuyais mon regard, je ne savais pas trop ».
    « Désolé, je suis maladroit. Tu me plaisais mais j’étais heureux avec mon mec, je ne voulais pas le tromper ».
    « Et maintenant, tu en es où avec lui ? ».
    « Je ne sais pas, je crois nulle part ».
    Et là, tout comme l’avait fait Stéphane quelques mois plus tôt, Justin pose sa bière sur la table basse. Puis, avec un geste plein de douceur il attrape la mienne, et il la pose à côté de la sienne.
    « Tu sais, Nico » il me chuchote, tout en prenant ma main entre ses paumes chaudes « ce matin j’ai pris le bus exprès pour essayer de te revoir. Parce que j’avais très envie de te revoir. J’ai souvent pensé à toi ces dernières semaines ».
    « Moi aussi j’ai souvent pensé à to… ».
    Je n’ai pas le temps de terminer ma phrase que je sens ses lèvres se poser sur les miennes. Et c’est terriblement bon.
    Justin m’enserre dans ses bras et le contact avec son corps est un bonheur inouï. C’est tellement plaisant et réconfortant que j’ai envie de pleurer de bonheur. Depuis plus d’un mois je n’ai pas ressenti la sensation d’un corps masculin contre le mien et je réalise à cet instant à quel point cela me manque.
    Mais j’ai aussi envie de pleurer de désespoir, car c’est l’étreinte des bras et le contact avec le corps de Jérém qui me manquent.
    C’est là que quelque chose de produit dans ma tête. Au gré des mouvements, je sens ma chaînette glisser sur ma clavicule. Un frisson intense, mais discordant des frissons d’excitation que Justin est en train de m’offrir avec ses câlins, parcourt mon corps de fond en comble. « Comme ça, je serai toujours avec toi » m’avait dit Jérém, en passant cette chaînette autour de mon cou. Et c’est vrai, je sens qu’il est là avec moi.
    Je ne peux pas faire ça. Je ne peux pas lui faire ça. Ourson ne peut pas faire ça à P’tit loup, non, non, non. Je n’ai pas envie de coucher avec un autre gars. Je me dis que dès le moment où j’aurai couché avec un autre gars, ce truc spécial qu’il y a entre Jérém et moi sera foutu. Il n’y aura plus d’Ourson ni de P’tit loup. Je ne veux pas nuire à la trajectoire qui fait se côtoyer nos destins.
    Et je réalise à cet instant que fantasmer sur les mecs est une chose, passer à l’acte en est bien une autre.
    Justin est adorable et très câlin. Ses baisers, sa douceur semblent annoncer un amant tendre et attentionné.
    Mais toute sa tendresse ne pourra pas me faire oublier ma détresse. Car il y a un seul gars sur cette Terre qui peut soigner ma tristesse, et c’est celui qui l’a provoquée.

    Only the one who hurt you can confort you/Seul celui qui te blesse peut te reconforter
    Only the one who inflicts the pain can take it away/Seul celui qui inflige la souffrance, peut l’éloigner

    Ce couplet d’une chanson de Madonna résonne dans mes oreilles et dans ma tête dans son extrême lucidité.
    Non, je ne peux pas faire ça à Jérém. Je ne peux pas faire ça aux promesses de Campan et à celles de mon premier voyage à Paris. Je n’aurais pas dû accepter ce rendez-vous. Je ne suis pas prêt pour ça.
    Et je ne veux pas non plus coucher avec Justin juste pour me consoler de ma déception et de ma tristesse vis-à-vis de Jérém. Ce serait aussi incorrect vis-à-vis de Justin.
    J’ai de plus en plus de mal à faire taire cette voix intérieure qui ne cesse de marteler : « Qu’est-ce que je fous ici ? Qu’est-ce que je suis en train de faire ?
    Soudain, je me lève du canapé presque d’un bond.
    « Qu’est-ce qui se passe ? » j’entends Justin me questionner, le regard à la fois inquiet et interrogatif.
    « Je suis désolé… Je ne peux pas ».
    « Je ne te plais pas ? ».
    « Si, si, bien sûr que tu me plais, tu me plais beaucoup même, tu es un très beau gars ».
    « Qu’est-ce qui ne va pas alors ? ».
    « Je ne suis pas prêt, désolé ».
    Je suis conscient que je viens de faire n’importe quoi. Et pourtant, à cet instant j’ai envie de partir loin de là, loin de la tentation. J’ai envie de me retrouver seul chez moi, de rappeler Jérém, car je sais, j’en ai la conviction absolue, que je vais trouver les mots justes et forts pour lui faire comprendre à quel point on serait heureux si on se retrouvait dès ce week-end.
    « Je suis désolé… » je lui lance une nouvelle fois, honteux.
    « Ne t’excuse pas, Nico. Tu es amoureux de ce mec, et tu n’es pas encore prêt à franchir ce pas ».
    « Je n’aurais pas dû venir ».
    « Moi j’ai bien aimé faire ta connaissance. Et j’ai bien aimé ces quelques câlins ».
    « Je vais y aller » je fais, en essayant de fuir mon malaise.
    « D’accord. Bonne soirée, Nico ».
    « A toi aussi ».
    Je suis en train de partir, lorsque Justin me lance :
    « Maintenant tu sais où j’habite, si un jour tu as envie de câlins ou juste de parler, tu sais où me trouver ».

    En partant de chez Justin, je ne me sens pas bien. Je suis content d’avoir tenu bon, même si je m’en veux d’avoir failli craquer. Je m’en veux d’avoir donné des illusions à Justin et de l’avoir planté comme ça.
    En marchant vers mon studio, je prends une décision radicale.
    Je ne peux plus attendre. J’ai besoin de revoir Jérém.
    Je me dis que si vraiment son attitude est la même qu’avant notre clash en août, Jérém attend peut-être la même chose qui l’a fait réagir à ce moment-là. A savoir, que je lui montre mon caractère, que je le fasse réagir, que je lui montre ma présence. Jérém a peut-être besoin de quelqu’un qui le secoue, et en même temps de quelqu’un sur qui s’appuyer.
    Jérém m’a fait un magnifique cadeau en venant me voir de façon inattendue à Bordeaux. Et la meilleure des choses à faire est peut-être de faire la même chose pour lui, débarquer chez lui pour lui montrer que tout est possible.
    Je pense que c’est de ça dont a besoin, qu’on lui prouve que rien n’est impossible. Il a besoin que je le lui prouve. Même s’il ne va évidemment pas l’admettre ni me l’avouer.
    Si je ne fais rien, ce sera l’éloignement assuré. Si je vais le voir, j’ai peut-être une chance de changer le cours de notre histoire. Au fond, je pense que Monica a raison. Et si ça ne marche pas, alors c’est qu’il n’y avait vraiment rien à tenter.
    En amour, on ne sait jamais ce qui est bon ou mauvais. En amour, seul compte ce que l’on ressent au plus profond de soi.

    Vingt-quatre heures plus tard, le vendredi 16 novembre 2001, six mois jour pour jour après notre première révision de maths dans l’appart de la rue de la Colombette, je suis dans le TGV qui m’amène à Paris pour retrouver Jérém, à son insu. Je vais lui faire une surprise, même si elle est un peu « contre son gré ». Car dans son discours, Jérém ne tient pas vraiment à que je le rejoigne à Paris. Mais au fond de moi, je pense que ça pourrait quand-même lui faire plaisir.
    Dans ce TGV, je devrais me sentir comme le gars le plus heureux de la Terre, je devrais me réjouir du fait que dans quelques heures je serai dans les bras de mon Jérém.
    Les dés sont jetés, j’espère vraiment ne pas me faire jeter. Et, pourtant, au fond de moi, j’ai peur de sa réaction en me voyant débarquer à l’improviste.
    En fait, depuis un certain temps, et sans que je le sache, pas mal de dés ont été jetés dans ma vie. L’avenir me dira quelles facettes le destin aura choisi de faire ressortir.


     


    38 commentaires

  • Dans le train qui me ramène de Paris à Bordeaux, un gars plutôt charmant semble s’intéresser à moi. Il est accompagné par un chiot labrador sable dont l’adorable tête dépasse par moments du haut d’un grand sac.
    Pourquoi ce genre d’occasion ne m’est pas arrivé un an plus tôt, quand j’étais encore célibataire ?
    Peut-être pour ne pas dévier de ma trajectoire de vie qui m’a conduit vers Jérém.
    Pourquoi cela m’arrive-t-il maintenant ?
    Peut-être que cela arrive pour me mettre à l’épreuve, pour tester la solidité de mon amour pour Jérém.
    Il faut à tout prix que je tienne bon.
    Lorsque le train s’arrête en Gare St Jean, je décide de rester le nez plongé dans mon bouquin jusqu’à ce que le gars quitte la rame, qu’il s’éloigne, rendant impossible tout contact ultérieur, toute tentation ultérieure.
    Mais en partant, le gars me glisse un petit mot griffonné sur une page blanche arrachée au livre qu’il était en train de lire.
    Et ce n’est qu’au bout de nombreuses, longues secondes que, les mains tremblantes, j’arrive enfin à déplier le petit papier et à en lire le contenu.
    « Tu me plais beaucoup. Benjamin 06 19 65…. PS : le chiot s’appelle Simba ».

    [Oui, je sais, à l’origine le gars du train ne s’appelait pas Benjamin. Mais j’ai finalement décidé de l’appeler ainsi, donc à partir de maintenant le gars du train ce sera Benjamin, lol]

    Je replie le papier, je reste scotché à mon siège, le corps secoué par des décharges d’adrénaline successives, incapable de faire le moindre mouvement, observant hagard les derniers passagers quitter le train. Je n’arrive pas à croire que le gars ait osé ça, j’ai dû rêver. Je rouvre le papier, mais les mots sont bien là, noir sur blanc.
    « Tu me plais beaucoup. Benjamin 06 19 65…. PS : le chiot s’appelle Simba ».
    J’ai bien lu, je n’ai pas rêvé.
    Le wagon est désormais complètement vide lorsque j’arrive enfin à me décider de me lever et de le quitter à mon tour.
    En me levant, en marchant, le souvenir des coups de reins de Jérém se manifeste très vivement. Ah putain, qu’est-ce que c’était bon ! Ce sont des courbatures qui me rappellent, si besoin était, que non seulement je suis fou amoureux de ce gars, mais que le sexe avec lui est vraiment magique.
    Et pourtant, en descendant du train, je ne peux m’empêcher de chercher Benjamin du regard. Des sentiments contradictoires s’entrechoquent dans ma tête. J’ai à la fois peur et envie qu’il soit parti ou qu’il m’attende quelque part. S’il était encore là, je voudrais aller le voir et lui dire que je suis flatté par sa proposition, mais que je ne suis pas célibataire et que je ne pourrais pas aller plus loin avec lui. Je voudrais dissiper tout malentendu. Certes, je n’ai pas pu m’empêcher de le mater dans le train. Mais ça s’arrête là. Est-ce que je saurais être si fort ?
    Mais Benjamin a disparu, il a continué son chemin. Il m’a peut-être attendu pendant quelques instants, mais ne me voyant pas descendre, il a tracé sa route.
    Mais, à l’instar du Petit Poucet, il a laissé derrière lui une dizaine de « petits cailloux numériques » pour que je puisse le retrouver. Pour la première fois de ma vie, la balle est entièrement dans mon camp. C’est une sensation à la fois grisante et effrayante.
    Dans le bus qui me conduit près de mon studio, j’ai l’impression de planer. Se sentir désiré fait vraiment l’effet d’une drogue. J’ai encore du mal à réaliser qu’il me suffirait de composer les dix chiffres griffonnés sur le petit papier pour retrouver ce un gars que je trouve très sexy, et peut-être coucher avec lui ce soir même.
    Mais je ne le veux pas. Car je ne veux pas tromper Jérém.
    Je comprends enfin ce que doit ressentir bien souvent mon bobrun. Le fait de se sentir désirés nous place sur un plan incliné et savonné qui, si on n’y prend pas garde, nous ferait très facilement glisser vers des tentations dangereuses.
    La meilleure des choses à faire, la plus définitive et la plus sûre, est de jeter le petit papier, tout de suite, avant de le rouvrir une nouvelle fois et de risquer d’imprimer dans ma mémoire, très portée sur les chiffres, la fameuse séquence pour le joindre.
    Allez, jette ce papier, Nico ! Pense à cette fameuse trajectoire qui t’amène vers Jérém, elle est belle mais fragile, surtout ne fais rien qui pourrait la dévier !
    D’un autre côté, l’idée de jeter le papier sans donner aucun signe me paraît indélicate. Benjamin semblait bien s’intéresser à moi. Et comme je l’ai maté à mon tour, il s’est dit que c’était réciproque, et il s’attend à ce que je le rappelle. Peut-être que je devrais lui envoyer un message pour lui expliquer que je ne tromperai pas le gars que j’aime.
    Oui, je trouve très excitant le fait d’avoir avec moi le sésame pour joindre un gars charmant. Mais à bien regarder, ce que je trouve grisant par-dessus tout, c’est l’idée même d’avoir la possibilité de décider quoi faire de cette proposition, de pouvoir faire pencher la balance dans un sens ou dans l’autre.
    Puis, soudain, quelque chose se passe dans ma tête. Les souvenirs des moments magiques avec Jérém à Paris, la balade à Montmartre, ses câlins, ses mots adorables remontent à ma conscience. Et je me dis que je suis tellement bien avec lui.
    Alors, non, c’est décidé, je n’appellerai pas Benjamin. Je ne vais pas ramener le petit papier chez moi. Je ne vais pas non plus lui écrire un sms pour lui dire que je suis touché par son invitation mais que je ne peux pas l’accepter. Je renonce à cette politesse parce que je me dis que dès le premier message envoyé, il aura mon numéro et ce sera la porte ouverte à la tentation, au danger. La tentation doit être extirpée à la racine si on veut s’en débarrasser pour de bon.
    Alors, en arrivant à l’abribus, je déchire enfin le petit papier et je jette les confettis dans une poubelle juste à côté.
    Je viens de faire ce que j’estime juste et je ressens comme un soulagement. Je sais que j’ai fait le bon choix. Je me sens plus fort. Jérém me semble moins lointain. Dans deux jours c’est son anniversaire, je pourrai le lui souhaiter sans avoir ce truc dans la tête.
    En rentrant chez moi, j’envoie un message à Jérém.
    « Bonne nuit mon chéri ».
    Ce soir, je me sens bien, car je suis bien avec moi-même

    Le lendemain, au réveil, mes courbatures sont toujours là, et elles sont bien plus vives que la veille. J’ai demandé à Jérém de ne pas me ménager, de me tringler avec toute la puissance dont il était capable, j’en ai eu pour mon « argent ». Je voulais amener avec moi le souvenir de ses coups de reins, je n’ai pas été déçu.
    Je retrouve la fac et les cours avec bonheur, car cela m’aide à me changer les idées. Ma « petite bande » est au grand complet. Raphaël est toujours aussi pétillant et taquin, Monica toujours aussi souriante, Fabien toujours aussi sarcastique. Quant à Cécile, j’ai l’impression qu’elle est de plus en plus proche de moi et collante vis-à-vis de moi. Raphaël a vu juste, elle me kiffe. Je ne peux pas la laisser plus longtemps se faire des illusions.
    Le problème c’est que je ne sais pas comment faire. J’ai peur qu’elle le prenne mal. Ne connaissant pas grand-chose à la psychologie humaine, et encore moins à la psychologie féminine, je décide de prendre un avis d’expert. Ou d’experte, plus précisément. Je sais à qui demander, il faut juste que je trouve le moment pour lui en parler discrètement.
    La chance me sourit en fin d’après-midi, pendant la demi-heure d’attente avant le dernier cours, cours que Monica et moi sommes les deux seuls de notre bande à suivre.
    « Je voulais te demander un conseil » je la branche.
    « Oh là » elle se marre « Je ne sais pas si je serai en mesure de te répondre, mais dis toujours ».
    « Raphaël m’a dit que Cécile en pince pour moi ».
    « C’est vrai, elle m’en a même parlé ».
    « Elle t’a dit quoi ? ».
    « Elle te trouve très sympa et très gentil. Et tu lui plais beaucoup ».
    C’est étonnant d’entendre à nouveau cette formule. Alors qu’une autre version de la même formule, écrite sur une page de livre arrachée par un gars qui me fait vraiment envie, brûle dans ma poche depuis le matin et accapare une grande partie de mes pensées.
    « Ah… ».
    « Tu as l’air surpris… ne me dis pas que tu n’as pas vu qu’elle s’est rapprochée de toi… ».
    « Si… si… mais… ».
    « Mais elle ne te plaît pas ? ».
    « Ce n’est pas la question ».
    « Tu veux dire quoi ? ».
    « Je veux dire que… je ne suis pas vraiment intéressé par les filles. Pas de cette façon-là du moins ».
    « Ah, tu veux dire que tu es gay ? ».
    « Oui, je suis gay ».
    « C’est vrai qu’à un moment j’ai eu l’impression que tu regardais beaucoup Raphaël ».
    « Et comment ! Je le trouve sexy à mort ».
    « Ah bah, moi aussi ».
    Je souris intérieurement de la nouvelle complicité que ce coming out vient d’ouvrir entre Monica et moi. Permettre aux autres de mieux nous connaître est très utile pour tisser des liens. L’amitié se bâtit plus solidement sur du vrai que sur des apparences.
    « Par contre j’aimerais autant qu’il ne le sache pas pour l’instant » je tiens à préciser.
    « Pourquoi, tu as des vues sur lui ? ».
    « Non, pas du tout, je sais qu’il aime les nanas et qu’il ne se passera jamais rien entre nous. De toute façon, je ne suis pas célibataire. Mais je ne le connais pas assez pour prévoir sa réaction ».
    « Ah, ok, c’est vrai que parfois les mecs peuvent être cons avec ça ».
    « Je le lui dirai probablement un jour, mais ça ne presse pas. Si j’ai voulu t’en parler, c’est parce que tu me sembles une nana très ouverte d’esprit, pour qui ce genre de choses n’est qu’un fait comme un autre… ».
    « Tu as vu juste. Je pense que chacun a le droit d’être heureux comme il l’entend. Et bien évidemment cela ne change rien à notre amitié ».
    « J’étais sûr que tu réagirais de cette façon. Maintenant, puisque nous sommes toujours potes, j’ai besoin de tes lumières ».
    « Tu me flattes… » elle se marre.
    « Comment dire ça à Cécile sans trop la blesser, si elle en pince pour moi ? ».
    « Tu ne peux pas. Tu vas forcément la blesser. Mais elle s’en remettra. Mais tu dois le lui dire au plus vite. Plus tu laisses couler, plus la claque que tu vas lui mettre va lui faire mal ».
    « Oui, mais comment je vais m’y prendre ? Je veux dire… j’attaque frontalement en lui disant : bonjour, Cécile, j’ai quelque chose à te dire : je suis gay ? ».
    « Mais non, voyons. Il faut être plus subtil. Commençons par le commencement. Tu as quelqu’un si j’ai bien compris… ».
    « Oui ».
    « Et c’est sérieux ? ».
    « Je crois, oui ».
    « Comment il s’appelle ? ».
    « Jérémie ».
    « Tu l’as vu ce week-end ? ».
    « Oui, à Paris ».
    « A Paris ? ».
    « Oui, il est joueur de rugby pro au Racing ».
    « Ah, tu caches bien ton jeu, petit filou. Tu te tapes un rugbyman ! ».
    Ses mots me font sourire.
    « C’est ça, et pas le plus moche non plus ! ».
    « Veinard, va. Et ça se passe bien entre vous ? ».
    « Oui, je l’aime ».
    « Alors, dès demain, parle à Cécile de ton week-end à Paris avec Jérémie. Et profites en pour lui glisser à quel point tu es bien avec ce gars. Elle va finir par comprendre et te poser des questions. Répondre à des questions ce sera plus facile que d’avoir à donner des explications à l’aveugle ».
    « Et si elle ne pose pas de questions ? Si elle fait juste la gueule ? Tu le sais comme moi, elle n’est pas du genre bavard… ».
    « Eh, bien, tu lui dis carrément que tu es avec ce gars et que tu es heureux avec lui ».
    « Ça paraît simple ».
    « Ne te casse pas la tête. Sois toi-même et tout se passera bien ».

    De retour à l’appart, je croise Albert et Denis dans la petite cour au sol rouge.
    « Alors, ce week-end parisien ? » me questionne ce dernier.
    « Fabuleux ».
    « Les retrouvailles ont dû être bien chaudes ? ».
    « Je ne vous le fais pas dire ».
    « A votre âge, c’est matin, midi et soir, sans compter les en-cas… heureuse jeunesse… » fait Albert « En tout cas, je suis content pour toi, pour vous. Et tu as pu voir un peu les mecs avec qui il traîne ? » ajoute Denis.
    « Oui, on est sortis en boîte avec ses co-équipiers ».
    « C’est important ça, avoir un œil sur son entourage ».
    « Il m’a présenté comme son cousin ».
    « Il doit être sur le qui-vive pour ne pas se faire remarquer ».
    « Ouais… ».
    « Il ne faut pas lui en vouloir, le rugby, comme tout l’univers du sport, n’est pas un monde très tolérant ».
    « Je sais, et je le comprends ».
    « Alors, il a tenu bon ton rugbyman ? ».
    « Je crois, oui. Il m’a dit qu’il ne veut pas aller voir ailleurs ».
    « Et je suis sûr qu’il le pensait vraiment à l’instant où il te l’a dit » commente Albert « Mais avec le temps et la distance ce vœu va perdre de sa solennité. Il finira par craquer. Tant que vous êtes loin l’un de l’autre, tu ne pourras pas l’en empêcher. Mais tant que vous êtes bien ensemble, des petits égarements ne vous feront pas oublier que vous êtes spéciaux l’un pour l’autre. Mais il faut faire gaffe ».
    « Je lui ai dit de se protéger au cas où ».
    « Tu as bien fait. C’est le plus important. Tu vois, Nicolas, Denis et moi on en est passé par là et on est toujours ensemble après tant d’années. Je pense même que c’est l’une des raisons qui ont fait que nous sommes toujours ensemble ».

    « Ourson ».
    C’est dingue comme ce simple petit mot, prononcé sur un ton plein de tendresse, a le pouvoir de me donner le frisson d’une caresse. Et d’apaiser toutes mes angoisses. Qu’est-ce que j’ai bien fait de jeter le petit papier de Benjamin !
    « Tu me manques p’tit loup ! ».
    « Toi aussi tu me manques ».

    Mardi 16 octobre 2001.

    Le lendemain, je me réveille de très bonne heure. Car c’est le grand jour. Aujourd’hui, mon Jérém a 20 ans. Comment je voudrais passer cette journée, ou du moins la soirée, avec lui !
    En remuant dans mon lit, je retrouve encore et toujours l’écho de ses coups de reins imprimés dans ma chair. C’est terriblement excitant. Ma trique du matin s’en trouve décuplée. Je ne peux m’empêcher de me branler en pensant à nos ébats, au plaisir de l’avoir en moi, et d’être en lui. Je jouis et je me rendors brièvement.
    A 7 heures pétantes, je lui envoie un sms.
    « Bon anniversaire chéri ».
    Je pars à la douche, je prends mon petit déj, tout en guettant mon téléphone. Je quitte l’appart, je me dirige vers l’abribus, lorsque le son de notification de messages de mon portable retentit.
    « Merci ourson ».
    « Je ne pourrais jamais oublier ça ».

    En cours, Cécile continue sur sa lancée. Ses regards sont de plus en plus caressants, son attitude de plus en plus claire et gênante pour moi. Je veille à ne jamais rester seul avec elle, de peur qu’elle se lance à me déclarer sa flamme avant que je ne trouve le moyen de l’éteindre.
    S’il est bien vrai que se sentir désiré est toujours flatteur, même par une nana (et là aussi, je comprends Jérém), sentir « de près » le désir de Cécile est limite angoissant. Car j’ai peur de la faire souffrir et je ne veux pas ça.
    La journée passe sans que j’aie trouvé le moment et l’occasion de prendre Cécile entre quatre yeux et lui parler.
    Le coup de fil du soir de Jérém me fait un bien fou. Du moins le début. Car il se conclut assez vite, et sur une note qui ne me réjouit pas vraiment. Ce soir mon bobrun n’a pas trop le temps, car ses potes ont prévu une soirée pour fêter son anniversaire.
    La distance est une sale bête quand on aime. Je pense à la distance physique, mais aussi à la distance sociale. Si j’étais à Paris, qu’est-ce qu’il choisirait ? De fêter son anniversaire avec moi ou avec ses potes ? Est-ce que j’aurais ma place dans ce jour spécial ?
    Est-ce que si j’habitais Paris et que nous pouvions nous voir au quotidien, il accepterait de m’avoir régulièrement à ses côtés ? Qu’en penseraient ses potes ? Comment vivre une vie épanouie quand on est condamnés à rester discrets ?
    A Paris, Jérém a tout à prouver. Qu’il est un bon joueur, qu’il est un bon pote, et qu’il est hétéro. La pression sur ses épaules est énorme. J’ai peur que tout cela ait comme résultat de le pousser à vouloir à nouveau se conformer, à garder les apparences, à faire comme les autres. A me laisser moins de place dans sa vie. J’ai peur que la nouvelle vie de Jérém ne facilite en rien notre histoire.
    Mais putain, pourquoi être gay doit-il être si compliqué ? En quoi ce que nous ressentons l’un pour l’autre concerne ses potes, ses co-équipiers, la direction de l’équipe, les supporters ? Est-ce qu’un jour nous pourrons vivre enfin tranquilles ?

    Le lendemain, mercredi, je retrouve le bel inconnu du bus. Et je le retrouve plus sexy que jamais. Car il s’est rasé la barbe, ce qui change pas mal son visage, et plutôt à son avantage. Je le trouvais déjà très sexy avec barbe. Mais sans, il est carrément mignon, plus encore que je ne le croyais.
    Et contrairement à certains mecs pour qui ce changement de look change vraiment tout (certains mecs sont canons sans barbe, mais beaucoup moins avec ou l’inverse), lui les deux looks lui vont bien. La barbe ça lui donne un côté viril un brin macho, et sans barbe il fait plus timide, plus doux.
    En arrivant à l’arrêt du bus, il me lance son plus beau « bonjour », accompagné d’un grand sourire. Et là, une nouvelle surprise m’attend. Le gars me tend la main et serre la mienne dans une bonne prise de mec, à la fois ferme et douce.
    Le bus arrive, le gars se dirige vers le fond, et moi aussi. Il s’assied, et moi aussi, en face de lui. Je cherche en vain des sujets pour entamer une discussion, mais le gars ouvre son journal et il ne me calcule plus.

    Cécile n’est pas là aujourd’hui, ce qui me permet de suivre les cours avec une sérénité retrouvée. Néanmoins, je me dis qu’avant la fin de la semaine il faut que je trouve le moyen de régler cette affaire.
    Pendant son coup de fil du soir, Jérém me parle de sa soirée de la veille. Apparemment, il s’est bien amusé avec ses potes. Ils ont changé trois fois de boîte, ils sont rentrés aux aurores, ils ont pas mal picolé. Apparemment, c’est leur façon de fêter l’anniversaire de l’un des leurs.
    Je l’écoute parler, tout en repensant pour l’énième fois à cette histoire de nana avec qui il aurait couché ou pas le week-end avant ma venue sur Paris.
    Même si je pense qu’il a dit vrai, jusqu’à quand tiendra-t-il bon ? Est-ce que je dois vraiment me faire à l’idée d’accepter qu’il aille voir ailleurs, que ce soit par envie ou par la pression de son milieu et de son entourage ?

    Jeudi, pas d’inconnu du bus à l’horizon. Son absence me fait ressentir une certaine frustration, comme une sorte de manque. Ce petit « rendez-vous » du matin avec son « bonjour » et son beau sourire est quelque chose de rafraîchissant.
    Ce week-end, j’aimerais tellement remonter sur Paris. Mais je sais que ce n’est pas possible. Je ne peux pas y aller toutes les semaines. Déjà, mon budget ne me le permet pas. Et de toute façon, je suis certain que Jérém ne serait pas partant. Alors, je ne lui en parle même pas. Je me réserve pour le week-end prochain. Si jamais il a envie de me voir, il n’a qu’à le dire.

    Vendredi, l’inconnu du bus se pointe à l’abribus une minute après moi. Je le regarde, il me regarde, je lui dis bonjour. Et là, le type me lance un « bonjour » à son tour, agrémenté d’un super joli sourire. Genre, si je me faisais des films, je penserais qu’il est content de me voir. A nouveau il me serre la main avec fermeté.
    Hélas, comme d’habitude, une fois dans le bus, notre bonjour bien que chaleureux n’a toujours pas de suite. Je trouve une place, il reste debout, pas très loin de moi, l’épaule appuyée contre une paroi du bus, le regard plongé dans son immanquable journal sportif.
    Mais ce matin, une belle surprise m’attend. A l’un des arrêts, un contrôleur embarque dans le bus. Le mec est plutôt pas mal, les cheveux châtain clair, la petite trentaine, des beaux yeux pétillants. Et l’uniforme lui donne un cachet qui le rend craquant. En quelques minutes, la plupart des passagers sont contrôlés. Me trouvant à l’arrière du bus, je suis parmi les derniers.
    En approchant de moi, j’ai l’impression que le contrôleur lance un grand sourire dans ma direction. Je ne peux pas croire que ce sourire charmant m’est destiné. Est-ce qu’il a remarqué que je le mate et que c’est le genre de gars à qui ce type d’attention fait plaisir même venant d’un autre gars ?
    « Bonjour Monsieur » fait-il avec sa voix bien mec, chaude, ferme mais très polie, tout en saisissant le ticket que je lui tends.
    « Merci Monsieur » il conclut, en me rendant le petit bout de carton.
    Le gars continue sur sa lancée et un instant plus tard je l’entends lancer un :
    « Hey, Justin, ça faisait un bail qu’on ne s’était pas vus. Tu vas bien ? ».
    Je réalise ainsi que son beau sourire ne m’était pas destiné. En fait, le contrôleur souriait au bel inconnu du bus. Un inconnu qui n’est plus vraiment tel, car je viens d’apprendre son prénom. Il s’appelle donc Justin. Justin, très beau prénom de mec. Un prénom qui lui va très bien, je trouve.
    « Hey, Bruno, ça fait un bail ».
    Beau prénom pour le petit contrôleur aussi. La bogossitude possède la faculté de donner de l’éclat à n’importe quel appellatif.
    « Alors, qu’est-ce que tu deviens, depuis le temps ? » demande le contrôleur.
    « Bah, rien de bien folichon, toujours sur les chantiers à droite et à gauche ».
    « Et tu vas toujours au rugby ? ».
    « Oui, deux soirs par semaine et le match le week-end ».
    J’avais vu juste, c’est un sportif. Un rugbyman. Encore un.
    « Je suis jaloux. Toi et les autres potes vous me manquez. Nos bringues me manquent » fait le contrôleur.
    « Ça fait depuis combien de temps que tu as arrêté ? ».
    « Depuis un peu plus d’un an, depuis que mon fils est né. Les nuits sont tellement courtes que je cherche à m’économiser par tous les moyens. Tu verras quand ça t’arrivera avec Alice ».
    Et voilà la claque qui me pendait au nez. PAF ! Justin est hétéro ! Je m’en doutais un peu, un peu beaucoup, mais je ne peux m’empêcher de ressentir une sorte de désillusion assez cuisante.
    « Ça ne risque pas de m’arriver de sitôt » j’entends Justin répondre.
    « T’es plus avec ? ».
    « C’est compliqué en ce moment ».
    « Mais vous deviez emménager ensemble, si je me souviens bien… ».
    « Ça ne s’est pas fait ».
    « Qu’est-ce qui s’est passé ? ».
    « J’ai voulu prendre le temps. J’avais l’impression que ça allait trop vite. Et elle avait l’impression que ça n’allait pas assez vite ».
    Le bus s’arrête et je dois impérativement descendre car je suis déjà à la bourre. Sinon j’aurais bien continué le trajet pour connaître la suite de cette conversation qui m’aurait peut-être permis d’apprendre des choses intéressantes sur le beau Justin.

    Ce vendredi, le dernier cours se termine à 15 heures. Et alors que Monica, Raphaël et Fabien s’empressent de partir, Cécile me propose de réviser dans une salle libre pour reprendre certains points du dernier cours de géodynamique qu’elle a du mal à assimiler. Sur le coup, je me sens pris au dépourvu. Car je ne me sens pas vraiment prêt à m’ouvrir à elle. Mais très vite, je me dis que l’occasion que je cherchais pour lui parler seul à seul se présente enfin. De toute façon, je ne serai jamais vraiment prêt. Alors autant y aller.
    Dans la petite salle, nous ne sommes que tous les deux. J’essaie de reprendre les points clés des derniers cours de géodynamique, mais j’ai du mal à me concentrer. Je sens sur moi le regard lourd de Cécile et cela me met mal à l’aise.
    Bizarrement, cette première révision m’en rappelle une autre, avant le bac, avec Jérém, dans son appart de la rue de la Colombette. Lors de cette première révision toulousaine, j’étais tout autant incapable de me concentrer qu’aujourd’hui, et toujours à cause d’un regard charmeur. A une différence près. Le malaise de jadis était la conséquence d’un désir brûlant. Alors que l’actuel n’est que le résultat de la peur de décevoir et de blesser.
    Minute après minute, alors que je survole mes notes sans vraiment m’y attarder, mon malaise ne fait que grandir. J’entends mes mots comme venant de l’extérieur, comme s’ils sonnaient faux.
    A un moment, alors que je suis en train de corriger une note sur le carnet de Cécile, cette dernière pose une main sur la mienne. Je suis comme tétanisé. Instinctivement, je me tourne vers elle. Son regard plonge dans le mien, ses grands yeux un peu tristes semblent vouloir happer mon esprit, et lire en moi quelque chose qui n’existe pas.
    Nos visages ne sont qu’à quelques centimètres. Je ne sais pas quoi faire, comment réagir. Cécile finit par claquer un baiser sur mes lèvres figées. Un baiser que je ne peux pas, je ne veux pas lui rendre. Un baiser qui est suivi d’un deuxième, puis d’un troisième. Mais mes lèvres restent immobiles.
    Car je ne ressens rien. Pour la première fois de ma vie je viens d’embrasser (ou plutôt de me faire embrasser par) une nana et je ne ressens absolument rien. Si j’avais encore des doutes au sujet de mon orientation sexuelle, voilà la preuve qui fait la certitude.
    « Je suis désolée » fait Cécile, dérouté par mon manque de réaction.
    « Non, tu ne dois pas être désolée ».
    « Je ne te plais pas ? ».
    « Non, c’est pas ça… ».
    « Tu as une copine ? ».
    « Oui, enfin, non, pas vraiment… ».
    « Ça veut dire quoi, ça ? ».
    « Cécile, je ne suis pas attiré par les filles ».
    Eh beh voilà c’était pas si difficile !
    « Tu es gay ? ».
    « Oui… ».
    « Ça alors, je ne l’avais pas vu venir ».
    « Tu t’en es jamais douté ? ».
    « Non… je croyais que les gays étaient plus… ».
    « Efféminés ? ».
    « Peut-être, oui ».
    « Si tu voyais mon mec, alors, tu tomberais vraiment des nues ».
    « Il est beau ? ».
    « Ouf, plus que ça même ».
    « Tu es amoureux ? ».
    « Depuis le début du lycée ».
    « Tant mieux pour toi. Et tant pis pour moi. Pour une fois que je me sens bien avec un gars, il faut qu’il soit gay… je n’ai pas de chance ».
    « Cécile, tu es une nana très intelligente et tu es quelqu’un de bien. Tu trouveras le bon gars, mais ce gars ça ne peut pas être moi ».
    Nous essayons de recommencer à réviser, mais le malaise est installé, et nous n’y arrivons plus.
    « Je me sens un peu fatiguée » elle me lance au bout d’une poignée de minutes « je crois que je vais rentrer et reprendre tout ça demain à tête reposée.

    Je viens de quitter Cécile et je ressens enfin ma tension retomber. Je n’arrête pas de repenser à sa réaction, et au malaise que ça a créé entre nous. Je l’ai sentie bien déçue. Je n’aurai pas dû attendre jusqu’à ce baiser. Mais désormais c’est fait et je ne peux pas revenir en arrière. Au moins, je lui ai dit la vérité. Et elle va cesser de se faire des faux espoirs. Et je me suis enlevé un poids du cœur.
    Le soir, j’appelle Jérém. Il décroche mais notre conversation est écourtée à cause d’un double appel. « Nico, on m’appelle pour ce soir. Je t’appelle demain » je l’entends me sortir sur un ton plutôt pressé, avant de raccrocher.
    De suite, j’imagine que « On », ça doit être son pote Ulysse, le talonnant pour sortir.

    Une semaine après le week-end à Paris.

    Le lendemain, samedi, mon premier sms de 9h00 : « Bonjour, tu vas bien, chéri ? » reste sans réponse, tout comme celui du début d’après-midi pour lui souhaiter bon match. Pendant toute la journée, j’attends un coup de fil ou un sms qui ne viennent pas.
    En début de soirée, j’appelle ma cousine. Je lui raconte mon week-end parisien. C’était il y a tout juste une semaine, mais il me paraît déjà si loin !
    J’ai besoin de me confier, mais je n’arrive pas à lui parler de mes inquiétudes. Ça ne sort pas. Comme si le fait d’en parler les rendait plus réelles. Je n’ai pas non plus envie de l’embêter encore avec mes histoires. Entre ses problèmes d’audition suite à la catastrophe d’AZF et son mariage à organiser, elle a d’autres chats à fouetter.
    Je viens tout juste de raccrocher d’avec Elodie, lorsque je reçois enfin un sms de Jérém dans lequel il me souhaite la bonne soirée me précisant qu’il est déjà avec ses potes.
    Je passe la soirée à me balader dans Bordeaux et à cogiter. Il y a une semaine, il m’a dit qu’il ne veut pas aller voir ailleurs. Mais à force de sortir avec ses co-équipiers, ça finira par arriver. Tous ces gars sont très sollicités et ont des aventures. Pourquoi il n’en aurait pas ? Je me dis que s’il le faut, Jérém a déjà été voir ailleurs.
    Je rentre au studio peu après minuit, après une longue balade. Jérém me manque à en crever. Et je réalise que ce qui me manque le plus, au fond, c’est sa présence. Je donnerais cher, et je serais même prêt à renoncer au sexe, pour pouvoir le serrer dans mes bras ne serait-ce que pendant une heure.

    Pendant toute la journée de dimanche je n’ai pas de ses nouvelles. Je me sens seul et triste. A plusieurs reprises, j’ai envie de pleurer. Je n’ose pas trop l’appeler de peur de le déranger quand il est avec ses potes. Le problème c’est que j’ai l’impression qu’il est tout le temps avec ses potes.
    Heureusement, mes deux voisins ont la bonne idée de m’inviter à déjeuner avec eux, ce qui me change les idées pendant quelques heures.
    Le soir, sur le coup de 22 heures, à ma grande surprise, la sonnerie de mon téléphone retentit. En quelques dixième de seconde, les battements de mon cœur se tapent un sprint digne d’un avion au décollage. Ça secoue.
    « Ourson ».
    Aaaah, comment je vibre à chaque fois au son de sa voix et de ce simple mot, un tout petit mot qui contient toute la tendresse, toute notre complicité de Campan.
    « Ah, tu t’es rappelé que j’existe » je lui lance sur un ton que j’essaie de rendre taquin, mais qui doit sonner comme un reproche.
    « J’ai été très occupé ».
    Je sens au ton de sa voix que ça ne va pas très fort.
    « Le match s’est bien passé ? ».
    « Pas vraiment ».
    « Qu’est-ce qui s’est passé ? ».
    « Ça a été une cata ».
    « Vous avez perdu ? ».
    « On s’est fait dominer 12-24 ».
    Je sens dans ses mots que mon bobrun est triste et démoralisé. Alors, malgré ma propre tristesse et malgré toutes les questions qui remplissent ma tête et gonflent mon cœur, je prends sur moi et j’essaie de le réconforter.
    « Il ne faut pas t’en faire, c’est juste un match parmi d’autres. Vous en avez gagnés pas mal et vous allez en gagner bien d’autres ».
    « J’ai eu des occasions de marquer des points et j’ai tout raté ».
    « Ça ne peut pas toujours marcher ».
    « Je ne sais pas si je vais y arriver ».
    « Mais si, tu vas y arriver ».
    « Comment tu peux en être sûr ? Tu ne connais pas grand-chose au rugby ».
    « C’est vrai. Je ne connais pas grand-chose au rugby, mais je crois en toi et à ton talent ».
    « Je voudrais y croire autant que toi ».
    « Je ne suis pas le seul à y croire, tu sais ? Samedi dernier, quand j’étais au stade, j’ai entendu deux mecs derrière moi dire que toi et Ulysse vous formez un bon tandem ».
    « C’est vrai ? ».
    « Oui, ils disaient que vous allez aller loin ».
    « Aujourd’hui, Ulysse m’a donné plein d’occasions, mais j’ai tout raté ».
    « Tu feras mieux la prochaine fois. C’est en faisant des erreurs qu’on progresse. Tu débutes, tu as le temps ».
    « Ah, non, pas vraiment. Si je ne suis pas rapidement au top, l’année prochaine ils ne renouvèleront pas mon contrat ».
    « Jérém, je sais que tu vas faire une belle carrière ».
    Pendant que je parle, j’entends une voix derrière Jérém.
    « Mr Tommasi, vous pouvez partir, n’oubliez pas vos anti-inflammatoires ».
    « Merci docteur » j’entends mon Jérém répondre.
    « Nico, t’es toujours là ? ».
    « Oui, mais t’es où, Jérém ? ».
    « Je sors de l’hôpital ».
    « Qu’est-ce que tu fous à l’hôpital ? ».
    « Pendant le match, un gars m’est rentré dans l’épaule et j’ai vu des étoiles ».
    « Tu as fait une radio ? ».
    « Oui, y a rien de grave, mais ça fait très mal ».
    « Fais attention à toi, p’tit loup. Soigne-toi bien ».
    « Demain je suis excusé d’entraînement. On verra si je reprends mardi ou mercredi. De toute façon, pour ce que ça change… ».
    « Jérém ! Ne dis pas de bêtises ! Il ne faut pas t’en faire pour un match raté. Pour l’instant, tu dois te reposer. Demain tu verras les choses autrement ».
    « Tu as raison, j’ai besoin de dormir. Bonne nuit, ourson… et merci… ».
    « Merci de quoi ? ».
    « De m’avoir remonté le moral ».
    Tenter de réconforter mon Jérém me fait plaisir et me fait du bien. L’entendre dire que mes mots lui ont remonté le moral, ça me redonne confiance. J’ai l’impression que cela nous rapproche. Je pense avoir fait ce qu’il fallait.
    Même si je suis triste pour son accident, ce petit coup de fil a le pouvoir d’apaiser un peu mes angoisses. En fait, même s’il ne m’appelle pas tous les jours, Jérém pense à moi. Et il sait que je suis là et que je le soutiendrai quoi qu’il arrive. Ce soir ça ne va pas fort et il vient chercher du réconfort auprès de moi. C’est génial.

    Le lendemain matin, lundi, malgré le temps maussade, je me sens de meilleure humeur que la veille. J’ai l’impression que hier soir j’ai un peu retrouvé la complicité avec mon Jérém. Que j’ai pu lui laisser entrevoir que mon épaule est assez solide pour qu’il puisse s’y appuyer en cas de besoin.
    En arrivant à l’arrêt de bus, je retrouve le bogoss Justin. Une cigarette à la main, le journal sportif dans l’autre, il me lance l’habituel « bonjour », accompagné d’un nouveau, large sourire. Sa barbe commence à bien repousser, et putain, comment c’est sexy cette barbe de quelques jours !
    Justin me serre la main avec son habituelle prise puissante et virile. Un premier contact qui me met de bonne humeur et qui me donne envie de tenter une conversation. Une envie qui reste sans suite, car le mec replonge direct dans la lecture, comme d’hab, décourageant ainsi mon élan.
    En cours, la bonne humeur semble au beau fixe. Monica est de bonne humeur parce que Fabien l’a emmenée en week-end, Fabien est de bonne humeur parce que Monica est partie en week-end avec lui. Raphaël est de bonne humeur parce qu’il s’est tapé deux nouvelles nanas, l’une levée dans une soirée étudiante le vendredi et l’autre draguée dans un bar le samedi.
    Moi aussi j’ai des raisons d’être de bonne humeur, la principale d’entre elles étant le coup de fil de mon Jérém de la veille. Avec la perspective de cet autre que je vais lui passer ce soir pour savoir comment vont son épaule et son moral.
    La seule qui a l’air pas vraiment de bonne humeur, c’est Cécile. Elle nous dit tout juste bonjour, puis s’installe deux rangées devant nous, sous prétexte de mieux entendre le cours.
    Pendant toute la journée, elle ne nous adresse presque pas la parole. Elle ne vient même pas manger avec nous au resto U à midi. Mais c’est avec moi qu’elle est la plus distante. Un malaise évident s’est installé entre nous depuis que je lui ai parlé. Un malaise que Raphaël ne manque pas de relever.
    « Je me trompe ou Cécile te fait la tête ? » il ne tarde pas à me questionner.
    « Non, pourquoi tu dis ça ? ».
    « Jusqu’à vendredi, elle était tout le temps collée à tes basques et là on dirait qu’elle est devenue allergique à ta présence ».
    « N’importe quoi ! ».
    « Si elle t’a adressé deux mots depuis ce matin, c’est un grand maximum ! ».
    « Allez, fiche-moi la paix ! ».
    « Vous ne deviez pas réviser ensemble ce week-end ? ».
    « Si ».
    « Vous avez révisé ? ».
    « Oui, oui » je fais, sur un ton agacé.
    « Qu’est ce qui s’est passé ? ».
    « Rien ! ».
    « C’est peut-être justement là le problème ! ».
    Comme souvent, Raphaël vise juste.
    « Tu ne l’as pas baisée ? » il enchaîne.
    « Occupe-toi de tes oignons ! ».
    « T’as eu une panne ? » il se moque.
    « Mais ferme-la ! ».
    « Elle ne te plait pas Cécile ? ».
    Je me retiens de lui répondre, je ne veux pas rentrer dans son jeu.
    « Pourtant, c’est une très belle nana » il poursuit « pas très avenante, je te l’accorde, mais pas dénuée de charme. Et pour une raison que j’ignore elle a posé ses yeux sur toi plutôt que sur moi ».
    « Ce n’est pas là la question… ».
    « Elle est où la question alors ? ».
    « La question c’est que… en fait, il n’y a pas de question. Ce n’est pas mon style, c’est tout ».

    Le soir j’essaie d’appeler mon Jérém mais je n’arrive pas à le joindre. J’appelle trois fois et par trois fois je tombe sur son répondeur. Je lui laisse un message pour savoir comment va son épaule. Mais le soir avance, les journaux du soir se terminent, les émissions de début de soirée démarrent et se terminent à leur tour sans que mon téléphone ne sonne.
    A 23 heures je me dis que je ne dois pas me prendre la tête, que peu importe si pendant un soir ou deux je n’ai pas de ses nouvelles, ce qu’il y entre nous est spécial et le restera. Ce soir il doit être avec ses potes, mais demain soir il me rappellera, c’est sûr !
    En attendant, ce soir j’ai besoin de serrer sa chemise dans le noir, de humer son empreinte olfactive qui me fait du bien, même si elle accentue le sentiment de manque.

    Le soir suivant, mardi, j’attends en vain un coup de fil de Jérém. Depuis deux jours je n’ai pas de ses nouvelles. Et mes inquiétudes recommencent à trotter dans ma tête.
    C’est un fait, nous habitons loin l’un de l’autre, nous évoluons dans des milieux très différents. Jérém évoluera dans un milieu où le coming out n’est pas vraiment bien vu. Il essayera de rester caché. Chose que je ne peux pas lui reprocher, évidemment.
    Nous pouvons espérer nous voir un week-end par-ci, un week-end par-là, toutes les 2… 3 semaines ? Est-ce que nous serons ensemble à Noël ? Pour le jour de l’an ? Pour la Saint Valentin ?
    Cette situation n’est pas simple et malheureusement elle est destinée à perdurer. Est-ce que cet état de choses est vivable sur la durée, surtout sur une si longue durée ? Est-ce que ce genre de relation me suffit ? Est-ce qu’elle me rend heureux ?
    Aussi, est-ce que cette situation va convenir à Jérém ? Comment va-t-il la vivre ? Lui qui m’a demandé de ne pas l’oublier, est-ce qu’il ne m’oubliera pas ? Comment entretenir la passion, l’amour et ses promesses, malgré la distance ?
    Pour gérer une relation à distance, il faut de la volonté et il faut être deux à l’avoir. On ne sait pas ce qui se passe dans la vie et dans la tête de quelqu’un qu’on ne voit pas. Déjà que quand on se voit c’est difficile, mais quand on est loin, c’est pire.
    Si j'étais à côté de lui, il me suffirait de voir son regard pour savoir comment il va. Et je pourrais lui faire sentir ma présence, mon soutien. Je pourrais le réconforter face au doute, l’encourager face à la difficulté, le féliciter face à la réussite.
    Mais avec la distance ce n'est pas du tout pareil. Qu'est-ce que j'ai à lui offrir pour l’avenir et comment le lui offrir sans quotidien commun, sans vie commune ? L'amour à distance est-il viable ?
    Pourquoi nous sommes partis de Campan ? Ce long week-end à la montagne, c’était vraiment le Paradis sur terre. Et ce Paradis semble si loin maintenant.
    J’aime le Jérém que j’ai trouvé à Campan. Et celui que j’ai retrouvé à Paris. J’aime sa façon de me faire sentir spécial, j’aime son regard amoureux. Mais j’aime également ses doutes, ses peurs, ses erreurs, ses maladresses.
    J’aime nos moments de tendresse, nos câlins au lit. J’aime me sentir dans ses bras. Et j’aime le sentir dans les miens. Et je sais qu’il aime tout autant me sentir dans ses bras que se sentir dans les miens.
    J’aime le voir heureux, le sentir apaisé. Je suis bien quand il est bien et je suis prêt à tout faire pour qu’il le soit le plus souvent possible.
    Je repense à son regard heureux lorsqu’il a découvert les photos de Campan et je sens une intense émotion m’envahir. J’ai du mal à retenir mes larmes.
    Car je l’aime, ce petit mec. Et je sais qu’il m’aime aussi. Même s’il ne me l’a jamais dit directement.
    Ce soir, je fais une insomnie. A une heure du mat, je suis toujours réveillé. En zappant à la radio, je tombe sur une émission animée par une voix féminine à la fois douce et grave, une voix très singulière, mais rassurante et bienveillante comme celle d’une copine.
    « Pas toujours facile de savoir si l'autre nous aime, surtout lorsqu'il ne nous le dit pas » s’inquiète un auditeur au téléphone. Une affirmation qui fait évidemment écho à mes ressentis.
    « Je crois que l’absence de déclaration ne signifie pas qu'il y a une absence de sentiments » lui répond l’animatrice avec sa voix à la fois douce et rocailleuse « Elle révèle une peur que le temps n'apaise pas. La peur de s'exposer et d'être vulnérable, la crainte que l'autre s'empare du "Je t'aime" comme d'un trophée, pour dominer. Il peut aussi montrer une certaine timidité et un manque de confiance en soi.
    Heureusement, il y a d’autres façons pour savoir si un homme est amoureux. Il y a des regards et des petits gestes qui disent plus que mille phrases, encore faut-il savoir les décoder ».
    C’est vrai, il faut savoir décoder. Je repense à ses mots à la gare à Paris, juste avant de nous quitter :
    « Avant de te rencontrer, je ne savais pas ce que c’était d’être heureux. Et pour ça, tu es quelqu’un de très spécial pour moi ».
    Ou à Campan, lors de nos retrouvailles :
    « Merci d’être là ».
    « Je ne te mérite pas ».
    « Je t’ai fait trop de mal ».
    « Je ne veux plus te faire du mal ».
    Toujours à Campan, avant de nous quitter :
    « Ne m’oublie pas, Nico ».
    Si ça ce ne sont pas des mots d’amour…
    Au fond de moi, je sais que c’est certainement sa façon de me dire « je t’aime ». Mais aussi peut-être une façon de me parler de sa vulnérabilité, de me dévoiler.
    Dans tous ces mots, ne m’a-t-il pas dit également : « Aime-moi comme je suis, aime-moi, malgré moi, aime-moi malgré ce que je t'ai fait, et malgré ce que j'ai peur de te faire encore. Et quoi que je fasse, quoi qu’il arrive, ne m’abandonne pas » ?
    « Qu’il soit dit avec les mots ou les actes, un « je t’aime » veut parfois dire « aime-moi »… » j’entends cette phrase fuser dans l’émission radio.
    Au fil du temps, Jérém a changé pour moi. Il m’a laissé rentrer dans sa vie. Il m’a montré ses fêlures, son humanité, ce qui le rend encore plus viril et touchant à mes yeux. Car il faut du courage, des couilles et de la confiance en l’autre pour montrer et assumer ses failles, ses limites, ses peurs.
    A Campan, il m’a présenté à ses amis, il a même fait son coming out. Depuis Campan, il me fait l’amour, il se préoccupe de mon plaisir. Il est tellement en confiance qu’il a même pu se donner à moi.
    Et maintenant, qu’est-ce que j’attends de notre relation ? Qu’est-ce que j’attends de lui ? Qu’est-ce que je peux attendre de façon réaliste ? De quoi ai-je besoin pour me sentir épanoui dans cette relation ?
    De quoi a-t-il besoin mon Jérém pour se sentir bien avec moi ? Qu'est-ce qui fera qu'il voudra rester avec moi ?
    « Je ne sais pas toujours ce que ça veut dire aimer quelqu’un » lance un auditeur.
    « Aimer un homme ou une femme n’est pas une tâche aisée » commente l’animatrice « Il faut d’abord apprendre à connaître notre partenaire, et à connaître ses besoins, ses ressorts émotionnels. Pour aimer quelqu’un, il faut d’abord respecter son indépendance, tout autant que la nôtre ».
    « Pour montrer qu’on aime, est ce qu’on doit faire passer le bonheur de l’autre avant le sien ? » relance le même auditeur.
    C’est ça donc la clé pour aimer mon Jérém ? Le laisser respirer, lui laisser son indépendance sans lui prendre la tête ? Lui laisser faire ce dont il a envie ? Lui laisser préférer ses potes à moi ? Le laisser coucher avec des nanas pour faire bonne impression ?
    Est-ce que le moment où j’ai aimé le plus Jérém n’est-il pas le jour après notre clash où j’étais prêt à renoncer à lui s’il était plus heureux sans moi ?
    « Jusqu’où on peut aller dans cette logique ? Où placer les limites ? » réplique alors l’animatrice.
    Et voilà. Où se situe donc la limite entre envie de bonheur de l’autre et mon bonheur à moi ? Jusqu’où je peux aller, jusqu’où je peux accepter de lui avant de craquer ?

    Le lendemain, mercredi, Justin est à l’arrêt de bus. Sa barbe a presque retrouvé sa longueur d’avant rasage intégral, ce qui, décidemment, lui donne un côté viril qui lui va super bien.
    Aujourd’hui il fait plutôt froid, et le bogoss porte une veste de jogging à capuche, avec cette dernière rabattue sur la tête, avec une casquette dessous. Dommage qu’il ait mis la capuche, j’aurais bien voulu le voir juste avec la casquette, je suis sûr que ça lui va super bien et qu’il est super sexy avec. Avec son pull à capuche et sa bonne bouille il a l'air tout gentil, tout câlin.
    Comme d’habitude, notre « rencontre » du matin se résume à un échange de « Bonjour », à un beau sourire de sa part, à une solide poignée de main, mais toujours pas de conversation.

    Le soir, Jérém me rappelle enfin.
    « Ourson ».
    J’ai beau me faire un sang d’encre en attendant son coup de fil pendant des jours, me dire que je ne peux pas tout lui laisser passer, j’ai beau avoir envie de lui prendre la tête, lorsque j’entends sa voix mâle prononcer le mot « Ourson », je fonds.
    « Hey, p’tit loup, je croyais que tu m’avais oublié ».
    « Pourquoi ? ».
    « J’ai essayé de t’appeler plusieurs fois, je t’ai laissé un message, tu n’as pas répondu ».
    « Nico, quand je suis avec mes potes je ne peux pas te répondre. Après, si je rentre tard, je ne vais pas t’appeler à une heure du mat ».
    « Tu peux ».
    « N’importe quoi ».
    « Moi j’aime bien te parler le soir, t’entendre me raconter ta journée ».
    « C’est toujours la même chose, tu sais… muscu, entraînements, matchs de préparation. Et les cours aussi ».
    « Et les sorties en boîte ».
    « Ça aussi ».
    « Mais pas le temps pour un petit coup de fil » je ne peux m’empêcher de lui lancer.
    « C’est pas grave si on ne s’appelle pas tous les jours, si ? ».
    « Non… mais… déjà qu’on ne se voit pas tous les jours… les coups de fil et les messages c’est tout ce qui nous reste ».
    « Mais moi je ne sais pas quoi te raconter tous les jours ».
    « Tu crois qu’on peut se voir ce week-end ? » je vais droit au but.
    « Ce week-end… je ne sais pas ».
    « Comment… tu ne sais pas ? ».
    « Ce n’est pas une bonne idée. Dimanche on a un match très important et il ne faut pas qu’on se rate… déjà que mon épaule en fait des siennes… ».
    « Au fait, elle va comment ton épaule ? ».
    « Ça va, j’ai repris l’entraînement ce matin, mais j’ai toujours mal ».
    « Alors ce week-end on ne se voit pas ».
    « Pas ce week-end, en plus je n’aurais pas vraiment de temps pour rester avec toi ».
    « Mais tu me manques trop ».
    « Nico, essaie de comprendre ».
    Je n’insiste pas, je ne veux pas lui prendre la tête.
    Oui, j’essaie de comprendre mais j’ai mal. Après ce coup de fil, je sens qu’une nouvelle insomnie se prépare. Après deux films sans intérêt sur deux chaines différentes, j’allume la radio peu après une heure du matin.
    Hâte de retrouver cette voix qui est en passe de devenir une présence quotidienne rassurante, une présence tout particulièrement bienvenue la nuit, le moment où la solitude et les tourments de l’amour sont les plus durs à supporter.
    Ce soir, une « sans-sommeil » comme moi se pose la question sur comment aider un homme qui paraît s’éloigner quand il a des problèmes.
    « Les hommes, pour la plupart, n'aiment pas évoquer les choses qui les préoccupent sur le moment, ils ont besoin de temps pour réfléchir et trouver une solution tout seul. Souvent, ils ont juste besoin d’une oreille attentive. L'écoute est souvent plus importante que la parole. L’écoute est une qualité que tout le monde ne possède pas, mais qui peut être développée ».
    Je crois savoir ce qui tracasse mon Jérém. La peur d’échouer au rugby, et la peur que ses potes découvrent qu’il est gay. En fait, il a peur d’être rejeté. Je pense qu’il a peur aussi que je le laisse tomber.
    Comment le rassurer quant à la sincérité et à la solidité de mon amour, comment lui faire comprendre que jamais je ne l’abandonnerai, sans lui donner l’impression d’une dépendance amoureuse de ma part qui pourrait l’effrayer ?

    Le jeudi, je n’ai pas le moral. Deux semaines déjà que je n’ai pas revu mon Jérém. Son refus de me recevoir chez lui à Paris le week-end qui arrive n’a fait qu’exacerber mes inquiétudes.
    En cours, Monica remarque que je ne suis pas bien. Je prétexte une mauvaise nuit de sommeil pour faire cesser les questions.
    Le soir même, je me laisse traîner à une soirée étudiante.
    « Ça te changera les idées » me lance Raph pour me convaincre à l’accompagner.


    21 commentaires


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique