• 55.2 Des grains de sable et des pas de crabe.

     

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    55.2 Des grains de sable et des pas de crabe.

     

    Puis, à un moment, Jérém relevé la tête ; les regards se croisent, se figent d’un dans l’autre ; les déglutitions se font nerveuses, les respirations de plus en plus profondes. A nouveau, les fronts humides de transpiration se rencontrent, les souffles se mélangent, les nez se collent, s’écrasent l’un contre l’autre.
    Puis, à un moment, tout doucement, les deux saillies commencent à glisser l’une sur le côté de l’autre.
    Soudainement, Jérém a un mouvement brusque de recul.
    « Je vais faire un tour… » il annonce, la voix basse, le regard fuyant, avec un ton qui est sans appel.

     

    Lundi 06 août 2001, après le départ de mon bobrun.

      
    Jérém vient de partir, et je me sens comme abasourdi par la façon dont on s’est quittés. Je me demande pourquoi ma relation avec Jérém doit toujours être aussi compliquée, aussi incertaine, aussi imprévisible. Mille questions et inquiétudes se bousculent dans ma tête.
    Heureusement, j’ai quelque chose à faire dans l’immédiat qui va capter toute mon attention : je monte dans ma chambre et je me lance dans la recherche de sa chaînette. Je la découvre nichée dans un pli de la couette, toute proche des oreillers. Elle a dû se décrocher pendant qu’il était allongé sur le lit : étonnant que le bobrun ne se soit pas rendu compte de l’avoir perdue ; à moins que cela se soit passé à un moment où il était tellement happé par son plaisir que rien d’autre n’existait pour lui.
    Je ressens une immense émotion dans le fait de la retrouver là, sur mon lit. Je la saisis, et je réalise qu’elle est plus lourde que je l’avais imaginé, c’est une véritable chaînette de mec. C’est la première fois que je la tiens entre mes doigts, que je peux la contempler si calmement : je caresse les mailles serrées, je les rassemble dans le creux de ma main. Je la porte tout proche de mes narines : comme je le soupçonnais, elle porte l’odeur de sa peau.
    Je ferme les yeux, je l’embrasse, tout en inspirant avidement les bonnes petites odeurs cachées entre ses mailles : soudainement, c’est comme si mon Jérém était là avec moi, comme s’il ne s’était rien passé cet après-midi ; j’ai l’impression que, lorsque je vais rouvrir les yeux, mon bobrun sera là devant moi, en train de me regarder avec son regard de b(r)aise, le bouton du pantalon ouvert, l’attitude du bogoss qui semble intimer, sans besoin des mots : « Tu attends quoi pour venir me sucer ? » ; et que, une fois que je l’aurai fait jouir, il acceptera mes caresses et mes bisous.
    Le geste vient tout naturellement, comme une évidence : j’attrape un bout, puis l’autre, je passe la chaînette autour de mon cou. Et là, c’est un intense bouquet de sensations magiques qui s’offre à moi : le poids, la fraîcheur du métal que je ressens derrière mon cou, sur mes clavicules ; le délicieux petit massage offert par les mailles, source de mille frissons, lorsqu’elles se dérobent sur ma peau au gré de mes mouvements.
    Très vite, je décide que je ne l’enlèverai pas, du moins tant que je n’aurai pas l’occasion de la lui rendre : cette chaînette, c’est comme un avatar de mon bobrun ; cette chaînette, c’est le pont vers nos prochaines retrouvailles.
    Maman m’appelle pour le dîner : ce qui me fait penser que je dois faire gaffe à que mes parents ne la voient pas ; je n’ai vraiment pas envie de réponde à des questions impromptues. Je passe un t-shirt col rond assez serré et je la glisse dedans.
    En descendant les escaliers, je sens les mailles glisser entre mon t-shirt et ma peau, comme une caresse, douce et virile à la fois ; une sensation qui me donne des frissons de la tête aux pieds : je ferme les yeux et, une fois de plus, pendant un court instant, j’ai l’impression que mon Jérém est là, avec moi.
    Hélas, ce n’est qu’une illusion. Sa chaînette est là, mais mon Jérém me manque horriblement ; l’inquiétude s’ajoute au manque, et me voilà parti pour des cogitations infinies, m’entraînant tour à tour par tous les extrêmes émotionnels.
    L’optimisme, d’abord : en me disant que ce que nous avons vécu depuis dix jours est si beau et si fort que ça ne peut être balayé par ce qui s’est passé cet après-midi ; d’autant plus que, dans l’absolu, il ne s’est rien passé de grave ; alors, je me dis que demain Jérém va revenir sonner à ma porte, comme d’habitude, sexy en diable, chaud comme la braise.
    Le pessimisme, ensuite : en me disant que ce petit « accident », ce début de pipe avorté, est le genre de truc capable de remettre en cause son seulement les fragiles avancées des derniers jours, mais notre relation toute entière.
    Après le dîner, et jusqu’à très tard dans la soirée, je ressens l’envie de lui envoyer un message. Mais quoi lui dire ? Quoi, pour que ça n’empire pas un peu plus les choses ?
    C’est vers minuit que je finis par trouver la bonne accroche, une simple évidence :
    « Salut ! J’ai retrouvé ta chaînette ! ».
    Le message envoyé, je me sens mieux. Je me dis que mon sms est comme une sorte d’invitation, en quelque sorte la garantie que mon bobrun reviendra demain après-midi, du moins pour la récupérer.
    Je suis sûr que demain matin j’aurai un message de sa part : un message que j’essaierai d’interpréter pour comprendre dans quelles dispositions il est à mon égard.
    J’ai essayé de dormir. Je n’ai pas vraiment réussi. J’ai passé une partie de la nuit à tenter de me rassurer, en me disant que ce n’est pas possible que ça se finisse de cette façon entre Jérém et moi.
    Hélas, il est de petits grains de sable capables, sans qu’on y prenne gare, d’enrayer la mécanique la plus parfaite. Certes, la mécanique de notre complicité était encore loin d’être irréprochable, mais elle semblait marcher de mieux en mieux. Malheureusement, en ce lundi, de nombreux grains de sable étaient venu mettre à dure épreuve ses rythmes, ses oscillations.
    Certains s’y étaient glissés dans l’après-midi de lundi : par maladresse, la mienne ; par irrésolution, la sienne ; puis, d’autres étaient venu se rajouter, à mon insu, un peu plus tard ce même lundi.

    Mardi 07 août 2001, au réveil.

    J’ai passé une nuit agitée, perturbée, parsemée par une succession de micro-sommeils au fil desquels j’ai compté chaque heure, et même plusieurs fois par heure. Je me réveille abattu, les membres endoloris. Certes, une partie de mes courbatures sont la conséquence des galipettes de la veille, de la puissance des assauts de mon bobrun. Pourtant, la cause principale de mon épuisement ce sont bien les soucis.
    Oui, les soucis : ils nous minent en s’attaquant d’abord à notre sommeil ; vicieux, ils continuent à nous accabler le lendemain, se combinant avec l’épuisement qu’ils ont eux-mêmes provoqué, cette fatigue qui nous prend au corps et à l’esprit ; implacables, ils nous font perdre rapidement nos moyens, jusqu’à nous faire tomber dans un état de prostration totale.
    Il est 7 heures. Ma chambre est encore plongée dans la pénombre, mais les rayons intenses du soleil matinal arrivent à se frayer un chemin dans le petit espace entre les volets fermés et l’embrasure de la fenêtre ; ils me parlent d’une météo revenue au grand beau.
    Hélas, dans mon cœur, ce n’est pas du tout la même histoire : dans mon cœur, c’est plutôt maussade. Lorsque je suis heureux, il pourrait faire n’importe quelle météo, j’emporte le soleil dans mon cœur ; mais lorsque je suis triste, soucieux, le beau soleil est presque une insulte à ma détresse. Comme j’aime, lorsqu’il pleut dans mon cœur, qu’il pleuve aussi sur la ville !
    Oui, après cette nuit affreuse, je me sens triste, désemparé. J’ai plus que jamais la conviction qu’aujourd’hui, Jérém ne reviendra pas ; et que la magnifique lancée de nos après-midis magiques s’est brutalement arrêtée.
    Preuve en est qu’il n’a pas même pas répondu à mon sms… enfin… il ne l’a peut-être pas encore vu… à quelle heure il a fini son service hier soir ? Pas avant minuit, non… Il a forcément vu mon message… mais il n’a pas pris le temps de répondre… il va le faire plus tard ? Je l’espère, sans y croire.
    Quand je pense que jusqu’à hier après-midi tout allait si bien entre nous : un après-midi, comme tous ceux qui ont précédé depuis une semaine, marqué par quelques moments torrides comme sait si bien les concocter mon Jérém.
    D’abord, son arrivée en tenue classe, chemise blanche cravate et pantalon noir ; l’érotisme intense du moment de déshabillage ; l’image insoutenable du bogoss installé sur ma chaise de bureau, vêtu de la seule casquette rouge empruntée sur mon étagère ; la pipe fabuleuse qui s’en est suivie ; puis, cette baise incandescente, furieusement excitante, avec le retour de ses mots crus, de ses attitudes de p’tit macho ; et, pour finir, cette deuxième pipe, qui a bien failli se transformer en 69…
    C’est bien à partir de là que les choses ont commencé à déraper. Mais que s’est-il passé dans sa tête à ce moment précis ? Que cherchait-il à se prouver ? Est-ce qu’il voulait juste « tester », voir ce que ça fait de toucher une queue avec ses lèvres ? Quel rôle ont joué le passage de ma langue dans son entrejambe, ainsi que la position propice de nos corps ? Quel rôle a joué le tarpé ? Pourquoi ce tarpé aujourd’hui, alors qu’il n’en avait jamais fumé depuis qu’il venait chez moi ? A-t-il cherché à se détendre ? A oublier ses envies ? Ou bien, à se laisser aller, à se donner du courage pour les affronter ? A oublier cette lutte intérieure, à se laisser porter par les évènements ?
    Au fond de moi, je me dis que le tarpé n’a pu que libérer des envies bien existantes, et en aucun cas créer ces envies.
    Mais qu’est-ce qu’il regrettait exactement Jérém ? D’avoir été surpris par mon regard ébahi, ou bien de succomber à une envie qu’il n’arrivait pas à assumer ? Les deux choses, je dirais, mais la deuxième d’abord.
    Mais pourquoi, après tout, faire une pipe devrait être plus difficile que lécher une rondelle ?
    Peut-être que pour un actif, le fait de bouffer le cul d’un passif, c’est simplement préparer ce dernier à se faire sauter ; le lécheur se positionne ainsi en tant que dominant et le léché se laisse attribuer le rôle de soumis. Alors que sucer, c’est offrir à l’autre un plaisir d’actif, ce qui fait du suceur un « passif ».
    Tant que son rôle était 100% actif, il pouvait toujours se voir « hétéro », malgré le fait de baiser un gars ; de plus, pour un macho, baiser un autre mec peut sembler encore plus « valorisant » que baiser une nana : baiser un autre mec, c’est voir sa propre virilité dominer celle de l’autre, donc être encore plus un « mâle Alpha ». Mais dès lors que son envie de sucer s’est manifestée, ça l’a coupé complètement.
    Pourtant, une fois de plus, si mon Jérém s’est lancé là-dedans, c’est qu’il en avait envie. Vraiment envie. Tarpé ou pas tarpé. Même pas pour me faire plaisir : je ne lui avais jamais demandé rien de tel. Que ce serait-il passé si je n’avais pas arrêté de sucer et si je ne l’avais pas regardé comme on regarde un enfant pris la main dans le sac ? Que ce serait-il passé si je m’étais « laissé faire » ? Serait-il allé au bout de son envie ? Que ce serait-il passé ensuite ?
    Je ne le saurai jamais.
    J’ai passé le matin à cogiter, à imaginer ce que j’allais faire si mon bobrun ne venait pas aujourd’hui. J’ai décidé que même s’il ne vient pas, je ne vais rien faire pour l’instant. Au fond, il a peut-être juste besoin de temps. Un jour de réflexion, de distance ne peut pas lui faire du mal, nous faire du mal.
    Peut-être même que ça va nous aider à mieux nous retrouver demain.
    Car, s’il ne vient pas aujourd’hui, demain, mercredi, il sera là pour sûr. Je ne peux pas me passer de lui, mais lui non plus il ne peut pas se passer de moi. Depuis 10 jours, il n’a pas pu tenir plus de 24 heures sans moi ; même dimanche, il a fallu qu’il m’entraîne dans l’arrière-boutique de la brasserie pour une petite galipette bien chaude. Et puis, il l’a dit lui-même, même s’il ne l’a dit qu’à moitié : « Ah putain, jamais je n’ai joui aussi… ». Aussi quoi, mon Jérém ? Aussi fort ? Aussi souvent ? Aussi pleinement ? Aussi intensément ? Aussi en adéquation avec tes véritables envies ?
    Oui, j’ai passé la matinée à me dire que s’il ne vient pas aujourd’hui, ce ne sera pas la fin du monde ; que je n’ai pas à paniquer, que ce n’est pas la fin de notre relation, juste une petite pause ; que je dois simplement être patient et que tout va bien se passer.
    Vers midi, je me suis senti apaisé : pendant que je déjeunais avec maman, j’avais l’impression de retrouver un semblant de sérénité.
    Pourtant, à bien regarder, la mienne était une sérénité plutôt du genre « stressé » : elle ne tenait qu’au fait que, au fond de moi, j’étais sûr qu’il viendrait quand même.

    Mardi 7 aout 2001, l’après-midi.

    Dès que maman est partie travailler, mes angoisses ont immédiatement repris le dessus sur mon calme inquiet. 13 heures, ce n’est plus le matin, c’est déjà l’après-midi. La ligne de partage de la journée franchie, tout semble s’accélérer : le moment où il devrait venir approche, et je suis à nouveau presque certain qu’il ne viendra pas.
    Désormais, Jérém a dû voir mon message… ce matin il s’est levé, il est parti travailler… il a bien dû regarder son portable… pourquoi il ne prend pas le temps de répondre ? Est-ce que mon message est arrivé à bon port ?
    Les minutes passent, les quarts d’heure glissent, les demi-heures s’enchaînent. « Time goes by so slowly for those who waits » : le temps passe si lentement, pour ceux qui attendent. J’aurais pu l’écrire moi-même, le gimmick de « Hung Up », cinq ans avant sa sortie…
    Oui, les heures passent à la fois si lentement, et pourtant si vite, lorsqu’on attend l’être cher, sans avoir la certitude qu’il viendra.
    J’essaie de tromper le temps en me plongeant dans la lecture. Hier soir, j’ai bien avancé dans « L’Empire des Anges ». Venus… Igor… Jacques… Venus… Igor… Jacques… et désormais… Venus 17 ans… Igor 17 ans… Jacques 17 ans.
    Me voilà très impatient d’atteindre le dénouement, tout en redoutant d’arriver à la fin de la magie du roman. Mais le récit est addictif, il prend le lecteur par la main et ne le lâche plus, l’entraîne de page en page, de chapitre en chapitre. Alors, je me laisse transporter.
    Non seulement j’ai le bon bouquin, mais j’ai aussi une technique imparable pour essayer de tromper le temps : je m’oblige à rester plongé dans le récit jusqu’à la fin d’un chapitre. Parfois, je me laisse porter par ma curiosité et j’en lis un autre. Ainsi, le rythme de la lecture limite le nombre des déceptions après avoir regardé l’heure.
    14 h 07… il ne va pas tarder… 14 h 39… oui, il peut encore venir… 14 h 58… ça va sonner d’un instant à l’autre… 15 h 17… ou pas… 15 h 31… garde espoir, Nico, il est déjà venu après 16 heures… 15 h 49… l’angoisse me serre le cœur… mais pourquoi ce con n’est pas encore là ? Pourquoi il faut que ce soit si compliqué avec lui, pourquoi il faut toujours qu’il gâche tout avec son incapacité à assumer ce qu’il est ? 16 h 07… je désespère, tout en continuant à espérer… il ne me reste plus qu’une cinquantaine de pages à lire… je me plonge dedans, m’imposant de ne pas regarder l’heure ; porté par le final, je n’ai pas trop de mal à m’y tenir. Même si je sens mon cœur devenir un peu plus lourd à chaque minute, à chaque ligne.
    Me voilà en train de lire la toute dernière page ; dans laquelle, comme à son habitude, l’auteur nous fait part de la musique qu’il écoutait, ainsi que des évènements survenus durant l’écriture du roman.
    La quatrième de couverture tournée, je regarde enfin l’heure. Il est 17h14 : l’heure où je peux me dire pour sûr que Jérém ne viendra plus. Instantanément, je me sens plongé dans un abyme infini de tristesse et d’angoisse : il fait peut-être 30 degrés dans la maison, pourtant je ressens des frissons, j’ai froid, je tremble, j’ai envie de pleurer.
    Je me sens soudainement très fatigué : je m’allonge sur le canapé, et je m’assoupis.
    Lorsque je me réveille, il est 18h40. Maman n’est toujours pas rentrée. Je me sens horriblement seul dans cette maison vide. J’allume la télé, je mets la 2. J’ai besoin de rigoler. Ça fait du bien de retrouver cette bande de perchés installés autour d’une table. Car leur déconnade non-stop, leur bonne humeur sont contagieuses. J’adore cette émission : elle est tellement déjantée qu’elle a le pouvoir d’anesthésier ma détresse ; même ce soir, elle m’aide à ne pas trop penser à Jérém, à ne pas pleurer, en attendant que maman rentre. J’ai toujours aimé « On a tout essayé » ; et ce, même avant que Myriam et Dominique Pipeau y fassent leurs débuts fracassants, en rendant cette émission mythique.
    Maman rentre pile au moment où le générique de fin résonne dans le poste. Je l’écoute me parler de sa journée et je me sens un peu mieux ; même si, au fond de moi, j’ai toujours envie de pleurer.
    J’ai attendu mon bobrun tout l’après-midi, et il n’est pas venu ; il a forcément eu sa pause, et il n’est pas venu ; et il n’a toujours pas pris le temps de répondre à mon sms. Comme s’il s’en foutait ; comme s’il m’évitait.
    C’est lorsque le soir tombe que le mal d’amour et les angoisses sont le plus durs à supporter. Un nouveau jour s’éteint emportant avec lui les espoirs déçus ; la nuit avance, présageant un nouveau jour sans lui.
    Seul dans mon lit, je commence à penser d’avoir sous-estimé l’ampleur des dégâts. J’ai peur que Jérém ne revienne plus, jamais. Je tente de lire, je n’y arrive plus. Je n’ai pas envie d’écouter de la musique, même pas Madonna. Vraiment, je ne suis pas bien.
    Avant d’éteindre la lumière, je me surprends à parcourir ma chambre du regard ; aussitôt, ma mémoire se met à projeter des images de mon bobrun dans ce décor : mon bobrun debout à côté du lit pendant que je le suce ; mon bobrun assis sur le lit pendant que je le rend fou avec mon kif ; mon bobrun en train de fumer à la fenêtre caché par les rideaux ; mon bobrun qui rigole parce que je vais lui faire des bisous dans le cou ; mon bobrun assis sur ma chaise de bureau avec ma casquette cachant difficilement sa virilité tendue.
    Images de complicité sensuelle, images de sourires, images de bonheurs ; souvenirs de contacts de nos corps, d’odeurs, de sensations infinies et délicieuses, de frissons, de moments d’éternité.
    Je réalise à cet instant que j’ai pris un gros risque en le faisant venir à la maison, en laissant sa présence faire de chaque pièce de la maison où nous avons partagé du plaisir – l’entrée, le couloir, le séjour, ma chambre – autant de boîtes à souvenirs où tout me ramènera désormais à lui.
    Ainsi, sa présence d’un instant, le bonheur d’un instant, prépare la souffrance de son absence de toujours.
    Oui, j’ai commis une grave imprudence en lui ouvrant la porte de cette chambre où j’ai été enfant, en laissant notre bonheur passager installer des souvenirs dans chaque coin, sur chaque objet, dans ce lit où nous nous sommes donnés tant de plaisir, dans cette odeur de jeune mâle qu’il a laissé sur ma couette. Des souvenirs qui hantent ma solitude et nourrissent mon angoisse.
    Jérém va revenir dès demain, c’est pas possible autrement, c’est pas possible qu’il ne revienne pas…

    Mercredi 8 août 2001

    Contrairement à mes rêves, que j’ai voulu prendre pour des réalités, le mercredi après-midi s’écoule exactement de la même façon que le mardi après-midi : sans que mon Jérém ne se manifeste. J’ai envie de lui envoyer un autre sms, mais je redoute de le harceler.
    De toute façon, il sait que ma porte est ouverte ; que je détiens sa chaînette ; et moi je sais que s’il a décidé de ne pas venir, je ne peux rien pour le faire changer d’avis.
    Pourtant, chaque minute qui passe, l’angoisse enserre un peu plus mon cœur, la souffrance envahit un peu plus mon cerveau.
    J’attends. Je tente de lire, je n’y arrive plus. Je suis trop inquiet. Je tourne en rond dans la maison comme un animal en cage. C’est fou de se mettre dans un tel état pour un mec. C’est fou de lui laisser à ce point voler les clefs de son cœur, de son bonheur. Quel drôle de machinerie, que la mécanique du cœur.
    J’étouffe dans la maison vide. J’ai envie de sortir, de courir, de crier. Je ne peux pas, pas avant l’heure où je me dirai, dépité, qu’il ne viendra plus.
    J’attends. Deux heures, l’espoir est permis ; trois heures, l’espoir est en souffrance ; quatre heures, je commence à flipper ; cinq heures, il ne viendra pas.
    J’ai envie d’aller le voir à la brasserie, de lui demander pourquoi il ne vient plus me voir, pourquoi il me fait la tête. Je n’ose pas.
    Cinq heures 10, j’ai une meilleure idée : je vais aller voir Thibault à la sortie de son taf. Ça fait longtemps que j’ai envie de savoir comment se passe la coloc avec son pote ; et aujourd’hui, j’ai en plus envie de ressentir sa bienveillance, et d’avoir son conseil avisé.
    Lorsque j’arrive devant le garage, dans le quartier de la gare Matabiau, je me trouve immédiatement confronté à l’un des plus grands mystères de l’Univers. A savoir, comment un bogoss peut parvenir à être encore plus bogoss à chaque fois qu’on le voit ; comment c’est possible que sa simple présence soit toujours la même claque, le même coup de poing dans le ventre, comme si à chaque fois c’était la première fois qu’on la découvre. C’est le même mystère auquel je me trouve confronté chaque fois que je retrouve mon Jérém.
    Un mystère qui va de pair avec une autre énigme insoluble, celui de savoir comment un bogoss peut s’habiller dans n’importe quelle tenue sans que sa sexytude en soit un tant soit peu affectée. Ainsi, dans sa cotte de travail rouge et grise, une taille trop grande, parsemée de traces de cambouis, Thibault demeure incroyablement sexy.
    D’autant plus que, à la faveur de la chaleur revenue sur la ville Rose, un côté du double zip est ouvert sur plusieurs centimètres, laissant apercevoir l’arrondi du col de son t-shirt gris ; t-shirt qui a dû connaître pas mal de passages en machine, et dont l’arrondi baille légèrement, laissant dépasser quelques petits poils bruns et doux, tout simplement craquants. Quand je pense que j’ai la chance de connaître la magnifique anatomie qui se cache sous cette cotte ; et ce, pour la simple et bonne raison qu’une nuit pas si lointaine, j’ai eu la chance de faire l’amour avec cet adorable garçon. Je me demande toujours si ça a été une bonne chose : mais putain, qu’est-ce que ça a été bon !

    Le bomécano est en train de traficoter dans le capot d’une 406 coupé. J’ai le temps de le mater pendant un petit instant, avant que son sourire ne m’atteigne comme une caresse vraiment bienvenue.
    Je lui fais un signe de la main ; il me fait signe d’approcher. Il s’essuie les mains dans un grand bout de papier et il sort sur le trottoir. Son sourire est comme une caresse. Je traverse la route pour aller à sa rencontre.
     « Hey, Nico, ça fait un bail… » fait le bomécano en me claquant la bise. Toujours aussi adorable.
    C’est l’occasion de constater que, même rasée de près, la peau colonisée par sa barbe dégage un contraste sombre et plutôt viril avec la couleur plus claire de celle du reste de son visage.
    « Ça fait un moment que j’ai envie de passer te voir… ».
    « T’as bien fait… en plus, tu tombes bien, j’ai fini pour aujourd’hui… je vais me décrasser et je rentre… comment tu vas, Nico ? ».
    « Ça va… » je lâche machinalement.
    Mais on ne la fait pas au charmant Thibault. Dès que son regard s’est posé sur moi, il a su que ça n'allait pas. Et Thibault ce n’est pas le genre de mec à laisser tomber un pote qui n’est pas bien.
    « On dirait que ça va pas fort… » fait-il, tout gentil.
    J’essaie de sourire.
    « C'est Jé, c’est ça ? Il s’est encore conduit comme un goret ? ».
    « C’est un sujet compliqué… je ne sais pas trop par où commencer… » je m’embrouille.
    « Ecoute Nico… je vais me laver et je reviens… tu viens prendre l’apéro chez moi ? ».
    « Ok… avec plaisir… ».
    Le bomécano revient quelques minutes plus tard, simplement habillé de ce t-shirt gris que j’avais aperçu sous sa cotte, accompagné d’un short qui a été un jeans auparavant et d’une paire de vieilles baskets. Sa peau dégage cette odeur caractéristique du cambouis nettoyé par le savon industriel, odeur par-dessus de laquelle j’arrive à capter une subtile note de transpiration ; ses vêtements respirent la fraîcheur d’une lessive récente.
    Bref : dans ces habits qui ont un peu vécu, des habits pour le travail, dans ce délicieux bouquet olfactif de jeune mec bosseur, mais très clean, qui émane de sa personne, Thibault est tout simplement et tout naturellement beau. Eblouissant de charme et de droiture. Au final, sa beauté est comme sublimée par la simplicité de sa tenue. Vraiment, jamais l’habit ne fera le bogoss.
    Le bomécano me file un ticket, nous prenons le bus. Les platanes du Canal du Midi commencent à défiler sous mes yeux. Le bus s’arrête une première fois, puis une deuxième.
    C’est au troisième arrêt que je frôle le malaise par overdose de bogossitude. Car, à l’instant même où les portes s’ouvrent, c’est comme si on venait d’ouvrir devant moi les portes de la cage d’un fauve : je reçois en pleine figure l’image de la virilité incandescente du jeune contrôleur qui vient de monter dans le bus.
    La casquette noire caractéristique vissée sur la tête, le mec arbore une barbe bien noire bien taillée ; pas simplement une barbe de trois jours, mais trop longue non plus. Au premier abord, il semble afficher un regard un peu sombre et autoritaire.
    Le bus repart et le contrôleur se dirige droit sur moi, déclenchant immédiatement une accélération de mon rythme cardiaque, ainsi qu’un long et exquis frissons prenant naissance dans le bas du dos et remontant le long de ma colonne vertébrale jusque dans ma nuque.
    Il est désormais devant moi, il lève la tête, il me regarde. Vu de plus près, son regard se révèle marron vert et non noir comme lorsqu’il paraissait lorsqu’il était caché par l’ombre de la visière de la casquette. Dans ses yeux, quelque chose de pétillant fait office de sourire.
    Avec un ton de voix qui n’a au final rien de menaçant, il me dit : « Bonjour Monsieur, contrôle des titres de transport s’il vous plaît ».
    Il est tout près de moi, je profite de l’occasion furtive d’apprécier le mâle. Il est un peu plus petit que moi, il doit avoir 25 ans à tout casser, il fait à la fois jeune et très mec. Au début, j’avais cru deviner chez lui un côté typé reubeu, avec la barbe et le regard bien sombre ; pourtant, vu de plus près, je réalise qu’il n’est pas du tout reubeu, il est bien « européen » mais il a pourtant ce « type » de physique très brun, viril et ténébreux, avec un regard intense, pénétrant, (trans)perçant. Un regard qui n’est pas sans rappeler celui de mon Jérém.
    Pendant qu’il contrôle mon ticket, il tourne un peu la tête, comme pour regarder autour de lui : c’est là que je note qu’il a les cheveux très très courts sous sa casquette ; dès lors, même si cette casquette lui donne un côté violemment sexy, j’ai furieusement envie de le voir sans, de voir sa petite gueule de bad-boy mi-ange mi-démon au naturel, sans cet artifice vestimentaire, pourtant ô combien capable de transcender une bogossitude.
    Tout ça ne dure qu’une poignée de secondes : le bogoss me retend mon ticket en me disant : « Merci » ; ce à quoi je réponds également : « Merci » ; alors que, délice suprême, mes doigts effleurent les siens au moment où je récupère mon ticket.
    Le petit instant d’éternité s’achève, le jeune mâle s’éloigne, continuant ses contrôles dans le bus. J’ai ces nœuds dans le ventre à l’idée que tout ça n’a duré qu’une poignée de seconde, qu’il va bientôt disparaître de mon champ de vision. Mais, une fois arrivé au fond du bus, le voilà qui revient sur ses pas, et se cale contre la porte face à moi, mais sur ma gauche.
    Il va descendre à la station suivante, ou l’autre encore, j’ai encore quelques secondes, au mieux quelques minutes pour profiter de la vue de ce barbu brun incandescent.
    Je ne le quitte pas des yeux, lui hurlant intérieurement de me regarder, de planter son regard dans le mien, tout en craignant en même temps qu’il le fasse et qu’il ne s’aperçoive que je le fixe, comme hypnotisé, parce que c’est sûr j’ai le ventre secoué comme un tambour de machine à laver en fin de cycle essorage, j’ai furieusement envie de tout savoir de ce mec, à partir de son nom (son badge est bien accroché à sa veste ; mais, hélas, si nom il y a, il doit être du côté face cachée, car je n'ai rien vu quand il était près de moi, et ce n’est pas faute d’avoir regardé).
    A un moment, il me regarde, j’ai l’impression qu’il a capté un truc, ou pas, je n’arrive pas à savoir. Son regard reste un moment vers moi, j’ai l’impression qu’il plisse les yeux, comme par une sorte de « provocation » ou de façon de dire « je t’ai vu, et je vois bien que tu me mates » : je m’étonne moi-même d’arriver à soutenir le regard ; même si, au bout de quelques secondes, je finis par décrocher, en ressentant aussitôt une forte envie de me donner des baffes.
    Je cherche à ne pas le regarder ; pourtant, au bout de quelques secondes, mes yeux réclament déjà le contact avec la bogossitude. De son côté, le contact visuel est rompu, ce qui me permet de continuer à le regarder avec plus d’aisance. Le bogoss fouille dans son sac en bandoulière, il sort une petite bouteille en plastique de « ice-tea » ; il peine un peu à défaire le bouchon, puis il porte le goulot à ses lèvres. Un petit geste de rien, mais pourtant pas moins sexy : je suis captivé par sa pomme d’Adam qui monte et descend au passage de la boisson.
    Il referme la bouteille, la range dans son sac. Le bus arrive à la station suivante. Les portes s’ouvrent. Le beau contrôleur s’active pour quitter le bus. J’ai cette impression, même si sûrement ce n’est que dans ma tête, que juste avant de descendre, le bogoss a un petit regard vers moi.
    Les portes se referment, et je le regarde s’éloigner, retourner à sa vie. Le bus repart et j’essaie de me remettre doucement du choc d’avoir été contrôlé par l’un des contrôleurs les plus sexy, si ce n’est LE plus sexy de tous les contrôleurs que j’ai jamais vus.

    L’appart de Thibault est un peu plus en vrac que la dernière fois, mais toujours accueillant.
    « Désolé pour le bazar… ça c’est… ».
    Un peu partout, sur le canapé et sur les chaises, il y a des vêtements. Des vêtements qui à priori n’appartiennent pas à Thibault.
    « Jérém… » je le devance. Oui, dans le bazar, je reconnais bien la touche « Jérém ».
    « Oui, c’est ça… » m’explique le bomécano « le séjour c’est sa chambre, le canapé c’est son lit, et le dossier du canapé c’est sa penderie… ».
    Je reconnais la chemise blanche qui m’avait fait tant d’effet négligemment abandonnée sur un accoudoir du canapé. Envie de plonger mon nez dedans.
    « Une bière ? » enchaîne le bomécano.
    « Oui, avec plaisir… ».
    Thibault fait un aller-retour à son frigo et revient avec deux petites bouteilles à la main.
    « Vas-y, pousse le bordel, trouve-toi une place sur le canapé… » il me lance.
    Nous voilà assis côte à côte. Je bois une gorgée tout en regardant le jeune pompier avaler une bonne rasade, comme le ferait un mec assoiffé.
    « Ça fait du bien… » je l’entends souffler ; avant d’attaquer le vif du sujet « vas-y, raconte, qu’est-ce qui se passe ? ».
    « C’est compliqué à expliquer… depuis la semaine dernière, il est venu tous les jours à la maison… on a passé des moments incroyables… ».
    « Mais c’est génial, ça… ».
    « Oui… mais… c’est cette semaine que ça s’est gâté… on s’est un peu pris la tête… ».
    « En ce moment, Jéjé est un peu bousculé… surtout depuis le coup de fil… ».
    « Quel coup de fil ? ».
    « Il t’a pas parlé du coup de fil ? ».
    « Non… quel coup de fil ??? ».
    « Je lui ai pourtant dit de t’en parler… ».
    « Quel coup de fil ? » j’insiste, impatient, inquiet.
    « Ecoute, Nico… je préférerais que ce soit lui qu’il t’en parle… ».
    « Mais il ne me parle plus ! » je panique.
    « Il est chiant… Nico, écoute… je veux bien t’en parler… » fait le bomécano touché par ma détresse, avant de préciser « mais quand il t’en parlera, parce qu’il faut bien qu’il t’en parle à un moment ou à un autre, tu feras mine de l’apprendre de sa bouche, ok ? ».
    « Ok, mais dis-moi, s’il te plaît… ».
    « Les responsables du Racing* veulent le rencontrer dans quelque jour… ils envisagent de l’engager dès la rentrée… »

    (* Toute référence à des équipes de rugby, et à leurs responsables, joueurs, collaborateurs de l’époque où se déroule ce récit doit être considérée comme étant purement fictive).

    « Et c’est où le Racing ? » je m’exclame par réflexe, moi qui ne connaît rien au monde du rugby.
    « C’est le nouveau club de… Paris… il est né cette année de la fusion de deux équipes… ».
    Les mots de Thibault tombent sur ma tête comme un coup de massue. Je suis assommé.
    « Dans quelques jours ! » je m’entends exclamer, sans même réfléchir.
    « Quelques jours ! » je répète, abasourdi. J’ai la tête qui tourne, les idées qui se brouillent ; j’ai l’impression que le ciel va me tomber sur la tête ; je débite sans réfléchir, je suis en roue libre « je vais le perdre, je le savais que ça se finirait comme ça… ».
    « Ne dis pas ça, Nico… » fait Thibault en passant un bras autour de mon cou.
    « Si, je vais le perdre… ».
    « Moi aussi ça me fait de la peine qu’il parte, mais Paris ce n’est pas au bout du monde, c’est à une heure d’avion… ».
    « On va plus se voir… c’est fini… ».
    « Nico, je sais que c’est dur pour toi, je sais à quel point tu tiens à lui… mais c’est une énorme chance pour lui, tu le comprends… c’est son rêve qui devient réalité… ».
    « Je sais… mais je sais aussi que Paris, c’est la grande ville… pour un rugbyman bogoss c’est Disneyland… il va mener la belle vie, il va croiser plein de nanas et de mecs qui voudront coucher avec lui… il m’oubliera super vite quand il sera là-bas… ».
    « Ça c’est pas possible, crois moi… ».
    « Pourquoi tu dis ça ? ».
    « Parce que lundi soir, quand il est rentré, j’ai senti qu’il n’était pas bien… il venait de recevoir cette fabuleuse nouvelle, je m’attendais à qu’il soit fou de joie… il avait par mal bu et fumé, il avait la mine des jours où quelque chose le tracasse vraiment… j’ai bien senti que c’était l’idée de partir loin de toi qui le travaillait… alors, je lui ai demandé quand il comptait te l’annoncer… ».
    « Et qu’est-ce qu’il a dit ? ».
    « Il a réagi comme à son habitude quand il préfère esquiver quelque chose au lieu de l’affronter… il s’est énervé… ».
    « C’est pour ça qu’il ne vient plus me voir… c’est sa façon de me larguer avant de partir ! ».
    « Tu te trompes, Nico… je suis sûr que c’est aussi dur pour lui que pour toi… il ne l’avouera jamais, mais il redoute de t’en parler… il redoute de te perdre… lui aussi il a peur que tu l’oublies, que tu ailles voir ailleurs… ».
    « Comment tu sais ça ? ».
    « Il me l’a dit, Nico… il me l’a dit lundi soir… ».
    « Il t’a dit quoi exactement ? ».
    « Je te passe les détails… c’étaient des mots lancés avec deux grammes d’alcool dans le sang, mais c’est bien ce que j’ai compris… ».
    « Quand je pense que depuis une semaine ça se passait si bien entre nous… mardi dernier je lui ai dit que j’en avais marre d’être son punching ball et de supporter ses sauts d’humeur… depuis, il est revenu tous les jours… et il était de plus en plus adorable… ».
    « C’est drôle… » fait le bomécano.
    « Qu’est-ce qui est drôle ? ».
    « En fait, on a eu à peu près la même conversation, Jéjé et moi… ».
    « Quand, ça ? ».
    « Je crois que c’était lundi de la semaine dernière, je crois… enfin, c’est sûr, c’était lundi dernier, car en général le lundi il finit assez tôt et c’est le seul soir de la semaine où je ne suis pas encore couché quand il rentre… ».
    « Et vous avez parlé de quoi ? ».
    « Au bout de quelques bières, Jéjé a fini par évoquer cette nuit que nous avons passée tous les trois ensemble… j’ai eu l’impression qu’il avait comme envie de se justifier, comme s’il regrettait ce qui s’était passé… il a essayé de mettre ça sur le dos du tarpé, de l’alcool… ».
    « Alors que c’est lui qui a lancé l’idée… » je commente.
    « C’est ce que je me suis dit aussi… j’ai trouvé ça culoté de sa part… et comme ça faisait depuis cette nuit que j’avais envie de lui parler de ce qui s’était passé, j’ai saisi l’occasion… ».
    « Tu lui as dit quoi ? ».
    « Je lui ai dit qu’il n’a pas à se comporter avec toi comme il l’avait fait cette nuit-là… je lui ai dit qu’il finirait par te perdre s’il continuait à jouer les machos arrogants, à te traiter comme un jouet, à se raconter que votre relation n’a aucune importance, et à ne pas assumer ce qu’il y a de beau entre vous deux… ».
    « Et Jérém ? ».
    « Il m’a dit que je le gonflais… c’est sa façon à lui de dire qu’il a bien reçu le message… ».
    « Il me le dit souvent… ».
    « C’est que tes messages sont percutants… ».
    « Si tu le dis… » je fais, un brin dérouté.
    Je réalise soudainement que je m’étais un peu hâtivement persuadé que la seule raison du changement de Jérém pouvait être la conversation qu’on avait eu le mardi précèdent : j’aurais dû me douter mon « influence » sur mon bobrun ne pouvait pas, à elle seule, avoir un tel pouvoir. Je viens de comprendre qu’en amont de cela, un ami avait déblayé le terrain. Alors, merci Thibault.
    « Si c’est pas indiscret… » fait le bomécano « pourquoi vous vous êtes pris la tête ce lundi avec Jéjé ? ».
    « Le problème c’est que… (je ne peux pas lui parler de la pipe manquée)… il n’assume toujours pas ce qui se passe entre nous… pourtant j’ai essayé de le rassurer, de lui ai dit que je tenais vraiment à lui… ».
    « Et il a réagi comment ? ».
    « Il n’a rien dit… du coup, je lui ai demandé où nous en étions tous les deux… ».
    « Peut-être qu’il en faut pas lui en demander tant… ».
    « Mais c’est dur de ne rien savoir de ce qui se passe dans sa tête… ».
    « Tu l’as dit toi-même, Nico, il est venu te voir tous les jours… et ça se passait de mieux en mieux… c’est pas parce qu’il ne met pas des mots sur ses ressentis, qu’il n’en a pas… ».
    Oui, Thibault a raison. Depuis plusieurs jours et de façon de plus en plus claire, Jérém a montré son attachement pour moi. Sinon, pourquoi serait-il revenu me voir tous les jours, en s’attachant à tenir compte de mes envies – mon kif, les poils non rasés, la tenue chemise-cravate ? Pourquoi aurait-il accepté les bisous, les câlins, les caresses ?
    Dans un coin de sa tête, et de manière tout à fait consciente, j’en suis sûr, Jérém a commencé à accepter d’« être bien » avec moi : le bobrun a eu tout le temps de réfléchir à tout ça, lorsqu’il est seul, pendant qu’il travaille ; alors, si chaque jour il est revenu vers moi, c’est la preuve que cette situation lui convient ; et qu’il a besoin de nos moments ensemble.
    Je me rends compte à quel point ça a été très maladroit de chercher à le provoquer, à le taquiner sur ses envies, à le pousser à reconnaître qu’il tient à moi.
    Alors, cette pipe ratée que j’ai d’abord considérée comme la seule cause de son changement de comportement, ce n’est peut-être en réalité que la goutte qui a fait déborder le vase. Peut-être que le « mal » était déjà fait avant ; peut-être que Jérém avait commencé à faire marche arrière lorsque j’avais voulu à tout prix provoquer des réactions de sa part.
    Comme lors de ce baiser « exigé » avant de le sucer : sa façon de claquer ce baiser, comme une gifle, était peut-être un premier signe du fait que j’étais en train d’aller trop loin.
    Je réalise que ma plus grande erreur a été l’impatience de vouloir aller trop vite, l’entêtement à exiger de Jérém plus que ce qu’il est prêt à donner.
    J’aurais dû attendre que notre complicité grandisse en silence, apprécier les doux moments de complicité : comme après la première pipe, pendant l’échange de tarpé ; quand, l’air de rien, ses doigts se sont posés sur mes cheveux, pour les caresser doucement. A cet instant précis, tout se passait en silence, mais tout semblait si limpide entre nous.
    Est-ce que cette pipe qu’il a voulu essayer, c’était aussi une façon de me « dire » que les choses pouvaient avancer entre nous, mais à la seule condition de ne pas les nommer pour l’instant ?
    Peut-être que si j’avais été plus discret, avant et pendant cette pipe, les choses se seraient passés autrement entre nous… est-ce que c’est moi qui a tout gâché ?
    Face à son malaise d’être surpris en flagrant « délit » de fellation, j’ai paniqué et j’ai voulu essayer de rattraper le coup : c’est là, en cherchant à le mettre en confiance, mais avant tout à me rassurer, que j’ai fini par trop en dire, par trop en faire.
    « C’est trop bon ce qu’on vit depuis une semaine… tu es tellement différent, tellement adorable… ».
    En mettant Jérém face à ses changements de manière beaucoup trop frontale pour qu’il accepte de les reconnaître, je n’ai eu d’autre résultat que d’empirer les choses.
    Et même si je me suis retenu de prononcer ces trois mots magiques qui riment si bien avec Jérém, mon bobrun a quand-même dû les percevoir dans mon élan, dans mon émotion, mon regard, comme dans un livre ouvert. D’où, sa marche arrière à toute vitesse, le déploiement de la technique « Hérisson », matérialisés dans ses mots froids et laconiques :
    « Ne te monte pas la tête, Nico… ».
    Eclairé par le récit de Thibault, me parlant d’un Jérém perturbé à l’idée de partir loin de moi, je me dis que, bien sûr mon bobrun a lui aussi doit se poser la question de « où l’on va tous les deux », même avant ce fameux coup de fil : et je réalise que, ce qui le fait fuir, c’est justement sa peur de mettre ça sur le tapis, de se dévoiler.
    J’aurais dû me rendre compte qu’à ce stade, mon Jérém était bien davantage un p’tit mec qui a peur de ses sentiments qui le brûlent, des sentiments qui sont à ses yeux, un peu sa faiblesse, plutôt qu’un p’tit macho qui a peur d’une pipe. Ce qui le rend profondément attachant.
    « Tu dois avoir raison… » je finis par admettre.
    Oui, Thibault a raison. On dit que le plus grand défi de l’amitié, c’est de nous faire grandir. Thibault, c’est un vrai pote.
    Soudainement, je me sens très con.
    « Ne te laisse pas décourager, Nico… » fait le charmant Thibault en me caressant l’épaule avec sa main à la fois douce et rassurante « s’il ne vient pas te voir, vas lui parler… vas-y doucement, mais dis-lui ce que tu ressens, n’aie pas peur… ».

    Si seulement c’était facile, mon Thibault. Aller lui parler, quand et comment ? Pour lui dire quoi ?
    Entre le petit « accident » de la pipe raté, mes mots et mon attitude trop étouffantes, la nouvelle de son départ imminent pour Paris, la discussion avec Thibault, tout ça en un laps de temps très réduit : voilà qui a dû remuer pas mal de choses dans sa petite tête de nœuds.
    Alors, s’il n’a pas envie de me voir, qu’est-ce que je peux bien faire pour changer cela ?
    Pourtant, le temps presse : son départ est imminent : si je le laisse s’éloigner maintenant, je ne vais pas avoir le temps de le rattraper.
    S’il le faut, dans sa tête, Jérém est déjà à Paris, dans sa nouvelle vie ; une nouvelle vie où il n’y a aucune place pour moi.
    S’il ne veut plus me voir, c’est peut-être qu’il essaie de m’oublier… peut-être qu’il veut que je l’oublie aussi…
    Mais il ne peut pas me demander ça, et surtout pas me l’imposer de cette façon ! J’ai droit à qu’il vienne m’annoncer son départ pour Paris ! Et puis, il reste la question de la chaînette ; et aussi, celle du maillot que j’ai ramené de Londres et que je ne lui ai toujours pas donné.
    Il faut qu’il revienne à tout prix à la maison, il faut que je puisse lui parler tranquillement, il faut que je lui dise que j’ai besoin de lui, que je ne veux pas le perdre.
    Me voilà face à un double challenge. Le premier, c’est de le faire revenir chez moi ; le deuxième, c’est d’arriver à lui parler avec mon cœur sans le faire fuir encore plus loin.
    C’est dur d’aimer quelqu’un qui a peur d’aimer et de se laisser aimer.
    C’est dur, les histoires entre garçons. Pourtant, c’est bien leur complexité, leur fragilité, ainsi que les difficultés qui se dressent sur leur chemin, notamment lorsqu’elles ne sont pas assumées au grand jour par l’un des protagonistes, qui en font justement leur beauté particulière.
    Ce mercredi soir, je me sens très triste. Jérém ne veut plus me voir et je me sens impuissant à inverser le cours des choses. Je me plonge dans les souvenirs, comme s’ils pouvaient m’aider à le faire revenir.
    Je plonge mon nez dans ce t-shirt dérobé un matin, au petit matin, dans sa salle bain ; je plonge mon nez dans ce tissu doux comme sa peau et qui sent toujours l’odeur de sa peau ; je me glisse sous les draps en amenant avec moi ce trésor inestimable, les trois photos dont l’adorable Thibault m’a fait cadeau il y a quelques temps.
    Je pose les trois images sur le drap, devant moi, et je me sens comme happé par les histoires qu’elles racontent : Jérém assis sur la pelouse de la prairie des Filtres, en position demi allongée, les bras tendus vers l’arrière et les mains posés à plat sur le sol ; habillé d’un simple jeans et d’une chemise à carreaux noirs et blancs, les manches retroussées, ouverte sur un t-shirt blanc sur lequel sa chaînette de mec est négligemment abandonnée ; le bogoss regarde l’objectif avec son plus beau regard ténébreux : voilà une tenue et une attitude très, très, trèèèèèèèèèèèès mec…
    Une autre photo, mon Jérém en maillot de rugby.
    Sur la dernière, mon bobrun est sur la plage, torse nu, le bronzage ajoutant des couleurs à sa peau mate, la lumière du soleil mettant en valeur et en relief la musculature parfaite de son corps.
    Non, je ne me lasse pas de regarder ces images qui, prise à distance de quelques mois l’un de l’autre, matérialisent sous mes yeux le chemin parcouru par la virilité de mon bobrun : c’est beau de voir un adolescent devenir un vrai petit mec. En fait, ces photos, racontent à la fois chacune une histoire, tout en étant les chapitres d’une magnifique saga, « La vie de Jérémie Tommasi ».
    Je vais inlassablement de photo en photo, cherchant à percer le mystère de son regard ténébreux, de déceler ce qui se cache derrière cette petite pointe de tristesse qui est omniprésente dans son regard, même dans son sourire le plus lumineux.
    Je finis par ranger les photos dans un tiroir de ma table de nuit ; j’éteins la lumière et je me glisse sous les draps. Au gré de mes mouvements, je sens une fois de plus les mailles de sa chaînette rouler sur ma peau. Un frisson géant parcourt ma colonne vertébrale : j’ai l’impression de sentir son corps contre le mien, ses mains dans mes cheveux, ses lèvres sur les miennes, sa langue sur ma peau ses doigts sur mes tétons, sa queue en moi. Je bande à en avoir mal. Et je pleure à en avoir mal.
    Je n’arrive pas à trouver le sommeil. Je n’ai même pas envie de me branler. Vers 1 heure du mat, je craque et je lui envoie un nouveau sms :
    « Hey, tu viens chercher ta chaînette ? ».
    Le sms envoyé, je me sens apaisé. Je m’endors peu de temps après, certain, une fois encore, que le lendemain matin j’aurai sa réponse.

    Jeudi 09 août 2001
     
    Ce matin, je ne suis pas bien. Je n’ai pas trop mal dormi, pourtant je n’ai pas envie de me lever. La journée commence mal : il n’y a toujours aucun sms sur mon portable.
    Je n’ai pas envie d’affronter une nouvelle journée sans Jérém, une nouvelle journée à me poser des questions, à attendre, à me sentir impuissant à faire avancer les choses.
    Il fait très beau et très chaud. Je me demande avec quelle tenue le bogoss pourrait débarquer, si seulement l’envie lui en prenait. A pouvoir choisir, j’adorerais le retrouver en débardeur blanc et casquette à l’envers ; j’ai envie de lui ; sa présence me manque ; sa puissance sexuelle me manque ; 72 heures qu’il me manque.
    La matinée s’écoule morose, l’après-midi est une succession d’espoirs sans cesse déçus. 17h25… il ne viendra plus.
    Je sors et je me mets à marcher. Je marche, je marche, je marche. J’ai envie de bouger pour me changer les idées. J’ai envie d’aller voir mon Jérém, mais je crains sa réaction, son hostilité qui trancherait brutalement avec l’accueil si chaleureux de dimanche dernier. Dimanche dernier, il y a tout juste 4 jours ; pourtant, ces bons moments me semblent si lointains, j’ai l’impression qu’ils appartiennent presque à une autre vie. Je me demande si je ne les ai pas juste rêvés.
    J’ai beau m’imposer des détours, tenter l’évitement : mes jambes finissent toujours par me diriger là où le cœur les amène. Je n’ai pas marché une demi-heure que je me retrouve dans la rue de Metz en direction d’Esquirol.
    Les dés sont lancés, autant y aller franco : je vais me pointer à la brasserie, et m’installer en terrasse pour prendre un verre. Au fond, j’ai droit. Je m’attends, je me prépare à me faire fulminer du regard : pourvu juste qu’il ne m’ignore pas, et que ce soit bien lui qui vient me servir.
    Je sens sa chaînette se dérober entre ma peau et mon t-shirt au gré de mes pas : oui, je vais y aller avec le prétexte de la chaînette, mais je ne vais pas la lui donner pour autant ; je vais juste lui demander de venir la chercher. Je suis à quelques dizaines de pas de la brasserie, je la retire de mon cou, je la glisse dans ma poche. Je m’impose de continuer à avancer vers la terrasse, désormais en vue, alors que le cœur s’emballe mètre après mètre.
    Ça y est, je suis devant l’entrée de la terrasse ; mon bobrun est là, jeans marron et t-shirt noir bien ajusté, craquant à souhait. Il est en train de servir des clients ; lorsqu’il finit de vider son plateau, il débarrasse une table voisine ; puis, il se retourne pour répartir ; c’est là que son regard capte ma présence ; le bogoss semble surpris, mais il fait mine de m’ignorer et il disparaît avec son plateau.
    Sur le coup, j’ai presque envie de me tirer ; puis, je me dis que désormais je suis là, alors il faut y aller : de plus, il n’y a pas encore grand monde en terrasse à cette heure, c’est le bon moment pour l’« affronter ».
    Je repère une table un peu isolée et je m’y installe. Jérém revient avec un plateau chargé. Lorsqu’il repère ma position, exit le sourire incendiaire de dimanche, son regard est noir, orageux.
    Apparemment, le bobrun est seul au service pour l’instant ; il ne pourra pas m’ignorer, il sera obligé de venir me voir. Le bogoss disparaît de nouveau à l’intérieur ; mon cœur continue à s’emballer de seconde en seconde en attendant qu’il revienne.
    Lorsqu’il réapparait, il fonce directement sur moi ; on dirait un jeune taureau en train de charger.
    « Qu’est-ce que tu fais là ? » il me lance sèchement, sans préliminaires.
    « Bonjour Jérém… j’ai envie d’une bière blanche… ».
    « Tu peux pas t’en acheter à la superette ? » fait-il, l’air agacé.
    « La superette ne fournit pas le serveur avec… ».
    « Tu veux quoi, tu vois pas que je bosse ? ».
    « Je sais… mais comme tu ne viens plus me voir à la pause, je viens prendre des nouvelles… ».
    « C’est pas le moment… ».
    « Tu pourrais au moins répondre à mes messages ! ».
    « J’ai pas le temps… ».
    « Des conneries ! ».
    « T’as ramené ma chaîne ? » fait-il froidement.
    « Non, elle est à la maison… ».
    « Tu fais chier ! ».
    « Passe demain, je te la donnerai… ».
    « Je t’ai dit que je n’ai pas le temps ! ».
    « T’as plus de pauses ou quoi ? ».
    « Ne me casse pas les couilles, Nico, et ramène-la-moi ! ».
    « Ok, je ne te casse pas les couilles, mais si tu veux ta chaînette, il va falloir venir la chercher ! ».
    « Tu m’emmerdes !! » il me balance, mauvais, juste avant de repartir à l’intérieur, alors que son patron vient de l’appeler.
    Il revient une minute plus tard, il plante la bière devant moi.
    « Bois la vite et tire-toi… ».
    « Tu viens demain ? ».
    « Ecoute-moi bien… si je viens, ce sera juste pour récupérer ma chaînette, et je me casse ! ».
    « Mais pourquoi ? ».
    Mais le bogoss est déjà reparti servir d’autres clients.
    Je n’ai plus envie de ma bière ; pourtant, je la bois presque d’un trait, impatient de partir de cette terrasse ; regarder le beau serveur, si avenant avec les autres clients, alors qu’il est si cassant avec moi, et ça m’est insupportable.
    Je rentre à la maison encore plus triste que j’en suis parti. Je préférerais encore être en train de me demander si demain il va venir, plutôt que de me dire qu’il va venir juste pour récupérer sa chaînette.
    Est-ce qu’il va seulement venir Jérém, demain ? Comment je vais m’y prendre pour lui parler, alors qu’il a l’air si remonté envers moi ? Quoi lui dire ? Quelle relation envisager, alors que la distance va rendre encore plus compliqué ce qui est déjà pas mal compliqué à la base ?
    Dans mes draps, dans le noir, je tente de me rassurer en repensant aux mots de Thibault quand je lui ai parlé de ma peur que Jérém m’oublie, une fois à Paris :
    « Ça c’est pas possible, crois moi… j’ai bien senti que c’était l’idée de partir loin de toi qui le tracassait… je lui ai demandé quand il comptait te l’annoncer… il a réagi comme à son habitude quand il veut balayer des choses qu’il ne sait pas affronter… il s’est énervé… je suis sûr que c’est aussi dur pour lui que pour toi… il redoute de t’en parler… il redoute de te perdre… lui aussi il a peur que tu l’oublies, que tu ailles voir ailleurs… ne te laisse pas décourager, Nico… vas-y doucement, mais dis-lui ce que tu ressens, n’aie pas peur… ».
    Vraiment adorable, ce Thibault. Ce Thibault dont la position n’était pas vraiment la plus facile à tenir, tout aussi bien vis-à-vis de son pote que de moi. Tout pris par mes soucis, je ne pouvais pas m’en rendre compte.
    Pourtant, après la nuit que nous avions passé tous les trois ensemble, après les avoir vus si proches – les fronts collés, les lèvres frémissantes prêtes à se rencontrer, au moment où nous nous donnions du plaisir, tous les trois emboités, ivres de plaisir – je m’étais posé des questions sur une éventuelle attirance, sur d’éventuels désirs existants entre les deux potes, au-delà de leur amitié ; je m’étais même demandé si ce plan à trois n’était pas une façon, consciente ou pas, de rapprocher leurs désirs refoulés ; je m’étais inquiété du fait que ce plan puisse leur donner des idées, créée un précèdent, démystifier certains tabous, rendre possible un rapprochement sensuel que jusque-là les deux potes s’étaient interdits.
    De plus, lors de ma rencontre avec Thibault au lendemain de cette fameuse nuit, j’avais pressenti que quelque chose tracassait le bomécano au sujet de son pote ; qu’il y avait des non-dits dans son discours ; qu’il n’était pas aussi bien dans ses baskets que son discours semblait l’affirmer ; que, derrière son désir de nous voir, Jérém et moi, heureux, ensemble, le bomécano s’oubliait, lui, une fois encore.
    Cependant, trop absorbé par ce qui se passait avec Jérém, hier après-midi encore, j’ai été voir Thibault plus pour discuter de son pote que pour avoir de ses nouvelles. En fait, je ne lui ai pas du tout demandé de ses nouvelles. J’avais trop besoin de m’abandonner, de me sentir enveloppé et rassuré par sa bienveillance ; une fois encore, je n’ai pas été déçu. Ainsi, j’ai trop vite oublié mes doutes, mes craintes. J’ai oublié de m’intéresser à ce que le bomécano ressentait vraiment.
    Alors, je ne pouvais pas savoir que Thibault pensait souvent à la façon qui était la mienne de parler de Jérém, de le désirer, de caler les battements de son cœur sur les siens ; je ne savais pas qu’en son for intérieur, le bomécano se disait aussi qu’il donnerait cher si un jour, une nana, ou même un garçon, pouvait poser sur lui le regard plein d’admiration et d’amour que je portais sur son pote Jérémie.
    Non, je ne savais pas ce qui tracassait réellement l’adorable Thibault en ce mois d’aout 2001.
    Il y a une raison à cela : en fait, si le bomécano était à la fois de confident de Jérém et le mien, ni Jérém ni moi n’étions le sien.
    Ce que je ne savais pas non plus à cet instant précis, c’est que – sans doute par pudeur, par désir de ne pas m’inquiéter, ou tout simplement par besoin d’oublier – le bomécano avait omis de me parler de la partie la plus houleuse de la discussion avec son pote.

    Mardi 07 août 2001, 1h55.

    Lorsque Jérémie rentre du taf, après avoir traversé la chaude nuit toulousaine, la chemise complètement ouverte, la cravate défaite pendouillant de chaque côté de son cou, un bout de joint entre les doigts, Thibault est toujours debout. Il est très tard, mais son pote l’a attendu pour fêter la bonne nouvelle tombée dans l’après-midi.
    Dès qu’il franchit la porte, il le prend dans ses bras et le serre très fort contre lui, tout en lui lançant :
    « Si tu savais comment je suis content pour toi… ».
    « Il fallait pas m’attendre… » fait Jérém, la voix basse et lente, en écrasant le bout du joint entre ses doigts.
    « Il fallait bien fêter ça… » répond le bomécano en lui tendant une bière, simple geste de partage ; même si, d’après l’haleine alcoolisée de son pote, Thibault devine que son Jéjé a déjà bu plus que son dû.
    « J’étais fou depuis que j’ai reçu ton sms… » enchaîne le bomécano.
    « C’est gentil, mais ça pouvait attendre… tu te lèves tôt demain… ».
    « On s’en tape de ça… » fait Thibault, tout excité « alors, qu’est-ce qu’il t’a dit exactement l’entraîneur au téléphone ? ».
    « Il faut que je le rappelle demain matin… je venais de reprendre le taf, et je n’ai pas tout compris… apparemment, un type m’a vu jouer plusieurs matchs cette année et il en a parlé aux dirigeants du Racing… ils veulent me rencontrer vers le 20 de ce mois-ci… ».
    « Ah, putain, j’en étais sûr… ça devait arriver, c’était obligé… tu es un vrai artiste du ballon ovale et il fallait que quelqu’un s’en rende compte tôt ou tard… ».
    « Doucement… ils veulent d’abord me faire passer des tests… ».
    « C’est quand même la pro D2 ! »
    « Oui… ».
    « Je suis fier de toi, Jé… tu vas passer pro… tu te rends compte ? C’est génial… vraiment génial ! ».
    « Merci… » fait Jérém, en se dirigeant vers la fenêtre, le regard fuyant.
    Thibault s’approche de lui.
    « Mais t’as pas l’air si emballé que ça… ».
    « Je suis fatigué de ma journée… ».
    « On dirait que quelque chose te tracasse, Jé… ».
    « Est-ce que je vais être à la hauteur, Thib ? ».
    « Bien sûr que si… ».
    « Si je me vautre, j’aurai l’air d’un con… ».
    « Mais tu ne vas pas te vautrer, tu vas faire un malheur ! ».
    « Ça va être dur… » fait Jérém, en allumant nerveusement une cigarette.
    « Ça va me faire drôle de ne plus te voir tous les jours… ».
    « M’en parle pas… qui va être là pour m’empêcher de faire des conneries ? » fait Jérém.
    « C’est bien ce qui me tracasse le plus… » rigole le bomécano.
    « Mais tu viendras me voir à Paris… enfin… s’ils me gardent… ».
    « Bien sûr qu’ils vont te garder… et bien sûr que je viendrai te voir… je viendrai pour te remonter les bretelles… ».
    « Tu m’as tout appris au rugby… » fait Jérém, avec une pointe de mélancolie.
    « Je vous ai juste fait vous rencontrer, le rugby et toi… mais tout ce que tu sais faire aujourd’hui, tu ne le dois qu’à toi-même… à tout le travail que tu as fourni… ».
    Jérém sourit, mais son sourire parait forcé, teinté de tristesse.
    « J’en connais un à qui tout ça, ça va faire drôle… » enchaîne Thibault.
    « Qui donc ? ».
    « Bah, Nico… ».
    « Ah… oui… enfin… tu parles… ».
    « Tu vas lui annoncer quand ? ».
    « Je n’ai pas de compte à lui rendre… ».
    « Ne fais pas le con, Jé… Nico tient vraiment à toi… ».
    « Je vais juste arrêter de le voir, il va m’oublier… ».
    « Tu peux pas faire ça… ».
    « Si… ».
    « Ecoute-moi bien Jé… je m’en fous de ce qui se passe entre vous deux… mais putain, Jé… tu lui dois au moins une explication ! ».
    « Je ne lui dois rien du tout, il n’est rien pour moi ! »
    « Arrête, Jé… sois honnête avec toi-même… je ne t’ai jamais vu aussi bien que depuis que vous êtes… ».
    « On est rien du tout, je te dis… ».
    « Tu vas vachement mieux depuis que vous vous voyez… ».
    « Moi j’ai surtout l’impression que tout est plus compliqué… ».
    « Ton départ va lui mettre une sacrée claque… ».
    « De toute façon, lui aussi s’en va de Toulouse… ».
    « Oui, mais Bordeaux ce n’est pas Paris… quand il reviendra le week-end, tu seras aux quatre coins de la France en train de courir après ton premier Brennus… ».
    « De toute façon, ça a trop duré, il est grand temps qu’on arrête tout ça… ».
    « Je ne te crois pas une seule seconde quand tu dis que Nico n’est rien pour toi… ».
    « Arrête avec ça, Thib… je te jure, arrête avec ça… je vais couper les ponts… j’aurais dû le faire il y a longtemps… ».
    « Tu vas le détruire… ».
    « T’inquiète pas pour lui, il va vite trouver un autre mec pour s’amuser… ».
    « Mais c’est toi qu’il veut, c’est toi qu’il aime… et toi aussi tu es bien avec lui… tu vas pas arriver à le larguer comme ça, sans états d’âme… ou alors tu vas le regretter… ».
    « Allons, tu me connais, Thib… j’ai toujours fait ça avec les gonzesses… ».
    « Mais est-ce que tu vas pouvoir le faire avec Nico ? ».
    « Je te dis d’arrêter avec ça… je ne suis pas pd !!! » se braque Jérém, en montant brusquement le ton de la voix.
    « Mais on s’en fiche de ça ! » fait Thibault, comme un cri du cœur.
    Le bomécano regarde son pote et il voit un garçon fatigué, étourdi par le tarpé qu’il a fumé en chemin, par l’alcool qu’il a bu à la fin de son service ; le bomécano est interloqué par son attitude, par la virulence de ses réactions ; il est attristé face au déni dont il fait preuve vis-à-vis de ses sentiments pour Nico, par la violence qu’il emploie contre soi-même pour se cacher de la vérité.
    « Tu crois que c’est moi qui a été le chercher ? » lance Jérém de but en blanc, très énervé « c’est lui qui a voulu qu’on « révise »… il m'a proposé de réviser juste pour se faire baiser… j’aurais jamais dû le laisser venir chez moi ! ».
    « Arrête Jéjé, dis pas n’importe quoi… ».
    « Il n’y a que la queue qui l’intéresse… il en a déjà vu d’autres des queues, je te rassure… et toi aussi tu l’as baisé… t’as bien vu… ».
    « Je ne suis pas sûr que c’était une bonne idée… en tout cas, ce que j’ai vu, c’est un gars adorable, qui est vraiment amoureux de toi… ».
    « Tu me gonfles ! » fait Jérém en montant encore le ton.
    « Arrête un peu, Jé… calme-toi… ».
    « Je me calme si je veux… ».
    « Quoi qu’il se passe dans ta vie, je serai toujours ton pote ! » fait le bomécano en saisissant le biceps de son Jéjé.
    « Tu m’as saoulé ! » s’emporte Jérém, tout en se dégageant brusquement du contact de son pote. Il écrase sa cigarette fumée qu’à moitié sur le rebord de la fenêtre, avant de la balancer dans la rue. Il traverse la pièce, rattrape sa chemise, l’enfile sans la boutonner et se dirige vers la porte de l’appart. Thibault lui enjambe le pas.
    « Tu vas où ? ».
    « Je vais prendre l’air… ».
    « Attends… » fait le bomécano en le saisissant pas l’épaule.
    « Mais lâche-moi, putain !!! » se rebelle le bobrun, en repoussant violemment le jeune pompier.
    Thibault arrive cependant à refermer le battant de la porte sous le nez de son pote.
    « Tu vas me laisser passer… » fait Jérém, menaçant, le regard noir fulminant de colère.
    « Sinon… ».
    « Sinon tu vas prendre mon poing dans la gueule… ».
    « Essaie donc pour voir… ».
    « Je ne rigole pas ! ».
    « T’es vraiment qu’un petit con, Jé ! T’es beau comme un Dieu, mais qu’est-ce que tu peux être buté ! A force de ne pas assumer ce que tu es, tu fais du mal à quelqu’un qui t’aime vraiment… et que tu aimes aussi… mais le pire, c’est que tu te fais du mal à toi, tu t’empêches d’être heureux, tu t’en empêches tout seul ! » fait le bomécano en perdant son sang-froid.
    Lorsque Jérém charge Thibault, il a la violence d’un fauve enragé. Thibault arrive à le repousser, puis à le maîtriser. Les deux potes se retrouvent réciproquement entravés, les mains de l’un saisissant fermement les biceps de l’autre, les fronts et les nez collés, le souffle de l’un sur le visage de l’autre.
    « Lâche-moi, Thib… ».
    « Arrête Jéjé, tu es fatigué… couche-toi… on arrête de parler de tout ça… ».
    « J’ai envie de marcher et je vais aller marcher… ».
    « C’est pas une bonne idée, à cette heure-ci, dans ton état… ».
    « Tu ne vas pas me donner des ordres ! ».
    « Tu as bu, Jé… ».
    Jérém est épuisé, il respire fort ; petit à petit ses biceps cessent d’opposer résistance à ceux de son pote.
    « Je suis désolé, Jé… je sais que je n’ai pas à me mêler de ta vie… » tente de le raisonner Thibault « mais je veux juste que tu saches que je serai toujours là pour toi… quoi qu’il arrive… même quand tu seras à Paris, tu peux m’appeler n’importe quand… tu le sais, hein ? ».
    C’est par les mots, par le ton de sa voix, par ses bras qui enlacent désormais, par des caresses légères, douces, pleines s’affection qu’il dispense sur sa nuque, que Thibault tente d’apaiser son Jéjé.
    Petit à petit, ce dernier semble s’abandonner à l’accolade de son pote, le serrant à son tour dans ses bras, plongeant son visage dans le creux de son épaule.
    Il y a quelque chose de profondément apaisant dans le contact avec la peau chaude de l’autre, dans cette étreinte, dans cette complicité de potes. Les respirations se mélangent, l’un comme l’autre ressentent du bonheur en écoutant le souffle de l’autre.
    Puis, à un moment, Jérém relevé la tête, repousse un peu son pote ; les regards se croisent, se figent d’un dans l’autre ; les déglutitions se font nerveuses, les respirations de plus en plus profondes. A nouveau, les fronts humides de transpiration se rencontrent, les souffles se mélangent, les nez se collent, s’écrasent l’un contre l’autre.
    Puis, à un moment, tout doucement, les deux saillies commencent à glisser l’une sur le côté de l’autre.
    Soudainement, Jérém a un mouvement brusque de recul.
    « Je vais faire un tour… » il annonce, la voix basse, le regard fuyant, avec un ton qui est sans appel.
    « Jé… » tente de le retenir son pote.
    Mais déjà le jeune serveur a passé la porte de l’appartement et disparaît dans le couloir sombre.

    Dans ses draps, le bomécano se demande si ça a été une bonne idée d’accepter que son Jéjé s’installe chez lui. Certes, il ne pouvait pas laisser tomber son meilleur pote au moment où il se retrouvait dans la panade… mais c’est la troisième fois que les choses manquent de déraper entre eux. Et ça, ça ne doit plus jamais arriver.
    Pourtant, l’envie est bel et bien là, et elle grandit chaque jour depuis que son pote s’est installé chez lui. Partager l’appart, c’est affronter la promiscuité du quotidien ; c’est regarder son pote dormir sur le canapé, tout en le sachant nu sous la couette ; c’est l’entendre prendre la douche et le voir sortir de la salle de bain juste en boxer, la peau dégageant mille odeurs de propre et de bon.
    Le bomécano se dit que c’est bien que le recrutement de son pote arrive maintenant… il se dit que lorsqu’il sera parti à Paris, la distance l’aidera à oublier tout ça, à empêcher le désir sensuel de venir troubler leur belle amitié.






  • Commentaires

    1
    Yann
    Mardi 13 Mars 2018 à 11:45

    Non ce n'est pas fou de ce mettre dans un tel état pour un mec quand c'est LE MEC qu'on aime.  Si j'aime beaucoup cette histoire c'est parce qu'elle me renvoie à des choses vécues assez semblables que je croyais oubliées mais qui sont encore bien présentes dans ma mémoires. Des moments de joie, de bonheur et, aussi comme Nico, de souffrance. Bizarrement avec le temps et le recul ces moments  qu'ils soient heureux ou malheureux j'y tiens énormément car ils font partie de moi de ma personne qui s'est construite avec eux.

    On pensait que Jerem avait évolué mais pas tant que cela. Il y a cette nouvelle qui risque de l'éloigner et de changer sa vie. Ca le perturbe, mais comme il ne sait pas s'ouvrir ça ne simplifie pas les choses. Et puis si Thibault sait prendre du recul sur tout ça il n'en souffre pas moins lui aussi.

    Yann 

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    2
    Mercredi 8 Juillet 2020 à 18:48

     

    Un épisode très intéressant, autant pour le déroulement de l’histoire que par les thèmes qui y sont abordés. L’homophobie intériorisée, l’angoisse d’abandon, et aussi un questionnement qui ne trouve jamais de réponse satisfaisante, « C’est quoi l’amour ? » 

     

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