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0315 Pour faire un homme…
Mercredi 13 novembre 2002.
Avant que Jérém ne quitte l’appart, je le prends dans mes bras, et je le serre très fort contre moi. Je l’embrasse. Il m’embrasse à son tour, doucement, en passant sa main dans mes cheveux, en insistant dans cette région à la base de ma nuque qui me donne des frissons inouïs.
Je le regarde passer sa veste molletonnée sur son t-shirt blanc, attraper son sac de sport. Jérém est encore là, devant moi, et il me manque déjà. D’autant plus que certains questionnements deviennent de plus en plus insistants dans ma tête et que je sais qu’ils ne vont pas cesser de me hanter pendant les jours à venir. J’aimerais tellement savoir ce qu’il ressent vraiment vis-à-vis de ce qui s’est passé hier soir. Sa façon d’éluder le sujet m’interroge.
« On s’appelle ce soir » il me glisse, juste avant de passer la porte. Comme une main tendue, une main qu’il voudrait que je saisisse, comme s’il avait besoin d’être rassuré. Une main tendue qui me rassure, un peu.
« A ce soir, p’tit Loup ».
[En partant de l’appart, en quittant Nico, tu ressens un oppressant mélange de tristesse, de remords, de malaise. Putain, Jérémie Tommasi, tu as vraiment le chic pour tout gâcher. Une fois encore, tu te sens en porte à faux vis-à-vis de Nico. Une fois encore, tu t’inquiètes sur l’avenir de votre relation.
Car, certes, cette relation est compliquée. Il y a la distance, mais aussi ta peur panique que ça se sache que tu es pédé. Mais tu sais que cette relation est importante pour toi. Parce qu’avec Nico, tu peux tomber la carapace. L’espace de quelques jours, de quelques heures, de quelques instants, tu peux être toi-même. Tu es comme ces cétacés qui peuvent passer de longues minutes sous l’eau mais qui ont besoin d’émerger de temps à autre pour reprendre leur souffle. Tu le sais parce qu’à chaque fois que tu t’en prives trop longtemps, tu étouffes. Nico est ta bulle d’oxygène. Et ça te fait un bien fou.
Tu sais que pour Nico aussi cette relation est compliquée. Tu sais qu’il a besoin d’être rassuré. Et pour le rassurer, il faudrait déjà éviter de lui donner des raisons de s’inquiéter. C’était pas très malin de te laisser aller à ce que Nico a appelé « ce petit jeu ». Tu avais trop bu, mais ça n’excuse rien. Tu aurais dû te maîtriser, tu n’aurais pas dû laisser transparaître ce désir.
Le fait est, que ce désir est là. Il est là à chaque fois que tu vois Ulysse. Et tu le vois chaque jour, pendant une grande partie de la journée. Sa belle barbe, son regard lumineux et viril, son sourire attirent ton regard comme un aimant. Sa voix plutôt grave te fait vibrer].
De retour à Bordeaux après ma virée parisienne, je ne peux m’empêcher de repenser à cette soirée avec Jérém et Ulysse. Au regard admiratif et conquis que Jérém posait sur son coéquipier, à leur complicité, à leur façon de s’appeler « mec » l’un l’autre.
Tout comme je ne peux m’empêcher de repenser à ce qui s’est passé avec Jérém juste après. A sa façon de se donner à moi. A sa façon de m’appeler « mec » pendant l’amour. « Mec », c’est le diminutif amical avec lequel il s’adresse à Ulysse, et avec lequel ce dernier s’adresse à lui aussi. J’ai eu l’impression qu’il m’appelait « mec », comme si j’avais été Ulysse. Je sais qu’il avait envie de son coéquipier. Pendant un instant, j’ai même cru qu’il m’appellerait par son nom.
Je repense à son malaise le matin suivant avant de nous quitter. A sa façon d’esquiver mes allusions à ce qui s’était passé. Et ce qui ne m’était apparu que comme un petit jeu qui ne manquait pas de piment sur le moment, désormais, à froid, ce quelque chose m’inspire pas mal de questionnements.
J’essaie de me rassurer en me disant que Jérém a bien le droit de fantasmer sur Ulysse, tout comme il m’arrive de fantasmer sur des bogoss que je croise sur le campus. Et que le fait de fantasmer n’entraîne pas forcément le passage à l’acte. Je me dis que ça doit en être de même pour Jérém.
D’autant plus après ce qui s’est passé avec Thibault, et les dégâts que cela a fait à leur amitié. Non, Jérém ne risquerait pas de revivre la même chose avec Ulysse. Il ne risquerait pas de mettre en jeu sa carrière professionnelle pour une attirance. De toute façon, Ulysse est hétéro. Et il a l’air d’être un gars réfléchi et avec des principes.
Mais il ne suffit pas de me dire qu’Ulysse est hétéro pour m’apaiser. D’autant plus que dans les jours suivant mon retour à Bordeaux, les coups de fil avec Jérém s’espacent à nouveau.
Un soir, Albert me propose de passer prendre un café.
« Oh, toi ça n’a pas l’air d’aller très fort en ce moment ! » il me lance.
Lorsque je lui explique que Jérém me manque terriblement et que je voudrais le voir plus souvent, le vieil homme me glisse :
« On a tous envie de passer le plus de temps possible avec la personne qu’on aime. Et pourtant, la distance a du bon aussi. Car elle entretient le désir. L’un des ingrédients les plus importants du désir est justement le sentiment de manque.
Quand on se voit chaque jour, on supprime cet ingrédient fondamental. Mais il faut bien garder à l’esprit que le fait de réaliser ses désirs et ses rêves est la meilleure façon de les faire disparaître.
Aujourd’hui vous ne donnez rien pour acquis dans votre relation, parce que l’absence entretient l’envie de séduire l’autre en lui donnant le meilleur de soi-même. Le danger de se voir chaque jour, de vivre ensemble, c’est de ne plus ressentir l’envie de donner à l’autre le meilleur de soi-même. La vie à deux demande beaucoup de vigilance. »
Albert a certainement raison. Mais en attendant, cette distance m’est de plus en plus insupportable.
La fin de la semaine arrive et porte avec elle une merveilleuse nouvelle. Le vendredi soir mon portable sonne. A l’autre bout des ondes c’est Philippe, le mari de ma cousine.
« Elodie vient d’accoucher, il m’annonce, la voix tremblante. C’est une petite fille de 3 kilos 200. Elle s’appelle Lucie. »
L’émotion du jeune papa est contagieuse. Je suis à deux doigts de pleurer.
Le lendemain matin, je prends le premier train pour Toulouse. A neuf heures trente, je débarque à la gare Matabiau. Une demi-heure plus tard, je suis à Purpan. A dix heures trente, je tiens la petite Lucie dans mes bras. Comme pour Lucas, le petit garçon de Thibault, je ne suis pas à l’aise. Je ne sais pas comment tenir ce petit être qui me paraît si fragile, j’ai trop peur de lui faire mal. Lorsqu’elle s’endort dans mes bras, je suis un peu rassuré. Ma cousine est fatiguée mais heureuse. Je suis si content pour elle. Quant à Philippe, il est dans un état second, ivre de bonheur et assommé par le manque de sommeil.
Je rentre à la maison pour le déjeuner. Le sujet « accouchement » d’Elodie a mis l’ambiance à la fête. Maman est à la fois très excitée et émue. Ma visite à la maternité nous donne un sujet de conversation à table. Un sujet auquel tout le monde adhère. Y compris Papa.
Pour la première fois depuis mon coming out, et peut-être même depuis bien plus longtemps que ça, il ne semble ne pas agacé par ma présence. Il a l’air plus détendu, et c’est particulièrement flagrant vis-à-vis de Maman. Les tensions entre eux semblent apaisées, et ils semblent même avoir retrouvé un peu de complicité. Ils évoquent ensemble ma naissance, les derniers jours de grossesse de Maman, l’alitement forcé, le long accouchement. Et je lis dans leur émotion, je capte dans leurs mots, le souvenir de leur bonheur de me voir venir au monde. Oui, mes parents semblent avoir retrouvé leur complicité d’antan. Et c’est beau à voir.
Confronté à cette joie ressurgie du passé, je me surprends à me dire que c’est triste qu’un petit être qui fait la joie de ses parents à sa naissance puisse quelques années plus tard les décevoir comme je l’ai fait avec Papa. Quand je vois dans son regard, quand je ressens dans sa voix l’émotion vive à l’évocation du jour de ma naissance, je sais qu’il m’a aimé, immensément. J’ai presque envie de m’excuser de ne pas être celui qu’il avait imaginé que je deviendrais. J’ai presque envie de me lever et de le prendre dans mes bras.
Mais je ne le fais pas, car ce ne sont pas de choses qui se font dans ma famille. En attendant, quelque chose se produit. Là aussi, pour la première fois depuis mon coming out, Papa me questionne sur mes études. Il s’en suit une conversation apaisée, au cours de laquelle il semble vraiment intéressé de savoir comment se déroule mon cursus, et si l’enseignement correspond à mes attentes et à mes envies. Je peux le rassurer de ce côté-là, je suis toujours aussi passionné par mes études.
Nous discutons pendant une bonne partie du déjeuner, sous le regard bienveillant de Maman. J’ai l’impression que le malaise glacial qui s’était installé entre nous semble s’être évaporé. Est-ce que c’est la nouvelle de l’accouchement d’Elodie qui a provoqué ce changement ? Est-ce que la lettre que je lui ai écrite quelques semaines plus tôt a enfin produit l’effet que j’avais espéré ?
J’aimerais tant reparler avec lui des sujets qui nous ont éloignés, notamment celui qui nous a mis en froid depuis plus d’un an. Mais en même temps, je le redoute. Je ne sais pas à quel point son opinion sur le sujet a évolué, et je ne me sens pas le courage de me lancer dans une discussion qui pourrait vite tourner à la bagarre verbale et nous fâcher à nouveau. Je suis tellement heureux que Papa ait arrêté de me faire la tête que je ne veux surtout pas prendre le risque de tout gâcher à nouveau. Alors, en attendant, je profite de cette sérénité retrouvée.
Après le café, Papa propose à Maman de l’aider à débarrasser (là, je me dis que cette année il va neiger en juillet). Ayant reçu un non-lieu de la part de cette dernière, il quitte la table pour s’installer sur le canapé. Il allume la télé et le brouhaha typique d’un stade rempli attendant le début d’un match important remplit notre foyer.
Je sais pertinemment de quel match il s’agit. Je tiens de la bouche de son ailier que ce samedi le Stade Français joue contre Clermont Ferrand. Un match de taille. Il me tarde de voir mon bobrun débouler sur la pelouse. En attendant, les caméras s’attardent dans les vestiaires. Je capte direct mon bobrun torse nu. Putain, qu’est-ce qu’il est beau ! Putain, qu’est-ce que j’ai envie de lui !
« Nicolas ! j’entends Papa m’appeler.
— Oui Papa…
— Tu viens regarder le match avec moi ?
— Ohhhhh… oui… je fais, surpris.
— Va ! fait Maman en m’arrachant des mains les assiettes que je suis en train d’amener vers le lave-vaisselle.
— C’est le Stade français qui joue ! me glisse Papa, lorsque je le rejoins sur le canapé.
— Eh, oui !
— Eh, mais je suis bête, tu dois être au courant !
— Je ne dis pas le contraire » je confirme.
Le trombinoscope présente les joueurs. Jérém apparaît à l’écran et ça me donne des frissons. Papa ne cille pas. Les deux équipes investissent la pelouse et le jeu démarre. Très vite, mon bobrun récupère le ballon ovale et file comme une fusée vers la ligne de but. Il est stoppé net à quelques mètres des poteaux par le plaquage impitoyable d’une armoire à glace clermontoise.
« Putain, il le tenait presque ! Quel dommage ! » s’exclame Papa.
Jérém se relève, le regard noir. Il a l’air déçu et en colère. Quelques minutes plus tard, Ulysse lui envoie une nouvelle passe. Et cette fois-ci, personne ne peut l’arrêter. Il évite toutes les armoires à glace qui tentent de le dégommer, il tape un sprint spectaculaire, et il franchit la ligne de but lancé comme une fusée. L’essai est marqué.
« Oui, oui, oui !!! fait Papa, très excité. Ton pote est un vrai champion ! il ajoute, alors que la caméra s’attarde sur le bel ailier.
— Je suis content que tu l’apprécies.
— J’aime bien sa façon de jouer, il est puissant mais malin, il a une belle technique. Et il progresse extrêmement vite. En quelques matches seulement, ce n’est plus du tout le même joueur. Il a gagné en finesse et son jeu est beau.
— Tu peux pas savoir comment ça me fait plaisir d’entendre ça !
— C’est la vérité. L’air de Paris lui est profitable.
— Il y était déjà l’année dernière, à Paris…
— Je sais, mais il n’a pas fait une saison terrible dans l’autre équipe. Ce n’était pas l’équipe qu’il lui fallait. Alors que cette année, c’est une réussite totale. Il doit être content de son début de saison, non ? »
J’ai rêvé de cet instant, de cette conversation. J’ai encore du mal à croire qu’elle est en train de se produire. Et je suis le mouvement avec bonheur.
« Il l’est, oui, il est heureux comme jamais.
— Et sinon… vous êtes toujours… ensemble ? il me questionne, un brin gêné.
— Oui, Papa.
— Et alors, dis-moi : ce Tommasi est-il vraiment un garçon aussi gentil qu’il m’a paru quand il est venu à la maison ?
— C’est un gars adorable. Il a ses défauts, mais c’est un bon gars.
— C’est bien ce qu’il m’avait semblé. Alors, si un jour il revient à Toulouse et qu’il ne sait pas où crécher… »
Je suis ému, je retiens mes larmes de justesse.
« Merci Papa !
— Merci à toi, Nico. Et merci pour ce que tu as écrit. Tu m’as ouvert les yeux. Je n’avais pas à te parler comme je l’ai fait quand tu m’as dit que tu aimais ce garçon. Et je n’avais pas à te faire sentir que tu n’étais pas le fils dont j’avais rêvé. »
Les yeux de Papa sont humides, et mes larmes menacent également de glisser sur mes joues à tout moment. Mais nous ne laissons aucune effusion se produire entre nous.
« Tu ne m’as jamais déçu, Nico, il ajoute. Enfin, je l’ai cru. Mais je me suis rendu compte que c’était moi qui avais des mauvaises attentes vis-à-vis de toi. Un père ne doit pas désirer autre chose que le bonheur de son fils, quel que soit ce bonheur, et pas exiger qu’il lui ressemble ou qu’il coche des cases socialement valorisées.
— Tu n’as plus honte de moi ?
— Non, non, non ! Au contraire, je suis fier de toi. Tu assumes qui tu es et cela force l’admiration. Et je suis même fier que tu m’aies tenu tête ! »
Là, je ne peux plus me retenir. Je prends Papa dans mes bras et il me prend dans les siens. Cette étreinte ne s’était pas produite depuis tant d’années ! Et elle nous fait un bien fou.
« T’as une cousine vraiment chiante, il me glisse, comme pour désamorcer le trop plein d’émotions.
— Je ne te le fais pas dire ! Mais heureusement qu’elle sait mettre les pieds dans le plat quand il le faut !
— Ah, qu’est-ce que ça me fait plaisir de voir mes deux hommes reconciliés ! fait Maman en apportant de la glace.
— C’est pas trop compliqué cette relation à distance ? me questionne Papa.
— Si, bien sûr que c’est compliqué !
— En plus, les nanas doivent lui tourner autour à Paris. Il est beau garçon.
— Certainement. Mais ça fait un moment qu’il a arrêté les nanas. »
Ulysse apparaît à l’écran et je me fais la réflexion que ce sont plutôt les garçons qui m’inquiètent, et ce garçon en particulier. Je sais que Jérém le kiffe et ça ne me rassure pas.
« Enfin, il essaie d’arrêter les nanas, je poursuis sans m’épancher sur mes véritables inquiétudes. Parfois il a des aventures pour faire croire aux autres qu’il est comme eux.
— Et c’est pas trop dur de vivre ça ?
— Je n’ai pas le choix. C’est le prix de sa tranquillité et, par ricochet, de la tranquillité entre nous deux.
— Ça ne doit pas être simple pour lui de s’assumer dans le milieu sportif.
— C’est très compliqué, en effet. Mais on fait attention, on reste discrets.
— Faites attention à vous, enchaîne Papa. Tu n’es pas sans savoir qu’il y a des cons qui cherchent à faire du mal aux gars comme vous.
— Je sais. Je te promets, on fera gaffe. »
Cette conversation avec Papa me met du baume au cœur. Ça me soulage d’un grand poids.
Une heure vingt plus tard, le coup de sifflet de l’arbitre notifie la victoire par 27 à19 du Stade Français. La caméra montre une dernière fois Jérém, le front ruisselant de transpiration, le maillot collé sur les pecs ondulant au rythme de la respiration rapide après l’effort. Ulysse s’approche de lui et doit lui balancer une vanne parce que mon beau brun sourit. Ah putain, quel beau sourire ! Et quel beau vainqueur !
Ulysse prend Jérém dans ses bras pour le féliciter. Toujours génératrices de frissons et de fantasmes cette proximité entre potes sportifs. Mais aussi d’inquiétudes, en ce qui me concerne. Qu’est-ce que ressent Jérém à cet instant, alors que les bras de son pote l’enserrent, alors que son corps chaud se presse contre le sien, alors que la main du beau blond se pose sur son cou ?
La naissance de Lucie, le traité de Paix avec Papa, Jérém à la télé, remportant une magnifique victoire avec son équipe. Ce week-end est l’un des plus heureux de ma vie. Pour que ma joie soit encore plus grande, il faudrait que je puisse prendre mon bobrun dans mes bras. Cela ferait taire les inquiétudes qui ne me lâchent pas et qui gâchent en partie ce bonheur.
Faute de pouvoir le serrer contre moi, je lui envoie un message pour le féliciter pour son match. J’essaie de l’appeler plus tard dans la soirée, mais je tombe sur son répondeur.
Les jours suivants, Jérém me manque d’une façon indicible. Chaque matin je me lève en pensant à lui, chaque soir je m’endors en pensant à lui. Nos coups de fil, bien que plus rares qu’en tout début de saison, me font du bien, mais n’effacent pas la frustration de ne pas pouvoir être avec lui. Au contraire, j’ai l’impression qu’après chaque coup de fil, ma frustration n’est que plus grande.
Albert a raison, la distance entretien le manque, et le manque entretient le désir de revoir l’autre. Mais ce désir a un trop grand prix, car le manque est insupportable. Et quand le manque devient souffrance, l’amour devient bourreau.
Je lance l’idée de monter à Paris, mais Jérém ne semble pas très réceptif. D’autant plus qu’après la magnifique victoire contre Clermont Ferrand, le Stade Français connait un passage à vide marqué par deux défaites consécutives. Je sens que Jérém redevient soucieux, et distant. Je sens que ses doutes reprennent le dessus et qu’il se referme sur lui-même. Je sens que ma place dans sa vie rétrécit à nouveau.
Il faut attendre le premier week-end de décembre pour que le Stade Français renoue enfin avec la victoire. Une victoire qui n’a pas été facile pour autant. Deux joueurs ont subi des blessures. Jérém a raté deux occasions de marquer, et jusqu’à la fin de la deuxième mi-temps le Stade apparaissait dominé par l’adversaire. Une victoire qui ne s’est décidée que sur un tout petit point à quelques secondes du coup de sifflet final, un point dont Jérém n’est pas le faiseur non plus.
Jeudi 12 décembre 2002
Dans la capitale, les décorations et autres illuminations de Noël habillent les rues et les magasins. L’ambiance est à la fête, mais il fait un froid de canard. Et ça me donne tellement envie de me blottir dans les bras de mon bobrun !
Et c’est ce que je fais dès mon arrivée à l’appart. Je le prends dans mes bras, et lui dans les siens, et nous passons un long moment à nous embrasser, à nous câliner.
« Tu m’as trop manqué ! » il me glisse entre deux bisous.
Ça fait plaisir d’entendre ces mots dans sa bouche. Il a fallu que j’insiste lourdement pour arriver à le convaincre de me recevoir, mais mes efforts sont payants.
Jérém ôte son pull et son t-shirt. Sa demi-nudité me donne le tournis comme à chaque fois. Le bobrun enlève ma veste, déboutonne me chemise. Il me suce, avec douceur, avec adresse, avec amour. Puis nos corps s’emboitent, se reconnaissent, se retrouvent, vibrent à l’unisson. C’est bon de retrouver cette complicité des plaisirs, cette intense envie d’être bien avec l’autre.
Hélas, après la complicité de l’amour, je retrouve un Jérém silencieux, soucieux, inquiet. Je sais ce qui le tracasse, et j’essaie de lui en parler.
« Alors, comment ça se passe dans l’équipe ?
— Pas terrible en ce moment…
— Mais vous avez gagné samedi dernier…
— Tu parles, on a eu un coup de bol ! Ce match était complètement raté. On a failli se faire baiser encore. En plus, deux joueurs se sont blessés !
— J’ai vu qu’Ulysse n’était pas sur le terrain.
— Il a un problème à la cheville. Il s’est blessé aux entraînements. Rien de grave, mais il est immobilisé au mieux jusqu’à Noël.
— Ah, zut !
— Et avec les remplaçants ce n’est pas du tout le même trip.
— L’important c’est que vous ayez gagné.
— Je crains pour les matches à venir, surtout celui du week-end prochain contre Castres. Sans Ulysse, je ne suis pas à l’aise.
— Tu es un bon joueur et tu vas tout donner !
— C’est lui qui me file la plupart des passes qui me font marquer. T’as vu comment ça s’est passé samedi, Ulysse n’était pas là et j’ai complètement foiré le match !
— Je crois savoir que dans le sport il y a des hauts et des bas.
— En ce moment, c’est plutôt des bas, plus bas que terre, même !
— Je suis sûr que tu vas refaire des matches formidables comme celui contre Clermont.
— Si seulement c’était vrai !
— J’ai vu de quoi tu es capable, Tommasi ! Le premier essai que tu as marqué était magnifique !
— Tu l’as regardé ?
— Oui, avec mon père, en plus.
— Avec ton père ?
— Oui, Monsieur. Et il était en admiration devant toi. Il a dit que tu avais tout pour devenir un grand champion.
— C’est vrai, ça ?
— Eh oui, c’est vrai. Nous avons même réussi à faire la paix.
— Content pour toi…
— Allez, Jérém, arrête de te prendre le chou. Ce qui est fait est fait, et tu ne le changeras pas. Maintenant il faut regarder droit devant ! Je sais que tu as le potentiel, tu l’as montré à plusieurs reprises.
— Allez, je pars à la douche, coupe court le bobrun. Ce soir on est de sortie.
— Comment, ça, de sortie ?
— Ulysse a proposé de sortir dîner avec sa copine Nathalie.
— Ah, tu m’avais pas dit…
— Ça s’est décidé cet aprèm. »
Même si je ne suis pas sûr de me sentir à l’aise avec Ulysse et sa copine, ça me fait plaisir de voir du monde avec Jérém. Déjà parce que ça nous sort de notre tête à tête permanent. Non pas que ce soit désagréable, mais le fait de voir du monde est une idée qui me plaît assez. Je me dis que cette soirée permettra peut-être à Jérém de se changer les idées, et je crois qu’il a en a bien besoin. Ulysse saura le faire rire et le détendre, j’en suis certain.
Nous retrouvons Ulysse et sa copine directement au resto. Le regard du boblond est toujours aussi clair et lumineux, son sourire toujours aussi charmant. Un brushing un brin moins soigné qu’à l’ordinaire, associé à un blouson en cuir posé sur un t-shirt noir qui met bien en valeur ses jolis pecs, lui donne une allure un brin baroudeur qui lui va super bien. Sa belle barbe est toujours aussi tentante. Sa poignée de main est toujours aussi puissante.
Quant au regard direct, les yeux dans les yeux, avec lequel il l’accompagne, c’est carrément troublant. J’ai l’impression que ses yeux envoient un rayon laser capable de pénétrer au plus profond de mon esprit et de lire tout ce qui s’y passe.
Avant de s’assoir à table, Ulysse tombe son blouson. Son t-shirt noir s’avère tout aussi ajusté à ses épaules, et à ses biceps épais. Le noir du coton produit un délicieux contraste avec sa peau claire.
Tout le contraire de ce qui se passe pour Jérém qui lui, a choisi une chemise blanche ajustée à sa plastique de fou pour mettre en valeur la couleur mate de sa peau de Toulousain aux origines napolitaines. Les deux boutons du haut laissés négligemment ouverts, ce n’est pas trop, ni trop peu, c’est juste assez pour laisser entrevoir quelques petits poils de la naissance de ses pecs, pour donner envie de plonger dedans tête la première.
Nathalie, la copine d’Ulysse, est une jolie nana rousse, souriante et rigolote. La complicité du petit couple est pétillante. Ils sont jolis à voir tous les deux, et je trouve qu’ils vont très bien ensemble. Je me fais la réflexion que la copine d’Ulysse s’appelle Nathalie, comme la Maman du petit Lucas, le petit garçon de Thibault. Ulysse a l’air vraiment amoureux, et cela me rassure.
Au fil du repas, la complicité entre Jérém et Ulysse prend peu à peu le pas sur celle entre le boblond et sa copine. Les deux potes parlent de rugby, bien évidemment. Mais aussi d’histoires improbables arrivées à leurs coéquipiers. Comme celle concernant l’un de leurs coéquipiers qui a été surpris en train de se faire pomper dans un local du centre d’entraînement, et qui est depuis surnommé « Pipe ». Les histoires de Pipe sont rocambolesques, car le gars n’en est pas à son coup d’essai en matière de sexualité débridée.
Ulysse est très drôle et il sait mettre l’ambiance. Sa copine n’est pas en reste, elle arrive toujours à rebondir sur la conversation et à en remettre une couche. Jérém semble bien s’amuser. Je n’ai pas tous les repères pour participer à cette discussion, mais je passe une bonne soirée. Je suis surtout heureux de voir Jérém heureux. Son visage s’illumine quand Ulysse est là, comme c’était le cas avec Thibault. Ulysse possède vraiment ce pouvoir extraordinaire de mettre Jérém à l’aise, de le faire rire, de le détendre. C’est le pouvoir d’un pote en qui il a confiance, et avec lequel il se sent bien.
Leur complicité est si forte que Nathalie ne manque pas de le souligner.
« On dirait qu’ils ont un numéro de cirque : il y en a un qui épluche les oignons, et l’autre qui pleure ! Ils sont toujours fourrés ensemble ces deux-là. Parfois j’ai l’impression que tu es maqué avec ton pote et non pas avec moi, elle plaisante.
— Ne sois pas jalouse, ma puce, plaisante Ulysse à son tour. Jérém est un gars sympa, et on s’entend bien tous les deux.
— C’est vrai, confirme Jérém, on s’entend bien ! »
[C’est vrai, vous vous entendez vraiment bien Ulysse et toi. Tu te sens bien avec lui. Il sait voir le positif partout, et son optimisme est contagieux. Il croit en toi, et il te le fait sentir. Il croit en toi, même quand tu te plantes, même quand tu arrêtes de croire en toi. Ça fait du bien d’avoir un pote qui t’empêche de baisser les bras. Sa droiture, sa bienveillance, sa bravoure t’inspirent le respect, forcent ton admiration, suscitent la fascination.
Mais tu sais bien qu’il n’y a pas que ça.
Quand tu regardes Ulysse, tu vois le beau garçon qui te fait terriblement envie.
Mais il n’y a pas que ça non plus.
Ulysse sait toucher en toi des cordes sensibles qu’un seul autre garçon avait su faire vibrer auparavant.
Mais auparavant, ce n’était pas aussi clair dans ta tête. Auparavant, tu n’osais pas admettre que ces cordes avaient le droit d’exister et de vibrer en toi.
Quand Thibault a fait vibrer ces cordes, tu as fait des pieds et des mains pour faire semblant de n’avoir rien ressenti. Pour essayer de détourner ton attention, tu as couché avec toutes les nanas que tu pouvais mettre dans ton lit.
Les sentiments que tu ressentais pour Thib étaient ambigus, mélangés, impossibles à démêler. Thib était ton meilleur pote et tu t’es empêché de laisser ces sentiments te gagner. Il était comme un frère pour toi et tu ne pouvais pas laisser ton attirance et tes sentiments prendre la place de cette amitié dont tu avais profondément besoin.
Et même si tu savais qu’il était attiré par toi, même si vous aviez parfois fricoté tous les deux, tu as toujours pensé à lui comme à un gars hétéro, qui aurait une vie d’hétéro.
Tu sais qu’Ulysse aussi est hétéro. Et pourtant, tu ne peux t’empêcher de craquer pour lui].
La soirée se passe dans la bonne humeur. Le dîner se termine vers 23 heures. Les deux joyeux lurons ne sont pas pressés de rentrer car leur entraînement du lendemain commence tard dans la matinée. Nathalie, qui se lève de bonne heure, annonce qu’elle va nous laisser entre garçons et qu’elle rentre toute seule.
« T’es sûre que ça t’embête pas ? » la questionne le boblond, un brin éméché, encore plus craquant qu’à l’ordinaire. C’est fou comme quelques verres d’alcool, à condition que l’ivresse se manifeste avec un état joyeux et un certain degré de désinhibition, peuvent rendre un garçon encore plus attachant et sexy.
« Bah non. De toute façon, dans l’état où tu es, à part ronfler dès que t’auras touché le matelas, je ne vois pas ce que tu pourrais faire » elle le cherche.
Dans ma tête, je me dis que la cloison ne tanguera pas ce soir.
« Je me rattraperai demain soir, promis !
— T’as intérêt !
— Je rentre pas tard ma puce !
— Nico, surveille mon petit poussin pour qu’il ne fasse pas de bêtises. Je ne demande pas à Jérém, il est pire que lui ! »
Je me fais la réflexion que le petit poussin est plutôt un très beau poulet, voire un magnifique coq.
« C’est pas vrai ! fait Jérém, la voix cassé par l’ivresse.
— Tu parles ! Il t’a raconté que la semaine dernière, lui et son pote ici-présent, plus deux autres mecs de l’équipe, se sont retrouvés au poste pour tapage nocturne à la sortie d’une boîte de nuit ? me questionne Nath.
— Ah non, je n’avais pas eu l’info !
— Ça c’est parce que la fliquette nous kiffait, fait Ulysse.
— Elle voulait abuser de nous, se marre Jérém, mais nous on a résisté.
— En même temps, c’était un thon ! fait Ulysse.
— C’est clair…
— Je suis sûr que s’il avait été là, Pipe se la serait tapée quand même !
— Plutôt deux fois qu’une ! »
Les deux coéquipiers éclatent de rire.
« C’est ça, avec 3 grammes dans le sang, vous deviez être beaux à voir ! Et surtout bons à rien faire !
— Bonne nuit ma chérie. Tu sais que tu es la seule qui compte pour moi » fait Ulysse en s’approchant d’elle. Il prend son visage délicatement entre ses mains et l’embrasse doucement.
« Je sais, je sais. Rentre pas trop tard. Je dors moins bien quand tu n’es pas là. »
Ils sont vraiment mignons ces deux-là.
Pour notre fin de soirée entre mecs, nous nous retrouvons à l’appart de Jérém, en train de siffler des bières. Ulysse propose une partie de jeu vidéo. Jérém, visiblement un brin éméché, me laisse commencer.
[Installé dans le canapé, et alors que l’ivresse te fait planer (tu crèves d’envie d’un joint, mais tu sais que si tu te fais choper au contrôle, tu ne vas pas pouvoir jouer les prochains matches et tu ne veux pas prendre le risque), tu regardes Ulysse et Nico en train de jouer.
Tu te dis que tu es bien avec Nico, car ce garçon t’apporte énormément de bonheur. Avant Nico, tu ne voulais pas être gay. Après Nico, tu as compris que tu l’étais et que si tu voulais avoir un espoir de vivre heureux, il fallait l’accepter. Nico a réveillé ta conscience. Nico t’a permis de faire la paix avec toi-même. Maintenant, tu sais qui tu es. Tu ne veux toujours pas que les autres le sachent. Mais toi, tu le sais, tu le sais très bien.
Nico te fait du bien, mais c’est quelqu’un qui a besoin d’une épaule sur laquelle se reposer. Tu essaies parfois de lui offrir cette épaule, mais elle n’est pas assez présente et pas assez solide pour l’apaiser durablement.
Le fait est que tu cherches toi aussi une épaule solide contre laquelle te reposer. Car tu as toi aussi toujours besoin d’être rassuré. De ta peur d’être abandonné, de ta difficulté à assumer qui tu es dans un milieu que tu ressens hostile à ta véritable nature, de ton manque de confiance en toi, de ta difficulté à t’aimer toi-même. Malgré tes bons résultats, tu as du mal à te dire que tu seras un jour un grand joueur. Et tu as le plus grand mal du monde à imaginer qu’un jour tu puisses devenir un joueur, et encore moins un gars comme Ulysse. Parce que tu ne te sens pas à la hauteur. Parce qu’au fond de toi, tu ressens toujours cette petite voix qui te dit que tu n’es qu’un minable pédé, et qu’on ne peut pas devenir un grand joueur en étant un petit pédé. Et il n’y a même pas besoin que le monde soit au courant. Tu le sais, et ça te pompe une énergie folle. Tu as du mal à te dire que tu es quelqu’un de bien, tu as du mal à admettre que tu mérites d’être aimé.
Oui, tu as besoin d’être rassuré, Jérémie Tommasi. Et Nico est trop loin pour remplir ce rôle. Il est trop fragile. En fait, ce n’est même pas ça. En fait, Nico n’est pas suffisamment mûr pour remplir ce rôle. Tu as toujours rêvé de bras protecteurs. Et dans tes rêves plus ou moins conscients, ces bras ont été un temps ceux de Thibault. Tu rêves toujours de bras protecteurs. Et dans tes rêves d’aujourd’hui, bien conscients, ces bras ce sont désormais ceux d’Ulysse.
Tu te demandes parfois où tu serais aujourd’hui si tu avais écouté la vibration de ces cordes quand c’était Thibault qui les faisait frémir. Et maintenant, Ulysse fait à nouveau vibrer ces cordes. Et il les fait vibrer encore plus fort, beaucoup plus fort. Parce que tu es davantage réceptif. Parce qu’Ulysse a une maturité que Thibault n’avait pas, pas encore, lui non plus.
Et quand tu es seul dans ton lit, tu te demandes ce que tu ressentirais s’il était là, s’il te prenait dans ses gros bras, s’il te collait contre son torse chaud. Tu as l’impression que dans ses bras, tu te sentirais heureux].
Ulysse me met une sacrée raclée à ce jeu de courses de voitures. C’était couru d’avance. C’est la première fois que je joue à ce jeu, et ma dextérité avec une manette est toujours la même, c’est-à-dire inexistante. Tout comme mon intérêt pour le jeu vidéo en général. Ajoutons à cela la proximité du boblond, son attitude exubérante sous l’effet d’une délicieuse petite ivresse, la fragrance qui se dégage de lui et dans laquelle je reconnais celle du parfum que j’ai offert à Jérém pour son anniversaire, on tient là toutes les raisons qui m’ont amené à ma défaite cuisante.
Ulysse remporte donc la première course haut la main, et il met Jérém au défi de le battre. Le bobrun accepte enfin de s’extirper de son canapé et prend ma place.
« Je vais te mettre une branlée, mec, il glisse à son pote.
— Tu es tellement rond que je ne devrais même pas te laisser prendre la manette, mec, plaisante Ulysse.
— Je vais te défoncer !
— Hâte de voir ça, mec ! Depuis le temps que je te mets des raclées, tu devrais savoir que tu n’as pas de chances ! »
La course entre la McLaren d’Ulysse et la Ferrari de Jérém est très serrée. Les deux pilotes se tirent la bourre du début à la fin de la course. C’est finalement l’écurie de Maranello qui l’emporte sur le fil du rasoir. L’écurie anglaise demande la revanche. Le pilote de l’Italienne accepte. Au bout d’une nouvelle course à fond la caisse, Ulysse tient sa revanche.
La dextérité des deux pilotes semble tenir d’un talent d’inné, un talent pourtant affûté par de longs entraînements. Je me dis qu’ils ont dû passer pas mal de temps à jouer ensemble. En fait, comme l’a bien dit Nathalie, ces deux-là passent beaucoup de temps ensemble. D’où leur belle complicité.
Une complicité qui me rend même un peu jaloux. Car c’est une complicité de vécu commun, de destin commun. Ulysse a la chance de côtoyer Jérém au quotidien, d’être son meilleur pote et son confident. Il le connait surement mieux que moi. Et il a peut-être capté qu’il le kiffe. Est-ce que pendant tout ce temps passé ensemble ils n’ont vraiment fait que jouer ? Leur complicité tactile me questionne.
Après deux victoires pour l’écurie italienne et deux pour l’écurie anglaise, les courses sont suspendues pour cause d’épuisement des pilotes. Autour d’un dernier verre, Jérém et Ulysse en viennent à parler des difficultés que connait l’équipe depuis plusieurs journées et de la pression que le staff met sur les joueurs.
« Je ne vois pas comment on va pouvoir redresser la barre. Tu ne rejoueras pas avant la nouvelle année et on a plusieurs autres joueurs titulaires à l’arrêt pendant des mois.
— On a perdu la tête du championnat, mais on peut encore rattraper le coup. J’ai déjà connu ça, des moments compliqués. Il ne faut pas se décourager, il faut continuer à travailler, et les bons matches vont revenir. Tu es un très bon joueur Jérém, et tu n’as besoin de personne pour marquer des points.
— Si, j’ai besoin de tes passes.
— Non, tu as besoin de te faire confiance, et rien de plus. »
Le boblond enchaîne en nous racontant ses débuts quelque peu chaotiques dans le rugby. Il nous parle de ses difficultés à s’intégrer dans le centre de formation, du fait que les joueurs plus âgés ne lui avaient pas simplifié la tâche. Il nous raconte d’avoir souffert du fait que pendant un temps l’entraîneur ne croyait pas en lui.
« J’ai dû m’accrocher, et j’ai fini par y arriver. Vous les gars du Sud, il continue, vous êtes biberonnés à la sauce rugby depuis votre naissance. Alors que nous, les gars du Nord, on ne baigne pas dans la même ambiance, et on doit galérer davantage pour progresser. »
Jérém écoute attentivement le récit de son pote. Et comme la dernière fois, j’ai l’impression qu’il boit ses mots. Et même plus que la dernière fois. En fait, j’ai l’impression que l’admiration pour son pote est en train de se muer en quelque chose de plus fort. L’effet de l’alcool est là, certes, et cela peut expliquer en partie son regard pétillant et caressant. Et pourtant, je n’arrête pas de me dire que lorsqu’il regarde Ulysse, Jérém a comme des étoiles dans les yeux.
« Si j’y suis arrivé, toi aussi tu peux le faire. Tu es bien meilleur joueur que je ne l’étais à ton âge. Tu es un gars du Sud ! Allez, secoue-toi, et tu vas tout défoncer !
— Allez, une autre bière ! lance Jérém.
— Non, pas pour moi, fait Ulysse. Je vais vous laisser les gars.
— Déjà ? fait Jérém, visiblement déçu.
— Il est déjà presque une heure, mec. Nath m’attend, et vous avez besoin d’être un peu seuls tous les deux.
— Et si tu… »se lance Jérém.
Mais sa phrase reste tronquée, comme étouffée dans sa gorge. Il s’en suit un instant de silence qui me paraît durer une petite éternité.
Et si tu… quoi ? Où est-ce qu’il veut en venir, au juste ?
« Et si tu restais dormir ? il finit par se reprendre.
— C’est gentil mais je vais y aller, sinon Nath va me pourrir.
— T’es sûr que t’as envie de faire la route ?
— Non, j’ai pas envie, mais je vais rentrer quand même. En plus, j’ai pas d’affaires pour me changer demain matin.
— Je t’en prêterai.
— Et je ne te les rendrai pas, comme les autres fois ! » plaisante le boblond.
Comme les autres fois. Alors c’est déjà arrivé qu’Ulysse reste dormir chez Jérém.
« Allez, bonne nuit les gars ! Et toi arrête de boire, tu dois être en forme demain ! » il lance à Jérém avant de nous quitter.
La porte d’entrée vient tout juste de se refermer derrière le boblond et Jérém s’allume une clope sans même prendre la peine de s’approcher de la fenêtre. Il fume en silence. Il a l’air épuisé. Mais surtout, contrarié. J’ai l’impression que c’est le refus d’Ulysse de rester passer la nuit à l’appart qui l’a mis dans cet état. Est-ce qu’il avait envie que son coéquipier partage notre nuit, notre lit, notre plaisir, comme d’autres gars l’ont fait par le passé ? Est-ce qu’il est déçu de ne pas avoir été plus clair, de ne pas avoir osé ?
« Ça va, P’tit Loup ? j’essaie d’établir un contact.
— Je suis naze.
— Il est vraiment sympa Ulysse.
— Ouais…
— T’es contrarié parce qu’il n’est pas resté dormir ? j’y vais franco.
— Non, pas du tout.
— Ou parce qu’il n’a pas compris que tu avais envie qu’il passe la nuit avec nous ?
— Quoi ? il semble s’étonner.
— T’avais pas envie qu’il passe la nuit avec nous ?
— Et toi ? »
Voilà, une question en réponse à ma question. C’est tout Jérém, ça. Et pourtant, derrière sa question, se cache bel et bien une réponse. La confirmation du fait que je ne m’étais pas trompé.
« Moi, je n’en sais rien. Tu crois qu’il aurait été partant ?
— Je n’en sais rien…
— Je pense que ça aurait été dangereux de lui proposer, je considère. Si jamais il avait dit non, ça aurait été gênant. Et si jamais il était partant, ça risquait d’être compliqué à gérer après… vous vous voyez tous les jours, et en plus il a une copine, et… »
Ça, ce sont les raisons « politiquement correctes ». Mais les véritables raisons sont autres. La véritable raison, c’est ma peur.
« Et tu es jaloux… » il me coupe net.
Evidemment que je suis jaloux ! Je suis jaloux parce que j’ai peur. J’ai peur qu’il goûte à la virilité d’Ulysse et qu’il ne puisse plus s’en passer. Et que ce dernier ne puisse plus s’en passer non plus. Je suis loin, et Ulysse est près, très près, trop près de lui. J’ai peur que le bonheur des corps éveille des sentiments. J’ai peur qu’il m’oublie. Oui, je suis jaloux. Mais ça, je ne peux pas l’admettre devant lui.
« Pourquoi tu dis ça ? je fais semblant de m’étonner à mon tour.
— Parce que je le sens, parce que ça se voit.
— Pourquoi veux-tu que je sois jaloux ?
— Parce que tu es comme ça !
— Dis-moi, alors, est-ce que j’ai des raisons pour être jaloux ? j’insiste.
— Mais qu’est-ce que tu vas chercher ?
— J’apprends qu’Ulysse a passé pas mal de temps dans cet appart avec toi pour s’entraîner aux courses, et aussi que ça lui est déjà arrivé de passer la nuit ici. Tu ne m’as jamais parlé de tout ça, alors je me pose des questions…
— Il n’y a pas de questions à se poser. Uly est un pote, et c’est comme ça qu’on fait avec les potes.
— "Uly" est un pote, mais tu ne le regarde pas vraiment comme un pote.
— Et je le regarde comment ?
— Ça se voit que tu le kiffes ! Surtout quand tu as un peu bu !
— Mais ta gueule ! il se braque soudainement.
— "Uly" est un pote, mais t’as peut-être envie de coucher avec lui…
— Tu me saoules !
— La dernière fois que j’étais là, quand tu as voulu que je te prenne…
— Quoi ?
— C’est pas à lui que tu pensais quand tu m’appelais "mec" pendant que je te…
— Ferme-la, va ! il me balance, en se jetant sur moi et en m’embrassant avec une fougue animale.
— Il t’excite ce mec, hein ? »
Pour toute réponse, Jérém soulève mon t-shirt et s’attaque à agacer mes tétons. Sa bouche et sa langue sont animées par une ardeur très excitante.
« Et ce soir tu t’es dit qu’avec moi entre vous deux ça pourrait marcher… » je m’entends glisser, l’excitation m’apportant un niveau de désinhibition qui échappe à mon contrôle.
Mais le bobrun est déjà à genoux devant moi, il défait ma braguette et commence à me pomper avec un plaisir non dissimulé, tout en se branlant.
« Avoue que t’avais envie de me baiser pendant que je le suçais… »
Jérém ne répond toujours pas. Il continue de me sucer, en redoublant même de vigueur.
Mon excitation grimpe encore, encore, encore. Sous l’effet du plaisir montant, je sens tous mes freins lâcher, mes limites se pulvériser. Et j’ose tout.
« Ou peut-être tu avais envie d’autre chose… avec ton pote "Uly"… »
Jérém me pompe de plus en plus frénétiquement. Je sens que mes mots l’excitent au plus haut point. Il me pompe avec un entrain animal, comme s’il laissait s’exprimer une envie, un désir longtemps refoulé. Comme la dernière fois, mais plus encore que la dernière fois, j’ai l’impression qu’il me pompe comme s’il pompait Ulysse. Sa langue et ses lèvres s’emploient à produire des miracles de bonheur sensuel autour de mon gland. Mes inquiétudes sont anesthésiées par le plaisir qui fait vibrer mon corps tout entier.
« Montre-moi ce que t’avais envie de lui faire, à ton pote… »
Des mots, je le sais pertinemment, que je vais regretter plus tard, mais que sur l’instant je ne peux pas retenir.
« Ça fait dix minutes que je te le montre… je l’entends me glisser, la voix chargée d’excitation.
— Je suis sûr que tu ne m’as pas tout montré… » je le chauffe encore.
Un instant plus tard, Jérém éteint la lumière. L’appart est alors plongé dans une pénombre tout juste modérée par quelques rayons de lumière venant de l’illumination publique filtrant à travers les stores. Une ambiance qui me rappelle celle de certaines nuits dans l’appart de la rue de la Colombette.
Le bobrun revient sur le lit. Il s’allonge sur le ventre, ses cuisses de rugbyman bien écartées. Je m’allonge sur lui, doucement, je laisse ma queue effleurer sa raie. Je suis dans un état d’excitation tel que j’ai l’impression de pouvoir jouir rien qu’en effleurant sa rondelle.
Je me glisse lentement en lui, tout en essayant de me retenir. Le bonheur de sentir ma queue enserrée dans le cul musclé de mon beau mâle brun est toujours une sensation des plus incroyables.
Je regarde ses cheveux bruns, ses épaules solides, ses biceps, ses tatouages, cette chaînette, tout ce qui fait sa virilité, cette virilité qui m’a longtemps été inaccessible, puis accessible uniquement pour satisfaire son plaisir de jeune mâle. Et l’idée qu’il ait évolué au point d’apprécier de laisser ma virilité lui offrir du plaisir me donne le tournis.
Soudain, je pense à ces milliers, ces millions de gens qui ont vu Jérém à la télé, à tous les passionnés de rugby qui ont apprécié le grand ailier Tommasi. Je pense à toutes ces nanas (et à tous ces mecs, d’ailleurs) qui ont eu envie de lui, qui ont rêvé de se faire sauter par lui. Et je me dis que la plupart d’entre eux et d’entre elles n'imagineraient jamais que le bel ailier qui les a fait fantasmer puisse se donner à un garçon, comme Jérém est en train de le faire avec moi à cet instant précis. Et cette pensée me donne le vertige.
Jérém frémit, je sens qu’il a vraiment envie de ça, ce soir. De se faire posséder, de se faire pilonner. Je veux lui faire plaisir, alors je commence à le tringler sans plus attendre.
Sa langue m’a mis dans un tel état, sa rondelle me serre tellement, que l’envie de jouir fait vibrer chacune des fibres de mon corps. Je ne suis pas certain de pouvoir tenir bien longtemps. Je vais essayer de me retenir, mais je sens que ça ne va pas être une mince affaire.
Sous l’entrain de mes assauts, Jérém souffle d’excitation. Mais très vite, il manifeste l’envie de quelque chose de plus musclé.
« Vas-y, défonce-moi, mec ! »
Et bien, voilà, « mec » est de retour. Ulysse est bien là avec nous, dans ma tête, dans la sienne.
[Pendant que Nico coulisse en toi, tu ne te prives pas de penser à ton coéquipier. Tu le revois à la fin des entraînements, quand il se fout à poil pour partir aux douches, tu revois son corps superbement musclé, et cette queue au repos que tu imagines bien fringante dans le feu de l’action.
Tu repenses à quand tu squattais chez lui, à quand tu sentais tanguer la cloison qui séparait le séjour où tu dormais et sa chambre, le clic clac où tu te caressais seul et le lit où il faisait l’amour avec sa copine. Tu le revois traverser le séjour après l’amour pour venir se chercher quelque chose à boire dans le frigo, tout juste habillé d’un boxer. Putain, qu’est-ce que tu avais envie de lui ! Combien de fois tu t’es branlé en l’écoutant faire l’amour avec sa copine, combien de fois tu as joui en entendant ses râles étouffés, en l’écoutant jouir, lui.
Depuis pas mal de temps déjà, à chaque fois que tu te branles, l’image d’Ulysse partant aux douches te hante. Tu as envie de voir sa queue tendue, tu as envie de lui faire plaisir.
Pendant un temps, tu as eu du mal à l’admettre. Mais désormais c’est clair dans ta tête : tu as envie de lui comme Nico a envie de toi quand tu le baises. Tu as envie de sentir ce que ça fait d’être possédé par un gars aussi viril].
« Allez, putain, montre-moi qui est le mec ! il revient à la charge.
— Je vais bien te niquer, mec ! » je le suis dans son délire.
Je tente de satisfaire son envie, tout en essayant de me retenir. Je prends appui sur ses fesses musclées, je trouve une position et un angle de pénétration qui m’est très agréable, tout en me permettant de garder mon excitation sous contrôle. Une position et un mouvement que mon bobrun semble également bien apprécier.
« Oh, putain, ça c’est bon, mec ! Vas-y plus fort, défonce-moi ! »
J’augmente la cadence de mes va-et-vient, mais pas trop non plus, car je sens que mon orgasme me guette.
« C’est tout ce que tu sais faire, mec ? » il insiste.
Je redouble alors la cadence de mes coups de reins et très vite je sens mon orgasme embraser mon bas ventre.
« Je vais jouir, mec ! »
La puissance de mon orgasme est décuplée par la succession de contractions de sa rondelle autour de ma queue. Jérém jouit en même temps que moi en se branlant.
Je suis HS, et je m’abandonne sur le corps de mon bobrun. J’ai envie de le prendre dans mes bras, de le câliner. J’ai envie de lui montrer toute la tendresse que j’ai à lui donner après cette baise torride et animale.
Mais je n’en ai pas vraiment l’occasion. Le bobrun commence à gigoter pour se dégager et je suis obligé de suivre le mouvement. Un instant plus tard, Jérém passe un t-shirt blanc et approche de la fenêtre pour fumer une clope.
J’ai envie de lui poser mille questions. J’ai envie de savoir s’il a apprécié ce petit jeu, j’ai envie de savoir ce qui se passe dans sa tête par rapport à Ulysse. Mais son silence intercalé par le bruit étouffé des taffes de cigarette me dissuade de le faire.
Au lit, nous échangeons un bisou si léger et si rapide que j’ai l’impression qu’il évite mes lèvres. Pas de câlin venant de sa part. Je le prends dans mes bras, mais il dit qu’il a chaud et je me décolle de lui la mort dans le cœur.
Jérém s’endort vite, mais pas moi. Plein d’idées me tracassent. J’aimerais me dire qu’avec ce petit jeu, en lui offrant une « nuit avec Ulysse » par procuration, je suis parvenu à désamorcer ce désir frustré. Un désir qui, malgré ses négations, le hante, je le sens. Mais une voix au fond de moi me dit que j’ai peut-être ouvert une boîte de Pandore. Et un profond malaise m’envahit.
Je finis par m’assoupir. Mais pas longtemps. Je suis réveillé par ce qui se passe à côté de moi. Au beau milieu de la nuit, Jérém est en train de se branler. Il pense à quoi, il pense à qui ?
« J’ai envie de toi, Jérém » je lui glisse.
Le bobrun semble hésiter, puis il bondit entre mes cuisses. Il saisit mes fesses offertes avec ses mains puissantes, il crache dans ma rondelle et envoie son gland gonflé à bloc étaler sa salive. Un instant plus tard, il vient en moi.
Nous faisons l’amour. Ou plutôt, nous baisons. Jérém me pilonne en silence. C’est animal. Non, c’est simplement mécanique. Ses attitudes ne sont pas celles que je lui connais. Même ses ahanements ne s’expriment pas comme d’habitude. Non, il ne me fait pas l’amour. Il me baise comme il le faisait à l’appart de la rue de la Colombette.
Certes, nous sommes en pleine nuit, et peut-être qu’il n’est qu’à moitié réveillé. De plus, il doit être encore bien imbibé d’alcool. Mais pendant cette baise je ne reconnais pas le Jérém que j’ai connu depuis le premier séjour à Campan. Et ce Jérém-là me manque, il me manque à en pleurer.
Pendant qu’il me pilonne, j’ai comme l’impression qu’il n’est pas vraiment avec moi. Est-ce qu’il pense toujours à Ulysse ? Est-ce qu’il s’imagine en train de baiser son coéquipier ?
Jérém jouit vite et me fait jouir en me branlant. Puis, très vite, il se déboîte de moi. Il s’allonge et se tourne sur le côté. Je ressens une distance de plus en plus grande entre nous et ça me fait peur, ça me fait mal, ça me donne le vertige.
« Bonne nuit, p’tit Loup… je tente de retrouver un peu de complicité.
— Bonne nuit » il lâche sèchement.
Jérém se rendort. Mais moi, je n’y arrive pas. Je tourne, je retourne dans les draps, j’essaie toutes les positions. Mais il n’y a rien à faire, le sommeil ne veut pas revenir. Les yeux grands ouverts dans le noir, je passe en revue le film de cette soirée. Je revois la complicité entre les deux potes. Et j’essaie de m’imaginer les nombreuses soirées qu’ils ont dû passer ensemble à jouer à ce jeu de Formule 1. J’essaie aussi de m’imaginer les nuits où Ulysse a dormi chez Jérém, et les matins où il lui a emprunté des affaires qu’il ne lui a jamais rendues. Jérém et Ulysse passent vraiment beaucoup de temps ensemble, même la copine du boblond l’a relevé. Que font-ils de tout ce temps ? Le fait que Jérém ait pu envisager un plan à trois avec Ulysse me laisse imaginer qu’il ne s’est jamais rien passé entre eux. Mais comment savoir ?
Ce qui est certain, c’est que Jérém est très attiré par Ulysse. Je l’ai vu à ses regards, je l’ai vu à son l’attitude.
Mais est-ce que dans le regard de Jérém il n’y a que de l’attirance ? Est-ce que la profonde admiration qu’il ressent pour son coéquipier ne cacherait-elle des sentiments plus ambigus ?
Au final, je passe pratiquement une nuit blanche. Ce qui fait qu’au réveil, je suis mort de fatigue. Ce qui fait que je n’ai même pas l’énergie pour essayer de cacher mon malaise et mon inquiétude.
Vu de l’extérieur, je dois sacrement faire la gueule. Jérém aussi semble faire la gueule. Il ne dit pas un mot et le silence devient vite insupportable pour moi.
« Tu as bien dormi ? j’essaie de le questionner pendant qu’il fume sa première cigarette de la journée.
— Ouais… il lâche froidement.
— Moi j’ai pas trop bien dormi.
— Le lit n’est pas très confortable.
— Parle-moi, Jérém ! je me surprends à lui lancer, comme un appel désespéré, comme un appel à l’aide, alors qu’il vient d’écraser son mégot et qu’il passe déjà son blouson, alors qu’il s’apprête à quitter l’appart.
— Tu veux que je te parle de quoi ?
— De ce qui s’est passé hier soir, et l’autre fois aussi.
— Et qu’est-ce qui s’est passé ?
— Tu étais ailleurs…
— Mais qu’est-ce que tu vas chercher ?
— Tu as envie de lui ?
— Arrête, j’avais trop bu !
— Il a bon dos l’alcool !
— Ne me casse pas les couilles de bon matin !
— Tu le kiffes ce gars, hein ?
— Mais ta gueule !
— Tu le kiffes, oui ou non ? j’insiste, en montant le ton.
— Oui, je le kiffe ! T’es content maintenant ? Il me fait de l’effet et je ne peux rien y faire. Je le vois chaque jour dans le vestiaire à poil, c’est dur de ne pas y penser.
— Tu as envie de coucher avec lui ? »
Jérém se rallume une cigarette et il se cache derrière les volutes de fumées pour éviter de répondre.
« Allez, dis-moi, putain ! j’insiste.
— Il n’y a rien à dire !
— Mais si, au contraire ! Ça t’a bien plu d’imaginer que c’était ton pote qui te baisait hier soir !
— C’est toi qui as voulu jouer à ce jeu, parce que ça t’excitait !
— Et toi, non, ça t’excitait pas, non ! C’est pas toi qui a commencé à m’appeler "mec" la dernière fois…
— Et donc ?
— Tu m’as appelé "mec" , de la même façon que tu l’appelles "mec" .
— Tu veux que je te dise quoi, au juste ?
— La vérité !!!
— Tu veux savoir la vérité ? Alors je vais te la dire, la vérité. La vérité c’est que j’ai envie de me faire baiser par ce mec, ok ? J’ai grave envie de me faire baiser par lui, parce qu’il est bandant. Ça te va comme vérité ? »
Je l’ai bien cherché, mais ses mots crus me blessent comme un coup de poignard.
« Tu aurais préféré que ce soit lui qui te baise, cette nuit ?
— Et comment ! »
Et là, je sens une colère noire m’envahir.
« T’es qu’un connard !
— Et toi t’es qu’un casse-couilles !
— Tandis qu’Ulysse, lui, c’est un Dieu !
— Non, Ulysse n’est pas un Dieu. Ulysse c’est un Homme, lui ! »
Bam ! En pleine figure. Le pire, c’est que par cette simple expression, « un Homme », Jérém a précisément mis le doigt sur quelque chose que j’ai moi aussi ressenti en côtoyant Ulysse.
Jérém a raison. Ulysse fait « Homme », avec tout ce que ce mot implique en termes de fascination. Dans ma tête, et j’imagine dans la sienne aussi, un Homme est un insaisissable mélange de d’assurance et d’humilité, de droiture et de générosité. Son regard sait te grandir, sa présence sait te rassurer et te faire te sentir bien. Un Homme est viril, mais pas dans le sens d’être sanguin ou bagarreur. La virilité dont je parle ici n’a rien de sexuel non plus. Elle réside plutôt dans une attitude faite de calme, de réflexion, de grandeur d’esprit et de bienveillance.
Du haut de ses 27 ans, Ulysse, coche toutes les cases. Depuis le temps qu’il côtoie le beau nordiste au regard félin, Jérém a eu l’occasion de saisir toutes les nuances de cette « virilité », et d’en tomber sous le charme.
Un Homme. Un simple mot, et pourtant si chargé de significations. Et si chargé de préoccupations pour moi.
« C’est donc un homme qu’il te faut à toi…
— Arrête, Nico !
— C’est vrai, Ulysse en est un. Et pas moi… j’insiste.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire…
— Et pourtant, tu l’as dit ! Et tu as raison. Je ne suis pas un homme, je suis trop jeune pour ça. Ou peut-être bien que je n’ai pas la carrure pour être un homme comme Ulysse. Non, en fait, je ne serais jamais un homme comme Ulysse. Mais ce que je ressens pour toi est réel, je suis prêt à tout pour toi. Je t’aime comme un fou. Mais à l’évidence, je ne te suffis pas…
— Il y a des choses que je n’arrive pas à contrôler…
— Comme l’attirance pour Ulysse ?
— Je sais qu’il ne se passera jamais rien avec lui. Il aime trop les nanas, et puis ce serait trop dangereux pour l’équipe. Hier soir j’ai failli faire une belle connerie, heureusement que je me suis retenu…
— Qu’est-ce que tu ressens pour ce gars, au juste ?
— Et toi, tu ressentais quoi pour le type de Bordeaux ? »
Ah, le sujet Ruben revient sur le tapis.
« Je n’ai jamais été amoureux de lui…
— Et pourtant vous faisiez plus que baiser…
— Je n’ai jamais eu de vrais sentiments pour lui, même si on faisait du vélo ensemble !
— Mais tu avais quand même certains sentiments…
— Il me faisait du bien parce que je croyais que tu m’avais laissé tomber ! Mais je l’ai quitté ! Et je ne le regrette pas du tout. Mais tu n’as pas répondu à ma question. Tu ressens quoi pour Ulysse ?
— Ce gars me fait du bien.
— Du bien comment ? j’insiste.
— Uly ne me pose pas de questions, avec lui tout est si simple…
— Et avec moi c’est compliqué ?
— Toi, tu as tout le temps besoin d’être rassuré. Et je ne peux pas te rassurer tout le temps, parce que moi aussi j’ai parfois besoin d’être rassuré.
— Mais je suis là pour toi !
— C’est pas avec tes angoisses, tes soupçons et tes questions que tu vas me rassurer ! Tu me fiches la pression pour qu’on se voie, pour passer du temps ensemble, et je n’ai surtout pas besoin de plus de pression ! »
Jérém écrase son mégot, referme la fenêtre.
« En fait, ce n’est même pas toi qui me mets la pression, il se ravise. C’est cette situation, cette distance. La pression, c’est l’équipe qui me la met. Il faut gagner, tout le temps. Et quand c’est pas le cas, on nous fait sentir minables. Enfin, c’est moi qui le vis comme ça. Je vois qu’il y en a qui tiennent très bien le coup. Mais moi j’ai du mal, beaucoup de mal. Je déteste décevoir, je déteste qu’on me regarde de travers.
La pression elle est là, elle est partout. Et Ulysse fait en sorte qu’elle soit moins pénible à supporter. Ulysse est un véritable pote, et je lui dois tout. Je n’aurais jamais signé au Stade sans lui. Je suis beaucoup attaché à lui, c’est vrai. Et je le vois à poil tous les jours dans les vestiaires, ça non plus je ne peux rien y faire. Si je te disais qu’il ne m’attire pas, je te mentirais. Il m’attire à tous les niveaux, physiquement, mentalement. Je ne peux rien y faire, à part prendre sur moi. Mais c’est dur, de plus en plus dur. »
D’une certaine façon, ce que Jérém vient de me dire me touche beaucoup. Même si ça me fait du mal de savoir qu’il kiffe son coéquipier, je comprends tout à fait qu’il puisse être sous le charme d’un gars comme Ulysse. Je comprends également la difficulté de sa situation, le fait d’être exposé en permanence à la tentation. Et je comprends sa frustration.
Je le regarde attraper son sac de sport, et se diriger vers la porte. Je réalise qu’il s’apprête à la passer sans même me donner un bisou, sans même me souhaiter la bonne journée.
« Jérém ! » je l’appelle pour le retenir.
Le bobrun s’arrête net. Pendant une seconde, je pense qu’il a compris qu’il a oublié quelque chose, qu’il va venir me faire un bisou, qu’il va venir me rassurer (il a raison, j’ai tout le temps besoin d’être rassuré, c’est plus fort que moi), me dire que je n’ai pas à me faire du souci car, malgré ce qu’il peut ressentir pour Ulysse, il tient à moi et que nous nous reverrons bientôt.
Mais je me mets le doigt dans l’œil.
« Au fait, tu pars quand ? il lâche froidement, sans presque se retourner vers moi.
— J’ai prévu de rester jusqu’à demain.
— Ce serait bien que tu rentres aujourd’hui.
— Tu es encore en train de me jeter ?
— Rentre chez toi, Nico.
— Et on se revoit quand ?
— Je ne sais pas, quand on pourra.
— J’ai envie de rester.
— Et moi je n’ai pas envie qu’on se prenne encore la tête, j’ai besoin de me concentrer sur mon match de dimanche prochain.
— Tu fais chier Jérém ! Il n’y a que tes matches qui comptent ! Et moi, je fais quoi en attendant ?
— T’as qu’à aller retrouver ton Ruben.
— Mais t’es sérieux, toi ?
— Peut-être qu’il t’attend toujours, il me balance, le regard ailleurs.
— Mais c’est toi que je veux, c’est de toi dont j’ai besoin ! Je l’ai quitté pour toi !
— Moi je ne peux pas le quitter, et je le vois chaque jour.
— Pourquoi tu veux qu’on arrête de se voir ?
— Je t’aime beaucoup, Nico, mais tu vois bien qu’on n’y arrive pas. Notre histoire est trop compliquée. Pour moi, et pour toi aussi. Tu mérites mieux que moi.
— Tu es en train de me quitter, là ?
— J’ai besoin d’être seul. Tu es jaloux, et je le comprends. Mais moi je n’ai pas l’énergie de gérer ça.
— Mais Jérém… » je tente d’objecter une fois de plus.
Mais le bobrun coupe net mon élan désespéré en venant me prendre dans ses bras, et me serrant très fort contre lui.
« Prends soin de toi, Nico, il me glisse doucement.
— Je t’aime, p’tit Loup ! »
Un long soupir, et un baiser léger sur mon front. Ce sont les derniers gestes de Jérém avant de passer la porte d’entrée et de la refermer derrière lui.
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Commentaires
1FredMercredi 13 Avril 2022 à 11:40C'était couru d'avance après l'épisode mec...mais les ruptures sont toujours tristes .bon un bon point Jerem se lâche ..et parle..Répondre2YannSamedi 16 Avril 2022 à 15:46Les retrouvailles entre Nico et son père sont très touchantes.
Il est loin le temps où je me prenais à détester ce petit con de Jérém qui faisait souffrir Nico.
Que de chemin parcouru pour ce garçon, d'abord tombeur de nanas. Même s'il y avait eu quelques moments ambigus d'intimité avec son cousin et Thibault où, il lui était difficile de démêler les choses, c'est sa rencontre avec Nico qui a été le révélateur de son attirance pour les garçons. Avant, il se défendait d'être gay, et même si cela a été longtemps son tourment, il a fini par accepter sa vraie nature tout en continuant à la cacher aux autres. Une autre évolution plus récente chez Jérém, a été celle de vouloir que la virilité de Nico lui donne du plaisir. J'y vois là plus que la simple envie de partage dans le sexe. Jérém est toujours dans un processus de construction et il veut découvrir les choses, d'autres choses, toutes les choses de l'amour entre garçons.
Dans cet épisode, on voit que la virilité de Nico ne suffit plus à nourrir le fantasme du Mec que Jérém idéalise au travers de son pote Ulysse. "Tu as envie d'Ulysse comme Nico a envie de toi quand tu le baise"…"Ulysse c'est un homme, lui". La réplique est cinglante pour Nico qui réalise qu'il ne peut pas lutter sur ce terrain. Nico et Jérém sont à la fois différents, mais semblables dans ce besoin qu'ils ont d'être rassurés. Leur discussion a le mérite de la franchise. Jérém a besoin d'avancer dans ce processus de construction de sa personne et Nico ne peut visiblement plus l'aider. Ils s'aiment, ça ne fait aucun doute et c'est ce qui tourmente Jérém.
On a coutume de dire "il faut que jeunesse se fasse". Ce n'est pas que pour excuser des erreurs de jeunesse, c'est aussi pour dire qu'il faut vivre des expériences quand on est jeune pour pouvoir faire ses choix. Quoi de plus triste que de réaliser trop tard que faute d'expérience on n'a pas fait le bon choix de vie. Peut être que Jérém a besoin d'avoir d'autres expériences et que justement de ces expériences, il ressortira que le bon choix pour lui c'est Nico.
3FlorentdenobMardi 26 Avril 2022 à 10:33Toutes les bonnes choses ont une fin mais on en demanderait bien encore un peu. Récit très prenant, dialogues très justes et des scènes sensuelles qui parlent â l'imaginaire. Un seul regret : que la rupture soit déjà annoncée. J'attends en tous cas avec impatience la suite, surtout la manière dont Nico va retrouver Ruben. Tu es doué Fabien !
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